La guerre des talents fait rage en entreprise

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Les remontées de terrain disent quasi toutes la même chose: la guerre des talents fait rage en Belgique. Toutes les études statistiques le montrent: jamais le manque de main-d’oeuvre n’avait été aussi dramatique. Et pourtant, nous sommes encore loin, à l’échelle nationale, du plein emploi. Le mal est profond et va bien au-delà de la simple activation des chômeurs ou la remise au travail des malades de longue durée.

Cela fait sûrement deux décennies que le monde du travail évoque à des degrés divers la guerre des talents. Soit les efforts surhumains et, parfois, hyper-créatifs déployés par les entreprises pour attirer en leur sein des profils en pénurie. Simple statistique éclairante: depuis 2015, le Forem dresse la liste des métiers en pénurie. A sa création, elle n’était riche que de 70 entrées. Elles sont 141 en 2022.

Avec un taux de vacance d’emploi proche des 5%, la Belgique est le deuxième plus mauvais élève de la classe européenne après la Tchéquie.

Les tranchées de cette guerre ont été creusées dans tous les secteurs. Infrabel a mis quasi un an pour trouver un contrôleur de gestion, nous raconte Benoît Gilson, son CEO. BioWin, le pôle santé de la Wallonie, a mis plus de six mois à trouver un “simple” manager de projets. En Wallonie, près de 40.000 emplois sont vacants. Un record. Pour la Belgique, ce chiffre grimpe à 205.877 à fin mars selon Statbel. Avec un taux de vacance d’emploi proche des 5% (4,83%), la Belgique est le deuxième plus mauvais élève de la classe européenne après la Tchéquie. Si on examine les secteurs, le taux de vacance d’emploi est le plus important dans l’horeca, l’information et la communication, les sciences et services et la construction. Selon le dernier baromètre de Manpower, le prestataire de services RH, 76% des employeurs belges éprouvent des difficultés à pourvoir leurs postes vacants et 20% de très grosses difficultés. N’en jetez plus, la coupe est pleine!

La pandémie comme révélateur

Comment en est-on arrivé là? Il y a d’abord l’effet de la pandémie. A côté des changements profonds dans la relation des collaborateurs avec leur travail, la crise sanitaire a engendré des déplacements massifs de travailleurs. Nombreux sont ceux qui travaillaient dans les aéroports et les compagnies aériennes et qui se sont réorientés après avoir été licenciés. Début mai, il y avait 1.200 postes vacants à Brussels Airport. Fort heureusement, l’aéroport national ne devrait pas connaître un été compliqué comme Heathrow à Londres qui a été forcé de fortement limiter ses activités en raison de la pénurie de main-d’oeuvre. A la fin juin, Aviato, le centre d’emploi de l’aéroport, avait réussi à ramener le déficit à 590 postes. Soit quasiment son taux de vacance moyen, pas très glorieux non plus. Dans ce contexte, c’est évidemment l’horeca avec ses longues périodes de fermeture qui a été le plus touché. En deux ans, 97.000 personnes ont quitté le secteur. En cause? Les conditions de travail peu compatibles avec une vie de famille: horaires coupés, travail le soir et le week-end, etc. C’est un problème structurel à régler qui se double d’un déficit d’image et d’attractivité aux raisons multiples comme des gestions financières pas toujours très nettes.

L’activation de chômeurs?

Avec 433.000 demandeurs d’emploi inoccupés, on pourrait croire que les pénuries pourraient être résolues majoritairement par l’activation desdits demandeurs. Mais ce n’est évidemment pas aussi simple que ça. Des formules qui allient embauche d’un chômeur et formation ne sont pas assez valorisées.

“Il manque chez nous une véritable politique d’activation, souligne Geert Aelbrecht, chief people officer chez Besix. Nous sommes prêts à travailler à cette activation et à y investir. Le marché des ingénieurs a toujours été très serré en Belgique. Ce n’est donc pas un problème nouveau. Par contre, avec la guerre en Ukraine, celui des ouvriers est devenu très compliqué. La Belgique ne diplôme pas assez de profils techniques. Et il y a dans notre pays un manque de respect pour ces gens et leurs métiers. Les gouvernements ne font pas assez attention à cela. Beaucoup pensent toujours que le technique, c’est la lie de l’enseignement. Mais ce n’est pas vrai. J’ai un diplôme A2 en électricité et je suis devenu DRH! Et, contrairement à la croyance populaire, ce sont aussi des métiers bien payés…”

Formation

Former des chômeurs, doper les filières d’enseignement et adapter les cursus aux besoins des entreprises font évidemment partie des solutions. Mais ce n’est pas toujours simple. Les relations entre le monde académique et celui des entreprises ne sont pas toujours au beau fixe. Le premier estime souvent qu’il doit enseigner pour la société et faire des citoyens avant d’en faire des acteurs de la vie économique. Et puis, le paquebot de l’éducation change lentement de cap. Lassée d’attendre et en proie à une terrible pénurie, l’Adeb, l’association belge des entrepreneurs de grands travaux, a décidé de lancer Construlab, sa propre filière d’enseignement, dont le premier centre doit ouvrir avant la fin de l’année. L’objectif est de former 2.500 personnes d’ici à 2027. Principalement dans les six métiers où la pénurie est la plus dramatique: maçons, coffreurs, ferrailleurs, assembleurs, ouvriers routiers et chefs d’équipe. Des métiers que le secteur souhaite ouverts aux femmes.

