Faut-il sanctionner les chômeurs?

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Un front commun de partis politiques réclame un durcissement des mesures à l’égard de ceux qui refusent de travailler. Les experts insistent sur la nécessité de mener cette politique d’activation, mais aussi de revaloriser la formation. Attention, ce débat réclame des nuances.

Il faut serrer la vis contre les chômeurs et durcir les sanctions à l’encontre de ceux qui refusent un emploi, en supprimant les allocations après deux ans. Ou, à tout le moins, imposer un “emploi de base” aux chômeurs de longue durée. Quant à la réforme fiscale, en cours de négociation, elle devrait privilégier les bas et moyens revenus, mais ne pas favoriser les allocataires sociaux.

Sur fond de congrès en Flandre et de campagne électorale anticipée, les chômeurs et les inactifs ont été au cœur d’un tir de barrage politique ces dernières semaines. Une ligne de fracture oppose partisans et détracteurs de ces mesures fermes.

Le sujet est épineux. En Belgique, deux réalités existent en matière de marché de l’emploi: un Nord proche du plein-emploi et un Sud où persistent de trop nombreuses zones de déshérence économique. En outre, les mesures précédentes visant à activer les chômeurs ont notamment eu pour effet de faire exploser le nombre de malades de longue durée. La quadrature du cercle?

Un front commun politique

Pour atteindre le sacro-saint objectif d’un taux d’emploi à 80% en 2030, de nouvelles mesures s’imposent. Un front commun rallie la majorité des partis flamands, ainsi que le MR et Les Engagés du côté francophone, pour réclamer une approche plus ferme à l’encontre de ceux qui restent en marge des circuits du travail. Une nécessité, disent-ils, pour maintenir le système à flot. Le PS, qui détient les portefeuilles de l’Economie et du Travail au fédéral et en Wallonie, rechigne.

Conner Rousseau, président de Vooruit, parti frère du PS, propose d’imposer un “job de base” aux chômeurs qui ne trouvent pas d’emploi après deux ans. “Moins de 5% des demandeurs d’emploi ont suivi une formation au cours de l’année écoulée et seuls 13% d’entre eux ont dû se soumettre à une obligation de recherche d’emploi durant cette même période, justifie-il. On n’accompagne toujours pas assez les demandeurs d’emploi dans leur quête.”

L’idée fait bondir les socialistes francophones. “Se prétendre de gauche et proposer une politique de droite”, ironise Ahmed Laaouej, à la tête de la fédération bruxelloise du PS. Le monde socialiste fracturé: ce n’est, à vrai dire, pas une nouveauté dans ce dossier où son aile flamande a toujours plaidé en faveur d’une activation renforcée des demandeurs d’emploi. C’est d’ailleurs l’actuel vice-Premier ministre Vooruit au fédéral, Frank Vandenbroucke, qui avait initié les premières politiques en la matière, inspiré par son séjour à Oxford.

Réformer la formation

“Je trouve cela un peu facile de rejeter la responsabilité de la situation sur les chômeurs, s’indigne Muriel Dejemeppe, professeur d’économie à l’UCLouvain et spécialiste reconnue du marché du travail. C’est une caricature de dire qu’ils ne cherchent pas de travail ou qu’ils n’acceptent pas ce qu’on leur propose. Ce qui m’agace, c’est que quand ils tirent sur les chômeurs, les responsables politiques se dédouanent, en réalité, de leurs responsabilités.” La chercheuse vise, notamment, l’incapacité chronique de nos dirigeants à réformer suffisamment la politique de formation.

“Depuis les années 2000, plusieurs réformes ont responsabilisé les demandeurs d’emploi.”

Si la professeure de l’UCLouvain s’exprime de la sorte, c’est parce ses travaux l’ont amenée à évaluer les mesures prises jusqu’ici. “Il est faux de dire que l’on n’a rien fait, rappelle-t-elle. Depuis les années 2000, plusieurs réformes ont responsabilisé les demandeurs d’emploi. Dès 2004, Frank Vandenbroucke a réformé le système dans le sens d’une plus grande activation: si vous ne démontrez pas que vous cherchez un emploi et que vous refusez trois propositions, vous risquez de perdre votre allocation.”

