Budget fédéral: Belgique, la terre du surplace
Compétitivité menacée, vieillissement de la population, défi climatique, etc.: la Belgique ne réforme pas assez vite. N’en déplaise aux annonces faites à l’issue des conclaves budgétaires.
“Quand un train fonce vers vous à toute vitesse, le fait de bouger un petit peu à gauche ou à droite ne sert à rien. Cela ne suffit pas pour l’empêcher de vous écraser. Or, il y a plusieurs trains qui roulent à toute allure vers nous: ceux du vieillissement de la population, du défi climatique, de la compétitivité menacée… Et nous ne bougeons pas assez, ils vont nous écraser.” L’image, forte, est de Geert Noels, notamment fondateur du gestionnaire de patrimoine Econopolis. Interrogé par Trends-Tendances, l’économiste réagit aux “réformettes” présentées par le gouvernement fédéral d’Alexander De Croo (Open Vld), dans le cadre du budget 2022. Plus largement, il témoigne d’une réalité de fond: la Belgique est un pays très difficile à réformer. Qui risque de souffrir d’une forme de surplace, alors que les pays voisins et le reste du monde adaptent leur fonctionnement économique à un rythme soutenu.
La plupart de nos responsables politiques n’osent plus prendre les risques nécessaires, de peur de ne pas être réélus.”
Geert Noels, économiste, fondateur d’Econopolis
La Vivaldi fédérale, composée de sept partis (socialistes, libéraux, écologistes et CD&V), a présenté mardi 12 octobre un budget réalisant une économie de 2,4 milliards d’euros, abaissant le déficit budgétaire à 3,1% du Produit intérieur brut (PIB), tout en prévoyant une centaine de mesures pour remettre les malades de longue durée au travail, lutter contre les pénuries d’emploi, investir dans la mobilité ou le numérique, soulager la facture énergétique ou opérer de légers glissements fiscaux. Les réactions ont été critiques, tant de la part de l’opposition que des partenaires sociaux. Tandis que la N-VA s’inquiétait de voir la Belgique devenir une “nouvelle Grèce”, la FEB évoquait une “symphonie inachevée” et la FGTB “un manque d’ambition”.
“La peur de prendre des risques”
Le problème n’est-il pas structurel, par-delà cet accord 2022?“Complètement, acquiesce Geert Noels. Certains ont évoqué des ‘réformettes’ en commentant l’accord de la Vivaldi fédérale, mais c’est bien pire que ça. Nous réagissons toujours beaucoup trop tard: le gouvernement donne le sentiment qu’il est conscient de la nécessité d’agir, mais il ne fait rien ou pas assez.” Au-delà de l’accord en tant que tel, les membres de la majorité fédérale ont aussi reporté à la fin de l’année une série de grands chantiers comme celui de la réforme des pensions ou du mix énergétique du futur. La réflexion au sujet d’une nouvelle réforme de l’Etat pour mener à une Belgique “plus moderne et plus efficace” doit également débuter à la fin de cette année en vue des élections de 2024.
La complexité du pays est-elle en cause? “Oui et non, tempère l’économiste flamand. Certains choix plus clairs et plus audacieux pourraient être posés au moment de la formation du gouvernement, mais on ne le fait pas. C’est sans doute moins évident de trancher chez nous qu’en France, où l’alternance politique est franche et où le président de la République a pratiquement les coudées franches après les deux tours de l’élection. Par le passé, des réformes ont pourtant bien eu lieu dans notre pays, souvent sous la pression des événements. C’est la preuve que c’est possible.”
Le fondateur d’Econopolis situe le problème structurel de notre pays au coeur même du fonctionnement de la politique. “La plupart de nos responsables politiques mettent leur carrière politique avant le fait de faire leur boulot correctement, grince-t-il. Cela est dû au fait que les métiers de la politique sont devenus des carrières à vie. Ils n’osent plus prendre les risques nécessaires, de peur de ne pas être réélus. Ou ils visent à travers leur carrière belge un horizon européen ou international.”