Nous recrutons avec les dents! Nous cherchons beaucoup de profils différents et nous avons des difficultés partout.

Benoît Gilson, CEO d’Infrabel

“Elles sont trop peu présentes dans le secteur, confirme Geert Albrecht. Aux alentours des 10%, je pense. La diversité est l’avenir de notre secteur. En particulier celle liée au sexe. Activer les femmes dans la construction est une nécessité. Pour en revenir à la formation, il est crucial de sensibiliser les parents, les enfants et les professeurs aux débouchés que notre secteur offre immédiatement. Nous faisons régulièrement, via KiddyBuild, des actions dans les écoles primaires pour montrer la diversité de nos métiers et leur réalité. Nous faisons de même avec les professeurs du 1er niveau du secondaire avec TeachBuild. Mais il n’y a pas toujours de la bonne volonté de la part du milieu scolaire.”

En deux ans, 97.000 personnes travaillant dans l'horeca en Belgique ont quitté le secteur.
En deux ans, 97.000 personnes travaillant dans l’horeca en Belgique ont quitté le secteur.© getty images

Infrabel a aussi créé son propre centre de formation: l’Académie du rail. Mais pas pour les mêmes raisons que l’Adeb. “Les écoles ne forment pas à nos métiers, explique Benoît Gilson, CEO d’Infrabel. Alors, nous le faisons nous-mêmes dans un nouvel espace situé près de la gare de l’Ouest à Bruxelles. Cela nous permet de la sorte d’être moins dépendants des pouvoirs publics en termes d’activation et de formation et d’avoir du personnel bien au fait de nos réalités. Je donne moi-même des cours et mon personnel le fait aussi. C’est une façon d’activer et d’être en contact avec des recrues potentielles dans les écoles. Nous faisons aussi appel aux organismes régionaux de l’emploi pour la formation en langues. Car à Bruxelles, le bilinguisme est obligatoire, même pour un ouvrier. Enfin, nous complétons le cursus universitaire de nos ingénieurs. Car souvent, on ne leur apprend pas à gérer des budgets ou des équipes.”

Activer les niches

Sur un cadre idéal de 10.000 personnes, il manque grosso modo 700 postes chez Infrabel. Un déficit qui oblige à du bricolage pour garantir chaque jour la continuité du service public. Le recrutement n’y est pas simple malgré les perspectives d’évolution dans le groupe et un taux d’attrition très faible.

Nous recrutons avec les dents! assène Benoît Gilson. Nous cherchons beaucoup de profils différents et nous avons des difficultés partout. A chaque Région sa problématique. En Wallonie, nous subissons la concurrence des chemins de fer luxembourgeois qui offrent des conditions salariales attirantes. On a mis le talent au centre de nos démarches et nous nous focalisons sur certaines niches. Par exemple, nous engageons encore à 58 ans. Quelqu’un qui peut encore bosser 10 ans, on le prend. Nous avons aussi des accords avec des organismes qui s’occupent de personnes en difficulté. Nous y formons au codage des femmes qui viennent rejoindre nos équipes IT. Enfin, nous activons notre personnel avec une prime de 1.000 euros si l’on recrute quelqu’un qu’il a recommandé. On parvient à engager 200 personnes de cette manière chaque année.”

Même le fleuron wallon

Pas une semaine ne se passe sans que Trends-Tendances ne vous annonce une avancée wallonne dans le domaine des biotechs ou des medtechs, qu’elles se nomment Univercells, Mithra ou iTeos Therapeutics. Sans oublier que sur le territoire wallon, se trouvent les sièges ou usines de quelques solides acteurs mondiaux comme UCB ou GSK. Malgré cette attractivité, le secteur peine à recruter et les besoins en talents y sont immenses (on parle de 2.400 personnes), que ce soit dans la filière Data Science, celle des biotechnologies ou de la biopharma. On y cherche de tout. Du très qualifié comme des développeurs ou des chercheurs en R&D comme du moins qualifié tels des logisticiens ou des ouvriers de production. La pénurie actuelle est déjà un frein au développement du secteur en Wallonie. La situation est telle que BioWin, le pôle santé de Wallonie, vient de lancer une initiative inédite appelée Urgence Talents. Soutenue par le gouvernement wallon, elle allie acteurs publics et privés (Univercells, ThermoFischer, GSK, Janssen, UCB et Takeda) et vise à agir directement sur les pénuries de talents mais aussi sur les manquements en matière de formation.

L’idée derrière Urgence Talents est d’arrêter de se faire la guerre et de se piquer constamment du personnel, parfois à coup de milliers d’euros.

