La mission d’une entreprise va bien au-delà du profit (Marek Hudon)
De plus en plus d’entreprises décident d’intégrer les objectifs de développement durable dans leurs missions. Avec des modalités très différentes, que décortique Marek Hudon, professeur à la Solvay Brussels School.
“Je rêverais de me lever tous les matins en me disant que je vais sauver la planète. Mais ce n’est pas mon rôle. Ma vocation: c’est de créer de la valeur.” Le discours du patron du groupe Carrefour, Alexandre Bompard, a bousculé le petit monde des “entreprises à mission”, début juillet lors des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence. En effet, les dirigeants et les actionnaires de ces entreprises affirment clairement, au contraire d’Alexandre Bompard, leur volonté de combiner la recherche de performances financières (elles restent des sociétés à but lucratif) et l’engagement vers des objectifs sociaux ou environnementaux. Ce statut d’entreprise à mission a été instauré en France en 2019 (loi Pacte), il prévoit notamment une gouvernance spécifique, plus participative, et une validation du respect des objectifs par un audit externe. Dans l’Hexagone, on en dénombre actuellement 628, essentiellement des PME mais aussi quelques groupes comme Danone, Rocher ou la MAIF.
Les conditions du label B Corp sont évaluées tous les trois ans, un peu à l’image des agences de notation qui réévaluent périodiquement la performance financière des sociétés.
Des initiatives comparables existent dans de nombreux pays, avec les benefit corporationsaux Etats-Unis et en Italie ou les community interest companies en Grande-Bretagne. “Ces évolutions font exploser les différences entre les entreprises commerciales classiques et le monde associatif ou les sociétés fortement subventionnées, commente Marek Hudon, professeur d’éthique du business à Solvay et coauteur d’une étude consacrée aux “social corporations”, publiée dans le prestigieux Journal of Business Venturing. C’est une tendance lourde: de plus en plus d’entrepreneurs veulent inscrire leur activité avec un impact sociétal. Dans les incubateurs d’entreprise, les projets en développement affirment des dimensions sociétales beaucoup plus importantes qu’avant.”
En Belgique, il n’existe pas encore de cadre légal en ce domaine. Cela n’empêche heureusement pas les entreprises d’avancer, par exemple en sollicitant la certification internationale B Corp. Celle-ci est déjà octroyée à 40 entreprises belges, dont plusieurs sociétés cotées (IBA, Spadel, etc.), sur la base des actions entreprises au regard des 17 objectifs de développement durable (ODD). “Cette certification va devenir progressivement une sorte de point de contrôle de l’engagement sociétal des entreprises, un peu comme les agences de notation le sont pour leurs performances financières, estime Marek Hudon. La question est aujourd’hui de savoir: est-ce bien à des labels privés de définir les règles à suivre pour qualifier une entreprise de vertueuse? Ne serait-pas une tâche légitime des pouvoirs publics?”
Les risques d’un label…
Affirmer ses ambitions sociétales n’est pas simple pour une entreprise. La labellisation est en effet un processus long, avec une vérification des réalisations concrètes de l’entreprise. “Cela peut créer de vives tensions internes car les normes à respecter font bouger les lignes dans toute l’organisation, poursuit le professeur de l’ULB. C’est en outre une dynamique qui peut générer de violents retours de flamme si les efforts ne sont pas jugés suffisamment crédibles en interne comme en externe (ce fut le cas quand Nespresso a reçu le label B Corp, Ndlr). L’entreprise se place volontairement dans une situation de vulnérabilité. Et enfin, c’est un processus irréversible. Faire marche arrière est quasiment impossible tant ce serait désastreux pour l’entreprise qui perdrait son label B Corp ou son statut d’entreprise à mission. D’un point de vue sociétal, c’est peut-être là l’intérêt principal de ces initiatives. L’entreprise s’engage vraiment dans la durée.”
Les conditions du label B Corp sont évaluées tous les trois ans, un peu à l’image des agences de notation qui réévaluent périodiquement la performance financière des sociétés. L’évaluation porte sur 200 points et il faut être en phase sur 80 d’entre eux pour obtenir le label. Pourquoi seulement 80? Parce que l’éventail des 17 objectifs de développement durable est si large qu’il est quasi impossible d’être excellent partout. Mais à chaque évaluation, l’entreprise doit obtenir un score plus élevé pour garder le label.
… et ses avantages!
Qu’est-ce qui peut donc pousser des dirigeants à dépasser ces écueils pour devenir une entreprise à mission? La vision personnelle du fondateur ou du CEO joue souvent un rôle mais il y a de plus en plus de pressions sociétales. L’engagement d’une entreprise, ses performances environnementales ou sociales constituent désormais de vrais avantages concurrentiels, qui peuvent faire la différence tant auprès des clients que des travailleurs. “Une enquête en France a montré que 77% des salariés souhaitaient que leur entreprise devienne une entreprise à mission, pointe Marek Hudon. Dans un monde où il y a une bataille pour attirer les talents, les employeurs doivent y être attentifs. Les nouvelles générations sont très exigeantes sur ce plan même si, je ne suis pas naïf, lâcher sa voiture de société reste difficile pour beaucoup.”
