Le business de la flemme: comment Amazon, Netflix, Deliveroo profitent de notre fainéantise

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Christophe Charlot
Christophe Charlot Journaliste

Paresse, impatience, manque de temps, agacement rapide, etc., les nouveaux défauts du consommateur moderne ne sont pas simples à contrecarrer pour les entreprises. Pourtant, ils offrent d’innombrables opportunités business. Banques, acteurs du numérique ou spécialistes de la livraison le comprennent.

“Voir l’extérieur et rencontrer des gens me fait terriblement plaisir: voilà un bon moment que je ne suis pas sorti de chez moi.” Ce dessinateur qui assiste au lancement de son livre dans une librairie bruxelloise n’est pourtant plus en confinement depuis des mois. “Mais en tant que graphiste indépendant qui bosse de chez moi, je n’ai pas forcément de nécessité de sortir de la maison sauf exceptionnellement, pour quelques achats bien spécifiques. Le reste, je me le fais livrer.

Est-ce la paresse qui convainc les citadins adeptes de la livraison de payer le même prix que pour manger dans un resto où ils bénéficient du service et de l’ambiance? Probablement.

Panier repas, courses alimentaires livrées à domicile depuis le supermarché, matériel de dessin sur Amazon: ce dessinateur fait venir à lui tout ce dont il a besoin depuis son smartphone ou son ordinateur. Et pour se faire plaisir? Des sushis grâce à Deliveroo ou Uber Eats, suivis d’un bon film en streaming sur l’écran géant de son salon. Et même pour un achat de dernière minute, il peut se faire livrer un paquet de beurre ou une bouteille de lait grâce à l’une de ces plateformes de livraison ultra-rapide comme il en existe de plus en plus.

Depuis quelques années déjà, le consommateur roi, habitué à toujours plus de propositions alléchantes, se montre de plus en plus exigeant. Il veut tout, tout de suite et sans devoir sortir “inutilement” de chez lui. De plus, il ne veut pas s’ennuyer avec des tâches ingrates ou que d’autres peuvent faire pour lui – pour autant que son budget le lui permette. Il faut dire que certaines études sérieuses tendent à prouver que la flemme fait intégralement partie de notre capital génétique. Résultat? Les entrepreneurs les plus malins ont rebondi sur la tendance à la paresse et à quelques autres “défauts” modernes du consommateur pour développer de nouvelles offres.

Flemmez, votre banque s’en occupe…

S’il peut choisir entre mener une longue recherche pour trouver la meilleure offre d’énergie ou obtenir une analyse toute faite et fiable, il y a peu de chance qu’un consommateur se mette à trifouiller dans les conditions générales d’un contrat. La flemme! Voilà le postulat de départ des nombreux comparateurs de prix qui se sont développés ces dernières années sur le net. Et les nouvelles générations de ces outils vont plus loin: l’outil OneView d’ING compare des offres (énergies, télécoms, etc.) et promet aux utilisateurs de réaliser pour eux l’ensemble des démarches de changement. Plus de paperasse, plus de souci administratif ou de gestion…

C’est aussi sur la “flemme” des boursicoteurs que surfe Re=bel, la plateforme de trading de Belfius: son application permet aux investisseurs paresseux de se “faire inspirer” pour leurs achats d’actions. Et ils ont l’embarras du choix pour limiter leurs propres recherches avant de sélectionner ces actions: se laisser guider par des thèmes d’investissements qui leur tiennent à coeur, suivre des experts ou se laisser porter par les analyses et recommandations de partenaires triés sur le volet.

Les pros vous diront qu’ils veulent “simplifier la vie des gens” et non pas qu’ils veulent les laisser flemmarder tranquillement, bien sûr. Ils parlent de “convenience” ou de la fameuse “expérience utilisateur” et avancent sans cesse les termes de ” seamless” ou “sans friction”. Ce vocabulaire, les géants du numérique et de l’e-commerce comme Amazon, Google ou Facebook en ont fait leur mantra. Ils construisent leurs produits et le parcours de leurs utilisateurs de sorte que rien ne puisse freiner ceux-ci dans leur démarche ou les détourner de la plateforme. Et bien sûr, aucun mauvais moment ne doit venir contrecarrer leur acte d’achat.