Et Geert Noels d’asséner encore: “En Belgique, vu le nombre de niveaux de pouvoir, on a tellement bouché le budget avec des choses non essentielles qu’il n’y a plus de place pour ce qui est essentiel. La seule chose qu’il reste à faire, alors, c’est augmenter les impôts”. Un discours tranché qu’il argumente en évoquant la hausse du déficit structurel dans notre pays: au-delà des dépenses imposées par la crise du Covid en tant que telle, pas moins de 15 milliards d’euros de dépenses publiques se seraient ajoutés, subrepticement, dans l’épure budgétaire de notre pays. L’Etat coûte trop cher.
“Le conservatisme de notre modèle social”
Bruno Colmant, professeur à l’UCLouvain et à l’ULB, partage ce sentiment d’une Belgique qui fait parfois du surplace face aux immenses chantiers à venir ou, à tout le moins, une certaine pusillanimité à changer. “C’est vrai que cela n’avance pas assez vite, acquiesce-t-il. Mais il y a une telle multiplicité des acteurs que cela rend très difficile le déploiement d’une politique prospective et décisive. En d’autres termes, on ne parvient pas à mener aisément de grandes réformes.”
Dans l’accord du gouvernement De Croo, le professeur salue le milliard d’investissements publics. “C’est une logique vertueuse, dit-il. Dans une logique keynésienne, on sait que ces investissements peuvent rapporter jusqu’à cinq fois plus à l’économie.” Pour le reste… Au niveau de la croissance économique, la Belgique n’en souffre heureusement pas trop, tant elle est interdépendante de la croissance générée en Allemagne et aux Pays-Bas. “De la même manière, prolonge l’économiste, nous ne pouvons pas avoir une orientation politique fondamentalement différente que celle menée dans ces deux pays, sans compter évidemment notre lien avec l’Union européenne et notre intégration au coeur de l’euro.”
Aux yeux de Bruno Colmant, le modèle social belge est certes une vertu car il permet d’assurer une stabilité bienvenue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le revers de la médaille, c’est qu’il induit une forme de conservatisme. “Ce modèle est devenu un monument gigantesque, avec tellement de rouages, qu’il devient très difficile à adapter, souligne-t-il. C’est le fruit de 80 années d’histoire et d’adaptations à la marge. D’ailleurs, ce système, fondamentalement, ne peut être adapté qu’à la marge. On est dans une logique réactive, on sera toujours en retard par rapport aux changements.”
La justification de cette difficulté à changer les rouages du pays s’explique, de façon fondamentale, par l’essence même de la sécurité sociale et du morcellement de notre paysage politique. L’économiste résume cette vérité en une phrase qui dit tout: “La complexité du modèle belge est le reflet de notre paix sociale”. En d’autres termes, si la politique belge n’induit pas de grandes révolutions, si les partis et les interlocuteurs sociaux recherchent le compromis, si les Régions et Communautés en font de même, cela évite des confrontations frontales, des grands chocs ou… l’éclatement du pays. “Mais la paix, ajoute-t-il, se reflète parfois dans l’inefficience et le manque de rapidité dans la prise de décisions abruptes.”
La complexité du modèle belge est le reflet de notre paix sociale.”
Bruno Colmant, économiste (UCLouvain et ULB)
Dans la conclusion de son discours à la Chambre, le Premier ministre Alexander De Croo adoptait un lyrisme optimiste qui n’était autre que le reflet de cette pax belgica: “La diversité est un terrain fertile pour les nouvelles idées et la créativité, de nouvelles idées dont nous avons besoin, pour rendre le monde d’après-corona plus fort, meilleur et plus juste”. Le fruit des deux semaines de négociations de la Vivaldi traduit toutefois davantage une volonté de contenter chacun des partenaires autour de la table, au risque de diminuer l’impact des mesures prises. Le modèle belge induit souvent aussi un saupoudrage des efforts et un lissage des ambitions.
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“Un pouvoir polycentrique”
Les nécessités d’une adaptation rapide du tissu économique se heurtent aux réalités de la décision politique. Dans la dernière ligne droite de l’accord fédéral, un dernier noeud de tension a dû être arbitré par le Premier ministre au sujet de l’assouplissement des règles pour le travail de nuit dans l’e-commerce. Le sujet a été renvoyé pour concertation auprès des partenaires sociaux. Comeos, la fédération du secteur, a grincé des dents. “Les tables rondes organisées avec les partenaires sociaux sont vouées à l’échec, souligne son CEO, Dominique Michel. Nous avons négocié pendant 10 ans sans résultat. Le temps des discussions est terminé, place aux mesures.”
