Ces “mafias” qui tissent le microcosme belge de la tech

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Dans le sillage des start-up techs ambitieuses naissent de temps à autre des écosystèmes forts. Des galaxies de start-up fondées par leurs anciens employés, les élèves dépassant parfois les maîtres. Ce sont les “mafias” de la tech. Et l’on en trouve plusieurs en Belgique…

Le point commun entre Elon Musk, Peter Thiel, Reid Hoffman, trois méga-stars de la tech mondiale? Ils font tous les trois partie de la “mafia PayPal” et ont fait fortune grâce à leurs projets ambitieux. Dans la tech, le concept de “mafia” est bien connu et fascine. Il s’agit de l’ensemble des anciens employés de start-up très en vue qui se sont, ensuite, lancés dans des défis entrepreneuriaux en créant leur propre entreprise à succès. Ces “alumni” de PayPal ont lancé de nombreux projets. Elon Musk s’est lancé dans les voitures électriques, les panneaux solaires, l’envoi de satellites, etc. Pieter Thiel a cru dans l’investissement et s’est très tôt intéressé à Facebook, par exemple, tandis que Reid Hoffman a fondé un réseau social du nom de… LinkedIn dont il est resté CEO de 2003 à 2007.

L’émergence d’une mafia n’est pas forcément conditionnée à un succès phénoménal de la société.

Ce concept de “mafia” trouve aussi, à son échelle, une déclinaison belge. Certaines entreprises techs emblématiques sur notre territoire ont aussi essaimé et propulsé un certain nombre d’entrepreneurs. De la mafia Netlog Si l’on remonte un peu, on peut citer le petit labo belge d’eBay Belgique piloté par Tanguy Peers dont plusieurs employés ont par la suite endossé des fonctions de haut niveau chez Airbnb au niveau mondial, Immoweb, Veepee, etc. Ou encore l’écosystème Skynet d’où sont sortis Bart Becks, Gilles Bindels (Radionomy, Social Lab…), Alexis Lebedoff (Facebook Belgique), Dominique Mangiatordi (Globule Bleu, Proximedia, Opp…), etc.

437 millions

En dollars, le montant total levé par la “mafia eFounders” pour développer les différentes start-up.

Mais dans l’univers des start-up pur jus telles qu’on les connaît aujourd’hui, tout part de l’exemple Netlog, ce réseau social gantois fondé par Lorenz Bogaert et Toon Coppens qui avait rencontré un vif succès d’audience. Fondé en 1999, il aurait, en une dizaine d’années, atteint pas loin de 90 millions d’utilisateurs avant de décliner et de se faire racheter en 2011. La dynamique start-up gantoise a clairement été l’un des ingrédients dans la popularisation d’un écosystème de la tech à Gand. C’est en effet dans ses alumni que l’on compte les fondateurs de quelques-unes des jeunes pousses les plus populaires. A commencer par Showpad: la star flamande des jeunes pousses techs est en effet une spin-off du studio d’applications mobiles In The Pocket, lancé par Pieterjan Bouten (qui avait été head of business development EMEA chez Netlog pendant trois ans) et Louis Jonckheer (qui a passé un peu plus d’un an chez Netlog comme strategic partnership manager). Mais Showpad est loin d’être la seule star née de Netlog. Le spécialiste de la digitalisation des notes de frais Xpenditure (rachetée par Sodexo en 2017), Engagor, Realo ou Unix Solution font partie de la trentaine de projets issus directement ou indirectement de l’écosystème Netlog. Rien que cela!

Les mafias sont le signe d’un écosystème mûr.

Quentin Nickmans (eFounders)

Tout récemment, le start-up studio franco-belge à succès eFounders a aussi fait l’exercice d’analyser son “empreinte” parmi ses alumni. Et à côté des 34 start-up lancées par le studio (dont Front, Spendesk et Aircall), pas moins de 46 entreprises seraient nées de sa mafia, fondées par une quarantaine d’entrepreneurs. Dont neuf belges. Parmi eux, Simon Polet qui a cofondé Merchery, Vincent Ghyssens, ayant rejoint les fondateurs de Cohabs qui a levé 88 millions de dollars pour imposer son coliving branché. Ou encore Valentin Haarscher et Naël El Berkani, fondateurs d’Easop, qui a levé 2,5 millions dollars, ou David Jeusette, cofondateur de Colette.club, qui a bouclé un tour de table de 3 millions d’euros. Le start-up studio a par ailleurs fait l’exercice de totaliser le montant total levé par la “mafia eFounders” pour développer les différentes start-up: 437 millions de dollars. Certains esprits chagrins pointeront que le studio a établi les contours de sa mafia de manière très large en y intégrant certains entrepreneurs qui y ont joué un rôle de partenaires ou consultants mais sans avoir vraiment fait partie du studio. Qu’importe: la dynamique est indéniable et réelle.