En 2012, sous la direction d’une autre ministre socialiste flamande, Monica De Coninck, il a été décidé en outre de renforcer l’allocation de chômage pour les trois premiers mois et d’accélérer ensuite la dégressivité.

Pénuries importantes

Résultats? “La perspective d’un contrôle et la dégressivité des allocations ont amené certains demandeurs à trouver un emploi plus rapidement que prévu, c’est vrai, constate Muriel Dejemeppe. Mais cela concerne surtout des personnes qui étaient de toute façon proche d’un emploi. Par contre, cela n’a pas du tout eu l’effet escompté sur celles qui cumulent d’autres difficultés en termes d’éducation, de formation, de situation familiale ou de transport. Tous ces dispositifs plongent en réalité des personnes dans une précarité accrue et cela les éloigne davantage encore de l’emploi.”

La tension sur le marché du travail est réelle. Tandis que le taux d’emploi en Belgique francophone reste largement inférieur à la moyenne nationale – avec 61,4% dans le Hainaut ou 64,8% à Liège –, les pénuries restent importantes et préoccupantes: selon les derniers chiffres, près de 40.000 emplois n’ont pas de candidat adéquat et la liste des métiers en pénurie s’élève à 141 fonctions.

Selon Muriel Dejemeppe, le problème se situe au niveau de l’éducation et de la formation. “Le taux d’emploi moyen en Belgique est de 72% en 2023, explique-t-elle. Mais il n’est que de 46% pour ceux qui n’ont pas obtenu leur diplôme d’enseignement secondaire supérieur. On est bien en dessous de ce que l’on observe dans les pays voisins: aux Pays-Bas, c’est 68% ; en Allemagne, 65% et en France, 54%. Nous avons donc un vrai problème pour mettre les personnes peu qualifiées au travail. Ces pays voisins, eux, ont revalorisé les filières professionnelles ou qualifiantes qui mènent plus directement à un emploi. En Belgique, on a sous-investi dans ces filières depuis de trop longues années.”

“Le vrai scandale, c’est que l’on ne parvienne pas à réformer suffisamment ce système.”

“Bien sûr, il y a des profiteurs, je ne le nie pas, complète la professeure. Mais ce que l’on attend des politiques, c’est aussi et surtout des réformes structurelles pour apporter des solutions aux racines d’un problème. Chez nous, ces filières menant à un emploi restent encore trop des filières de relégation. Le vrai scandale, c’est que l’on ne parvienne pas à réformer suffisamment ce système, en raison des divergences politiques et de notre complexité institutionnelle.”

L’inactivité en question

“C’est un peu old school de penser que ce problème de formation est la seule explication.” Stijn Baert, professeur d’économie du travail à l’UGent, ne conteste pas la nécessité d’améliorer la formation. “Singulièrement la formation tout au long de la carrière, précise-t-il, car les statistiques d’Eurostat montrent que 30% des travailleurs ont suivi une formation au cours des derniers mois aux Pays-Bas, contre 10% en Belgique.” Mais ses travaux, notamment pour le think tank Itinera, mettent surtout en avant la nécessité de mettre en place “une politique d’activation 2.0”.

“Chez nous, 1,3 million de personnes ne travaillent pas et ne cherchent pas d’emploi.”

“Si l’on compare avec d’autres pays, le chômage se trouve à un niveau relativement normal en Belgique, même si la situation est plus favorable en Flandre qu’en Wallonie ou à Bruxelles, explique Stijn Baert. Le problème se situe au niveau du chômage de longue durée. Quarante-huit pour cent des Belges qui sont au chômage le sont depuis plus d’un an, une proportion qui dépasse les 50% en Wallonie et à Bruxelles. Cette situation est absurde parce que le nombre d’emplois vacants est important. Mais c’est le taux d’inactivité qui est LE gros problème. Chez nous, 1,3 million de personnes ne travaillent pas et ne cherchent pas d’emploi. Ce sont des gens qui ont cherché mais qui ont fini par renoncer, des malades de longue durée, des personnes qui font le choix de rester à la maison ou des prépensionnés.”