Sylvie Ponchaut, directrice générale de Biowin

Les besoins sont gigantesques, souligne Sylvie Ponchaut, la directrice générale de BioWin, et nous avons assez perdu de temps. L’idée derrière Urgence Talents est d’arrêter de se faire la guerre et de se piquer constamment du personnel, parfois à coup de milliers d’euros. C’est contre-productif. L’idée est de travailler ensemble pour trouver des solutions pratiques. Il s’agit, par exemple, de constituer des cohortes de gens à former, de stimuler la formation en alternance et la formation continue, de développer l’offre de stages pendant les études, de mutualiser les forces et les moyens. Par exemple, l’offre de formation continue est très morcelée et parfois, des sessions tombent faute de candidats. L’idée est de tout aligner et de remplir toutes les sessions. Enfin, agir sur l’école m’apparaît indispensable. Le secteur est innovant et performant. Ne mérite-t-on pas de l’attention dans les cursus universitaires? Les formations, chez nous, ne sont pas mises à jour en fonction de l’évolution du tissu industriel. Il y a là un vrai problème de fond que nos voisins français ou allemands ont, eux, résolu.”

Urgence Talents, financée pour trois ans, préface l’arrivée en 2025 de l’European Biotech Campus sur le site du Biopark de Gosselies. Financé à hauteur de 25 millions d’euros par la Commission européenne dans le cadre du plan de relance, il vise à former les talents nécessaires au secteur.

“Il va s’adresser aux jeunes diplômés, poursuit Sylvie Ponchaut, et à des gens qui travaillent déjà mais qui ont besoin de se former pour évoluer dans leurs entreprises. Voire éventuellement aussi à des profils atypiques qui aimeraient se reconvertir. Il y aura aussi une part d’activation de chômeurs. Le campus dispensera des formations de haut niveau dans la bioproduction de nouvelle génération ainsi que dans le numérique.”

La fonction publique et la pharma

Le 9 juin dernier dans son traditionnel baromètre RH, CBC a livré les résultats d’une très intéressante enquête menée par Ipsos. La banque a interrogé 750 jeunes actifs (18 à 32 ans) sur l’attractivité du monde du travail. Cette étude permet de se faire une idée précise des motivations de nos jeunes talents. Consolation pour la pharma, elle arrive en deuxième position des secteurs les plus attractifs derrière les services publics mais devant la santé, la banque et la mode. Les résultats confirment les remontées de terrain: importance du sens au travail (pour 86%! ) et d’une politique de durabilité de l’employeur (indispensable ou importante pour 68%), impact sociétal indispensable (pour 81%! ), structure horizontale favorisant la collaboration, l’autonomie et l’agilité privilégiée (pour 61%), etc. Chez un employeur, nos jeunes attendent surtout de la confiance et de l’écoute. En termes RH, ils sont sensibles à une juste rémunération pour les efforts accomplis (41%) mais aussi à la reconnaissance (34%). Derrière un salaire plus attractif (42%), ce sont l’équilibre vie privée-vie professionnelle (31%) et les possibilités de développement personnel (25%) qui motivent un changement d’employeur.

Attention aux STEM

D’une manière générale, les fonctions découlant des STEM (Sciences, Technologie, Engineering et Mathématiques) sont les plus touchées par les pénuries. L’European Biotech Campus va aussi servir d’outil de promotion de ces formations STEM auprès des jeunes. Dans ces fonctions, l’informatique, au sens large, est évidemment la plus atteinte par le manque de talents. Des spécialistes IT sont recherchés partout. Et pour les attirer, il faut soit avoir une histoire particulière à raconter (comme EASI et ses possibilités de devenir actionnaire) ou avoir une marque employeur forte. Car, pour terminer sur une note positive, certains n’ont pas trop de mal à recruter. Comme N-Side, la scale-up de Louvain-la-Neuve qui combine maths appliquées et technologies logicielles pour optimiser les secteurs de la pharma (elle permet une mise sur le marché plus rapide des médicaments) et de l’énergie où elle fait la part belle aux renouvelables dans les échanges énergétiques.

On arrive à recruter sans problème, sourit Maud Larochette, CFO et DRH. Septante-huit personnes sur les neuf derniers mois. Et je peux vous assurer que je ne transige pas sur les valeurs qui sont les nôtres. Parfois, quand je tombe sur plusieurs profils qui allient les compétences recherchées et les valeurs, je les engage tous. Quitte à créer un poste. Bien sûr, on aimerait toujours recruter plus mais ce n’est pas cela le frein à notre développement. Mais plutôt la capacité à faire de l’onboarding de qualité. Là est le goulet d’étranglement. Nous sommes attractifs mais nous devons être capables de bien faire atterrir les talents chez nous pour qu’ils délivrent de la valeur sans traîner. C’est crucial pour une petite boîte comme la nôtre.”

Ce qui attire les talents du monde entier chez N-Side? L’entreprise est labellisée B-Corp (elle fut la première wallonne à l’être), est en phase avec ses valeurs (care-learn-grow) et a une raison d’être qui donne du sens à beaucoup de jeunes…

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