Dans l’univers internet, on l’a compris aisément. Prenons le cas d’un site d’e-commerce comme Amazon. La firme de Jeff Bezos est passée maître dans l’art de raccourcir au maximum le parcours et le temps entre le surf “découverte” et le moment de réaliser la transaction. Le géant de l’e-commerce a tout fait pour cela. Il a par exemple été le premier à mémoriser les informations des cartes bancaires de ses clients afin qu’ils ne perdent pas de temps à valider leurs achats. C’était le fameux bouton d’achat “en un clic”. Car combien de consommateurs ne se sont pas arrêtés en plein processus au moment de sortir leur carte de crédit, d’utiliser un digipass ou de confirmer leur identité? Et l’on ne parle pas de l’immense travail d’ergonomie de tous les magasins en ligne qui ont bien compris l’enjeu de la facilité désirée par les consommateurs.

Cette obsession de la facilité ne se cantonne bien sûr pas à la partie numérique du business. Elle s’impose dans la vie réelle des clients. Cela signifie que nombre d’entreprises, géants d’internet et start-up en tête, multiplient les initiatives pour y arriver: possibilité de commander différentes tailles de jeans et de renvoyer ceux qui ne conviennent pas, frais de port gratuit, etc. Tout est fait pour pousser à l’acte d’achat.

Shopping Faire ses courses soi-même, bientôt un geste totalement dépassé?
Shopping Faire ses courses soi-même, bientôt un geste totalement dépassé?© Belgaimage

Paresse + manque de temps = livraison

Mais à la simplicité d’usage (et donc la paresse face à des actions jugées trop “compliquées”) s’ajoute, depuis quelque temps déjà, la promesse d’un autre luxe: celui du temps. Quel plus grand confort dans la vie des citadins que celui d’avoir du temps pour faire ce dont ils ont envie?

Rentré crevé du boulot, ce couple de deux enfants ne se retrouve dans la cuisine que vers 20h30, une fois que les bambins sont au lit. Envie de cuisine? “Non, la flemme.” Heureusement, les rois du digital ont pensé à eux. Un gars comme Will Shu, le fondateur de Deliveroo, a réussi à imposer le concept de la livraison de plats de restaurants un peu partout dans le monde. En quelques clics sur l’écran du smartphone, la commande est passée. Est-ce la paresse qui convainc les citadins adeptes de la livraison de payer le même prix que pour manger dans un resto où ils bénéficient du service et de l’ambiance? Probablement. En tout cas, cela fonctionne: pour le premier semestre, Deliveroo a enregistré une augmentation de 82% de son chiffre d’affaires et les commandes ont doublé en un an.

Mais en matière de loisirs aussi, ceux qui peinent à trouver la force de sortir de chez eux ont trouvé une réponse adéquate. Plus besoin d’aller au ciné ou de passer dans une librairie: ils peuvent s’appuyer sur la télécommande de leur vie (comprenez: leur smartphone) pour passer du bon temps avec un bon film sur Netflix ou Disney+, un bouquin sur Kindle ou autre liseuse, ou, pour la musique, n’importe quel morceau sur Spotify. Voilà quelques années en effet qu’il n’est plus nécessaire de sortir de chez soi: quelques clics suffisent pour télécharger toutes sortes de contenus. “Le livre électronique offre beaucoup d’avantages pour ses adeptes, pointe Thibault Léonard, CEO de Primento, partenaire numérique des éditeurs. Disponibles 24h/24, instantanés, ils ne prennent pas de place et évitent de devoir se déplacer pour mettre la main sur le livre. Cela explique que l’eBook continue d’enregistrer des croissances de 5 à 10% par an.”