Contacts informels

Si le studio star fondé par Thibaud Elzière et Quentin Nickmans s’enorgueillit de mettre en avant l’écosystème qui s’est créé autour de lui alors que le studio lui-même compte pas moins de trois licornes, c’est pour montrer l’effet indirect de la dynamique eFounders. “Les mafias sont le signe d’un écosystème mûr, avance Quentin Nickmans, car elles signalent que les alumni de start-up ont été récompensés financièrement par leur première expérience, et ont ensuite réinvesti cet argent, mais aussi leurs connaissances, dans des expériences entrepreneuriales ultérieures.”

La revente de Real Impact Analytics en 2021 n’a pas été à la hauteur des attentes initiales. Son plus gros succès pourrait bien résider dans “sa mafia”.

Ces mafias ne sont généralement pas structurées en tant que telles. Elles n’organisent pas formellement de “club des anciens”, de repas ou des investissements quelconques entre “alumni”. Au contraire, “tout est très informel, confirme le cofondateur d’eFounders. Nous n’avons pas de contacts réguliers avec tous les anciens dans le cadre de leur projet, mais le réseau et les liens interpersonnels se sont tissés au sein de l’écosystème et continuent d’exister. Au moins, toutes les personnes disposent d’un accès avec le réseau d’eFounders et des anciens d’eFounders“. Et les liens au sein de la mafia ne sont pas qu’abstraits pour autant. Au démarrage des nouveaux projets, les “anciens” se tournent souvent vers leur réseau le plus proche dans l’écosystème pour valider des idées, demander des conseils, voire trouver des fonds. Les fondateurs d’eFounders qui jouent également les business angels ont ainsi investi dans des projets de leurs alumni. “Il est naturel que les entrepreneurs se tournent vers leur premier cercle, observe Quentin Nickmans. Et l’on est tous ouvert et à leur disposition pour répondre à des questions, donner des conseils. Certains projets sont nés dans nos bureaux et l’on a revu des maquettes de l’un ou l’autre. C’est très informel mais bien réel.”

Netlog En 2008, Lorenz Bogaert et Toon Coppens recevaient le prix de l'entreprise de l'année. Après le rachat en 2011, l'écosystème de Netlog a donné naissance à une trentaine de projets.
Netlog En 2008, Lorenz Bogaert et Toon Coppens recevaient le prix de l’entreprise de l’année. Après le rachat en 2011, l’écosystème de Netlog a donné naissance à une trentaine de projets.© belgaimage

L’émergence d’une mafia n’est pas forcément conditionnée à un succès phénoménal de la société. L’exemple de la start-up bruxelloise spécialisée en analyse de données télécoms Real Impact Analytics (RIA, devenue Riaktr) est à ce titre révélateur. Si la jeune pousse fondée par Sébastien Deletaille et Loïc Jacobs van Merlen a attiré l’attention médiatique et des investisseurs et a connu une importante croissance (plus de 130 collaborateurs au meilleur de sa forme), sa revente en 2021 n’a pas été à la hauteur des attentes initiales: à savoir 10,4 millions cinq années après une levée à 12 millions. Mais qu’à cela ne tienne: le plus gros succès de Real Impact Analytics pourrait bien résider dans “sa mafia”. C’est en effet de son écosystème que sont nées quelques start-up techs très prometteuses. Accountable, l’appli de comptabilité pour indépendants, a été fondée par Nicolas Quarré et Alexis Eggermont, deux anciens de Riaktr. La start-up, présente en Belgique et en Allemagne, compte 30 personnes et a déjà levé un total de 10 millions d’euros. Les start-up Geopostcodes, Clair, Jetpack ou encore Javry ont aussi été lancées par des anciens de RIA. Sans oublier la création de l’appli santé Rosa par Sébastien Deletaille. On peut citer également Max Parmentier, brièvement passé par Riaktr (quatre mois) qui a cofondé la plateforme de santé Birdie à Londres et a levé 30 millions de dollars en série B auprès d’investisseurs comme Sofina ou Index Venture.