La politique d’activation 2.0 doit donc viser deux objectifs: “fermer les portes de l’inactivité”, avant d’inciter les gens à reprendre le chemin d’un emploi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’est guère favorable à une fin des allocations de chômage pure et simple après deux ans. “Je doute de l’efficacité d’une telle mesure, cela risque de ne pas porter ses fruits, de sortir davantage de gens du système et de faire encore grandir le taux d’inactivité. Personnellement, je trouve que l’on doit encore améliorer les politiques en matière d’activation, notamment en simplifiant ce système des allocations de chômage qui est atrocement compliqué.”

“Il est à mes yeux plus judicieux d’aller plus loin dans une dégressivité accrue des allocations de chômage, prolonge l’économiste gantois. Le fait de porter les allocations durant les premiers mois de chômage à un niveau (légèrement) plus élevé qu’actuellement aidera les chômeurs à opter pour un emploi le meilleur et le plus durable possible et à éviter la sous-occupation.” Ce serait, somme toute, une version améliorée de la réforme de 2012.

Lutter contre les pièges à l’emploi

Une autre mesure vitale consister à lutter contre les fameux “pièges à l’emploi” qui empoisonnent le marché du travail depuis de trop nombreuses années. “La différence entre le fait de travailler et ne pas travailler est très limitée, soulignait Egbert Lachaert, président de l’Open Vld, dans le cadre du congrès de son parti. Dans certains cas, c’est plus intéressant de rester à la maison que de travailler. Il y a vraiment un problème dans notre pays.” Et le libéral flamand d’ajouter: “La différence doit être d’au moins 500 euros, il faut travailler dans cette direction”.

C’est tout l’enjeu de la réforme fiscale, qui peine à voir le jour: diminuer de façon significative les charges sur les bas et moyens revenus afin d’augmenter l’écart avec les allocataires sociaux. Le vice- Premier Open Vld Vincent Van Quickenborne a aussi précisé que cette réforme ne devrait pas comprendre de réduction d’impôts pour les demandeurs d’emploi et les personnes ayant droit au revenu d’intégration sociale. “Sinon, il n’y aura pas de réforme fiscale”, a-t-il menacé.

“L’Open Vld a raison quand il dit que les avantages sociaux dont bénéficient les inactifs et les chômeurs devraient également bénéficier aux bas revenus, estime Stijn Baert. En l’état, cela rend le travail moins attractif. Mais les libéraux flamands participent aux gouvernements fédéral et flamand et la nécessité de rendre le travail plus attractif se trouve dans leur déclaration. Qu’attend-on pour agir?”

“Le gouvernement fédéral a l’ambition d’atteindre un taux d’emploi de 80% pour 2030, mais il implique surtout… le prochain gouvernement, souligne l’économiste. Très peu de réformes ont été initiées. Pour les fins de carrière, la réforme des pensions est fondamentale. Si l’on veut augmenter le taux d’emploi, on doit absolument remettre davantage de gens au travail entre 55 et 67 ans. Mais la ministre en charge de ce dossier, Karine Lalieux, n’est pas très active sur le sujet. Le seul domaine dans lequel on a réellement avancé, poursuit Stijn Baert, c’est le plan de Frank Vandenbroucke pour les malades de longue durée.”

Depuis le 1er janvier 2023, s’ils refusent de répondre aux sollicitations en vue de les réintégrer dans le monde du travail, les malades de longue durée risquent désormais une pénalisation financière. Frank Vandenbroucke, décidément, reste fidèle à son statut de père de l’activation des chômeurs…

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