La grande distribution s’y est mise aussi

Inutile de dire que s’ils savent se priver de moments agréables comme un bon resto pour se faire livrer, les consommateurs n’ont aucune peine à se passer d’activités bien moins ludiques, comme passer des heures dans les supermarchés alors que des gens font les courses pour vous et vous les livrent. Même les Caddy Home (Delhaize) et consorts, ces services “offerts” par la grande distribution aux flemmards qui ne veulent plus se rendre dans les rayons de leur supermarché pour trouver une boîte de petits pois, sont depuis quelque temps ringardisés par de nouvelles offres. C’est même la nouvelle hype du moment: Deliveroo, Gorillas, Uber Eats partent à l’assaut. La promesse? Une livraison ultra-express sur un assortiment de quelques milliers de produits de base. Dix ou quinze minutes, pas plus, promet Gorillas, une start-up allemande qui s’est récemment installée à Bruxelles et Anvers. Le consommateur télécharge une application et peut, pour 1,8 euro, se faire livrer ce qui lui fait plaisir.

Les
Les “DINK” (“dual income no kids”), les couples sans enfants, autrement dit les 30-50 ans dotés d’un certain pouvoir d’achat, sont la nouvelle cible.© Getty Images

Ces acteurs se multiplient. “Ils viennent en réalité se greffer et optimiser un système existant dans l’univers de la distribution, analyse Pierre-Alexandre Billiet, CEO de Gondola, groupe d’information spécialisé dans le retail. Ces acteurs ne disposent pas d’un grand centre logistique global mais se font livrer par de grands acteurs (comme Colruyt pour Gorillas) dans des petits entrepôts de 300 m2 environ. Cela signifie qu’ils ne peuvent pas exister sans la distribution traditionnelle.” Mais ces acteurs traditionnels répliquent et s’attaquent à leur tour à la livraison ultra-rapide: Carrefour, par exemple, a lancé Carrefour Sprint la semaine passée. Une manière pour eux de ne pas passer à côté d’une évolution réelle auprès d’un certain public: les “DINK”, pour dual income no kids, les couples sans enfant(s), autrement dit les 30-50 ans dotés d’un certain pouvoir d’achat et qui sont pressés. “Ceux-là sont les plus concernés et ont la perception qu’ils peuvent gagner du temps, embraie les spécialistes du retail. Les nouveaux acteurs de la livraison pensent pouvoir leur imposer de nouvelles habitudes.” Des ados mal payés à vélo.

Que faisons-nous du temps gagné à ne pas faire nos courses ou à ne plus cuisiner?

La livraison a le vent en poupe dans les grandes villes. La plupart des grands acteurs y croient dur comme fer. Mais ils ne sont pas les seuls: les investisseurs aussi. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les gigantesques levées de fonds de ces nouvelles “stars” du créneau. Flink, jeune pousse allemande créée en 2020, a levé 200 millions d’euros. Son concurrent (allemand aussi) a annoncé un funding de 244 millions tandis qu’une start-up turque (Getir) a décroché 454 millions et que le spécialiste américain du genre (Gopuff) a levé pas loin d’1,2 milliard. Et l’on ne parle pas du milliard levé par la britannique Deliveroo.

Reste que ces business construits sur la paresse du consommateur recèlent une série de dangers bien réels. D’abord, sur les centres-villes qui subissent de plein fouet l’impact des livraisons à tout-va: même si le vélo cargo monte en puissance, les allers et venues des camionnettes au service de l’e-commerce représenteraient encore pas moins de 20% des émissions de CO2 dans les grandes villes, avec les colis Amazon ou Zalando, les box repas d’Hello Fresh, les plats de resto livrés par Deliveroo ou les courses via Gorillas. Sans compter l’impact sur les nombreuses boutiques qui peinent à attirer du monde en ville, comme en témoignent les emplacements commerciaux vides, toujours plus nombreux dans les villes belges et jusqu’à 20% dans certains quartiers bruxellois.