Marek Hudon insiste par ailleurs sur l’importance de la dimension participative dans les entreprises à mission. En France, elle est prévue pour tout le processus visant à déterminer cette fameuse mission. Mais la dynamique ne se prolonge pas systématiquement pour l’implémentation à travers les stratégies opérationnelles, ce qui suscite quelques crispations internes. Si le modèle devait être transposé dans la législation belge, le professeur de Solvay suggère d’être très attentif à cet aspect. “Les entreprises à mission sont une réponse à la crise de la participation en entreprise aujourd’hui, au désir des jeunes générations de s’impliquer et de veiller à la cohérence entre la mission affichée et les stratégies opérationnelles de l’entreprise, dit-il. Je ne sais pas quels modèles de gouvernance vont émerger mais la question de la participation va s’amplifier.”
Pour lui, c’est de toute façon dans l’intérêt économique direct des entreprises. “Dans notre monde très incertain, il ne faut pas sous-estimer le potentiel des compétences internes, affirme Marek Hudon. Quand les chaînes d’approvisionnement sont rompues, quand les ressources se raréfient, une partie des solutions se trouvent en fait à l’intérieur de l’entreprise. Mais il faut avoir mis en place un mode de gouvernance qui fasse émerger ces solutions.”
“Anticiper la transition pour éviter de la subir”
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La filiale française du bureau de conseil aux entreprises BDO a modifié ses statuts l’an dernier pour devenir une entreprise à mission. La branche belge de BDO avance dans la même direction et vient d’entamer le long processus en vue de l’obtention d’une certification B Corp, attendue en 2023 ou 2024.
“C’est une question de cohérence, dit Pierre Poncelet, partner en charge de la durabilité chez BDO Belgique. Il est un peu difficile d’expliquer à un client qu’il doit améliorer sa gouvernance, son efficacité énergétique ou sa diversité inclusive sans faire nous-mêmes cette démarche. Même si, évidemment, les enjeux ne sont pas les mêmes pour un bureau d’audit et de conseil et pour l’industrie.”
Pour Pierre Poncelet, la lame de fond est bien là. D’un côté, clients et travailleurs sont de plus en plus exigeants sur la durabilité. De l’autre, les directives européennes pousseront les entreprises à rapporter de manière toujours plus précise sur leurs performances environnementales, sociétales et de gouvernance. “La transition génère une dynamique positive pour les entreprises qui s’y engagent, poursuit Pierre Poncelet. Mais quand la majorité des entreprises auront effectué leur virage, cela deviendra très compliqué pour les autres. Celles qui tardent ne vont pas bénéficier de la transition mais la subir. Avec un risque réel de ne plus être pertinentes sur le marché.” Ce spécialiste ne conseille pas à ses clients d’affronter simultanément les 17 objectifs de développement durable. “Une optique trop large, c’est la porte ouverte au greenwashing, dit-il. Il est impératif de commencer par les éléments que l’entreprise, et l’écosystème qui gravite autour, peut maîtriser dans le temps. Et après, on élargit progressivement. L’élément crucial, c’est l’impact et il est clair qu’on ne peut pas avoir un impact de la même intensité sur tout.”
Philippe Foucart: “Le plus gros impact provient de nos métiers de base”
L’entreprise d’ingénierie industrielle Technord (Tournai) a obtenu la certification B Corp l’an dernier. “Quand il a créé l’entreprise, il y a plus de 30 ans, mon père avait mis en avant l’aspect social, il veillait vraiment au bien-être au travail, explique le CEO Philippe Foucart. Il agissait aussi pour le développement de tout le bassin de vie autour de l’entreprise, à travers des dons et du bénévolat. De mon côté, j’ai développé l’aspect environnemental en essayant de faire en sorte que Technord contribue à ce que la planète se porte un peu mieux avec nous que sans nous. La certification B Corp est aujourd’hui une forme de reconnaissance du triple impact – social, sociétal et environnemental – de Technord.”
Philippe Foucart concède que le processus de certification est “très contraignant” et qu’il faut avancer des éléments pertinents pour démontrer de manière convaincante les impacts des politiques de l’entreprise. “Cette exigence nous intéresse, tout comme la continuité nous intéresse, dit-il. Nous devrons améliorer notre score à l’avenir pour conserver le label et c’est une bonne chose que de s’inscrire dans la durée. Technord figure parmi les précurseurs de la certification B Corp en Belgique et nous en sommes très fiers.”
Cela peut a priori étonner de la part d’une entreprise travaillant pour des secteurs industriels encore très traditionnels. “Nous avons nous-mêmes été surpris de constater que le plus gros impact provenait en fait de nos métiers de base, poursuit Philippe Foucart. Quand nous aidons un client à réduire sa consommation d’énergie, à améliorer les performances de ses systèmes automatisés ou à réduire le gaspillage, nous avons un impact très positif et que nous ne valorisions peut-être pas assez.” Technord peut donc aider ses clients à obtenir, eux aussi, une certification de type B Corp.
Le label peut aussi s’avérer utile sur le marché de l’emploi. L’entreprise n’hésite pas à mettre en avant les impacts certifiés de ses actions et de ses différents métiers pour attirer ou conserver des talents. “Cela a un effet très solide sur la population jeune, soucieuse du sens de leur travail, conclut Philippe Foucart. Mais bon, ce n’est pas une baguette magique non plus, nous ne recevons pas 300 C.V. par jour depuis que nous avons le label B Corp.”
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