L’ambition insufflée comme point commun

Si ce n’est pas le succès de l’entreprise qui définit l’émergence d’une mafia, c’est probablement “l’esprit qui règne dans la start-up, analyse Nicolas Quarré, ancien de Riaktr et désormais cofondateur et CEO d’Accountable. La mafia naît de l’ambition du projet initial qui ouvre la voie. Loïc et Sébastien m’ont montré, quand j’avais 23 ans, que l’on peut viser grand, avoir une vision internationale et se fixer l’objectif de devenir un leader européen, voire mondial. Sept années passées au sein d’une start-up en forte croissance et dotée de cette ambition m’ont fortement influencé. Et nous a donné, pour le lancement d’Accountable, une longueur d’avance sur les problèmes que l’on allait pouvoir rencontrer. Cela nous a permis d’anticiper pas mal d’étapes dans la création et la croissance de cette société”. Et le patron d’insister sur le fait que la valeur d’une mafia est réelle même si les alumni se lancent dans des projets et des marchés différents, des clients ou des investisseurs différents. “Je remarque une forme d’émulation positive au niveau de l’ambition, continue Nicolas Quarré. Et beaucoup de partage informel car outre une ambition similaire acquise dans notre expérience précédente, nous partageons des défis communs en termes de modèle d’acquisition, de croissance ou de levée de fonds, par exemple. Dans le réseau, on partage les succès et les doutes que l’on rencontre. Ce sont des relations amicales.” Et parfois financières puisqu’au lancement d’Accountable, le cofondateur de Real Impact Analytics, Loïc Jacobs van Merlen, a investi dans le projet de ses anciens employés.

Attirer l’attention et crédibiliser

Dans l’univers des start-up, la mentalité anglo-saxonne d’apprentissage de l’échec tient une place importante. Et le passage, en tant qu’employé, dans une entreprise à forte croissance constitue en soi un atout majeur auprès des différents intervenants du milieu. Même en cas d’échec. La faillite retentissante de Take Eat Easy en 2016 en a témoigné. Si un certain nombre d’observateurs se sont indignés du modèle de la jeune pousse et de son explosion, le milieu de la tech a, inversement, salué le parcours et l’ambition des fondateurs et de leurs équipes. Aussi, le microcosme numérique belge s’est mobilisé pour recruter les profils restés sur le carreau, convaincu que l’expérience de croissance ultra-rapide et d’internationalisation avait permis à ses équipes un apprentissage valorisable. Un fichier Excel avait été réalisé avec les listes d’e-mails et des infos sur les employés et ce fichier avait tourné dans l’écosystème pour faire connaître les profils des employés. Certains ont trouvé des jobs chez Vente-Exclusive, BePark, Selinko, Proxistore, Woorank, pour ne citer que quelques exemples. Si la start-up bruxelloise de livraison n’a pas donné naissance à une mafia vraiment grande de créateurs d’entreprises (on peut forcément citer Cowboy, DoctorAnytime…), son empreinte dans le microcosme belge du numérique est réel grâce à la centaine d’employés belges disséminés dans de nombreuses boîtes du digital (Odoo, Lab-box, BePark, Amazon Web Services…).

Après la faillite de Take Eat Easy, le microcosme numérique belge s'est mobilisé pour recruter les profils restés sur le carreau.
Après la faillite de Take Eat Easy, le microcosme numérique belge s’est mobilisé pour recruter les profils restés sur le carreau.© belgaimage

La valeur de la mafia peut également aussi venir du “marketing” qu’elle permet de réaliser. Dans certains cas, se revendiquer d’une aventure entrepreneuriale en vue permet d’attirer le regard, d’ouvrir des portes voire de crédibiliser une start-up. Si eFounders communique aujourd’hui sur la création de sa mafia, ce n’est probablement pas anodin alors que le secteur de l’investissement est à la peine. “Lever des fonds aujourd’hui se révèle très compliqué, nous témoigne un entrepreneur (à succès) en plein tour de table. Les fonds nous challengent bien plus qu’auparavant, se montrent hyper pointilleux, voire prudents. Et les valorisations des entreprises sont systématiquement revues à la baisse. Et pas qu’un peu.” Qu’eFounders affiche et formalise sa mafia peut avoir un effet positif sur le studio lui-même comme sur les entrepreneurs qui en sortent. Pour le studio qui dispose d’un solide track record interne avec ses trois licornes et ses 34 entreprises créées, montrer l’impact plus général au travers de sa mafia renforce encore la pertinence de son modèle et notamment sur les spin-off qu’il a créées: Logic Founders, spécialisée dans la fintech et 3Founders, spécialisée dans le web 3.0. Ce qui peut venir à point si le studio compte lever des fonds ou réaliser des opérations financières dans les mois qui viennent. Quant aux start-up de sa mafia, disposer du tampon “eFounders” ne peut que leur permettre de se crédibiliser et d’attirer l’attention. Le succès phénoménal et à répétition du start-up studio franco-belge est largement connu et apprécié de l’écosystème tech. Et pas seulement en Europe. Les fondateurs et leurs équipes sont parvenus à convaincre les plus grands noms de l’investissement américains et mondiaux. Inutile de dire que de se revendiquer de la mafia eFounders constitue de toute évidence un élément différenciateur positif.

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