Livreurs à vélo Leurs conditions de travail sont mises en cause: revenus faibles, grande dépendance, risques encourus, etc.
Livreurs à vélo Leurs conditions de travail sont mises en cause: revenus faibles, grande dépendance, risques encourus, etc.© BelgaImage

Ensuite, viennent toutes les questions qui entourent les “mollets” de nos livraisons. Uber Eats, Deliveroo, Gorillas et les autres travaillent avec de nombreux livreurs, souvent à vélo, qui est le moyen de transport de choix pour se faufiler partout et éviter les embouteillages. Cela fait quelques années que leurs conditions de travail sont questionnées: revenus faibles, dépendance aux plateformes, risques encourus. Même si les entreprises comme Uber et Deliveroo prennent une série de mesures pour améliorer la situation (assurance, etc.), le chemin à parcourir reste long. Une toute récente étude de la VUB a dressé un bilan bien sombre des conditions des livreurs. “Ils ont effectivement des emplois plus précaires que les autres travailleurs, analyse Elief Vandevenne, chercheuse à la VUB. Cela notamment en raison de leurs contrats précaires, des horaires de travail longs et irréguliers, de l’absence de sécurité sociale et des salaires moyens faibles et instables”. Selon l’étude, de nombreux coursiers bruxellois ne sont pas nés en Belgique (43%) ou ont des parents issus de l’immigration (22%). Quelque 16,3% d’entre eux seraient au chômage et 9,8% travailleraient exclusivement comme coursiers. La chercheuse pointe également un phénomène inquiétant: la location de comptes, qui constituerait une pratique courante à Bruxelles. “Les coursiers qui ne peuvent pas créer de compte (par exemple parce qu’ils n’ont pas de permis de séjour valide) louent alors un compte et travaillent sous un autre nom, observe Elief Vandevenne. Cela se fait généralement via des groupes de coursiers, sur les médias sociaux.”

Gagner du temps pour devenir con?

Enfin, quel peut-être l’impact humain de tous ces services surfant sur la paresse du client? “Tout est fait aujourd’hui pour qu’on ait de moins en moins d’efforts à faire, estimait récemment Benjamin Lubszynski, psychothérapeute, dans Le Figaro. On veut supprimer l’effort en oubliant que l’oisiveté est parfaitement délétère pour le moral, cela se vérifie psychiquement tous les jours.” A plus forte raison quand ces services modernes rabattent les cartes des interactions sociales: à moins sortir dans les magasins, au cinéma, etc., l’humain ne se laisse plus la chance d’effectuer de nouvelles rencontres, de se laisser surprendre par de nouveaux contacts, de croiser des inconnus, etc. Or, selon une étude de l’Université de Chicago de 2020, plus les relations sociales d’un individu sont nombreuses, moins il risque la dépression. En effet, les chercheurs soulignent que la diversité des échanges d’une personne la stimule davantage et permet un développement personnel plus important. Etonnamment, parce qu’elles permettent ces interactions, les villes afficheraient, selon l’étude, des taux de dépression moins élevés que la campagne où les gens sont plus isolés et moins en contact. Pour gagner du temps et parce qu’ils succombent à une certaine dose de flemmardise, les citadins feront-ils mentir cette statistique à l’avenir? Et surtout, pour quel gain final? Que faisons-nous du temps gagné à ne pas faire nos courses ou à ne plus cuisiner? Il y a quelques années, le philosophe français Michel Serres soulignait que nous avions gagné 3h37 de vie… par jour, comparé à nos lointains ancêtres. Et il pointait que ce temps gagné correspondait au temps passé… à regarder la télévision. “L’espérance de vie qu’ils ont gagnée, les gens la perdent… à devenir cons“, ironisait-il. De quoi faire réfléchir au moment de passer commande sur son smartphone…

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