“Cela illustre le fait que les interlocuteurs sociaux ont parfois bon dos, on leur renvoie la balle quand la prise de décision politique est compliquée, commente Jean Faniel, directeur général du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp). En ce qui concerne le travail de nuit dans l’e-commerce, le gouvernement botte en touche. Et il donne l’impression aux partenaires sociaux qu’ils ont un os à ronger.” Contacté par Trends-Tendances pour décrypter les sources de la lenteur belge à réformer, le politologue préfère ne pas parler de “surplace”, mais bien d‘une “politique de petits pas”, terre à terre et pragmatique, avec des domaines dans lesquels des évolutions spectaculaires ont lieu et d’autres… où cela coince effectivement.
Il y a quand même des choses qui bougent de façon significative.”
Jean Faniel, directeur général du Crisp
“Un exemple frappant, même s’il est anecdotique, c’est cette taxe sur les billets d’avion d’une distance de moins de 500 kilomètres, à hauteur de 4 à 5 euros, illustre le directeur général du Crisp. Lors des négociations menant au gouvernement Di Rupo, il y a exactement 10 ans, il était déjà question de faire passer le secteur à la caisse, sauf que l’on parlait à l’époque des business class. L’idée était certes budgétaire, mais aussi liée au défi du changement climatique. Et à l’époque, l’Open Vld avait calé.” Autrement dit, le parti… de l’actuel Premier ministre. “Dix années lui auront donc été nécessaires pour passer d’un ‘non’ à un montant minime de 4 à 5 euros. Ce n’est pas du surplace, ce serait mentir d’utiliser ce mot, mais ce n’est pas une avancée fulgurante.”
La continuité du pouvoir, en Belgique, explique souvent l’inertie, développe Jean Faniel: “En 1999, il y a eu une rupture avec le rejet dans l’opposition des sociaux-chrétiens, mais les socialistes étaient déjà au gouvernement depuis 1988. La coalition entre socialistes, libéraux et écologistes a permis des réformes importantes au niveau éthique, mais il est toujours plus compliqué d’avoir des évolutions fortes dans le domaine socioéconomique car le mariage entre socialistes et libéraux est une alliance de l’eau et du feu”. Avec l’installation de la Suédoise en 2014, une coalition idéologiquement assez cohérente a vu le jour, qui avait la possibilité de mener des réformes. Mais elle était encore composée pour partie de formations soucieuses d’assurer une forme de continuité avec la législature précédente. Même dans ce moment potentiel de rupture socioéconomique, le gouvernement Michel a donc lui aussi agi dans une certaine continuité.
“Le pouvoir, en Belgique, est complexe et polycentrique, argumente le politologue. A côté du pouvoir fédéral, qui est toujours celui que l’on regarde, il y a aussi les autres gouvernements des entités fédérées qui exercent une influence importante. On l’a particulièrement vu à l’époque du gouvernement Michel, quand les majorités étaient asymétriques du côté francophone, avec une série de passes d’armes entre le Premier ministre de l’époque et Paul Magnette, alors ministre-président wallon, dans le domaine fiscal ou sur les traités internationaux. Nous avons aussi un pouvoir qui est très dépendant de l’Union européenne et de ses choix, notamment sur le plan budgétaire.” Une dilution du pouvoir politique, qui induit dialogues et compromis, à ajouter à cette majorité fédérale actuelle de sept partis, qui doit déjà prendre du temps pour s’entendre.
“Dans ce portrait, il ne faut pas oublier les entreprises qui disposent du pouvoir économique, ajoute encore Jean Faniel. Quand l’une d’elles fait le choix d’investir, de désinvestir ou de se délocaliser, cela pèse énormément. On l’a vu encore ces derniers temps avec l’annonce de la fermeture de Logistics à Nivelles.” Patronat et syndicats, au coeur de la concertation sociale, représentent également un centre de décision… même si celui-ci est souvent corseté par la décision politique. Exemple avec la loi de 1996, adaptée en 2017, qui encadre notamment une certaine modération salariale pour préserver notre compétitivité… au grand dam des syndicats.
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“Les politiques sont le nez dans le guidon”
Lors de la conférence de presse de présentation de l’accord du gouvernement fédéral, le 12 octobre, le ministre libéral flamand Vincent Van Quickenborne se réjouissait: “Nous avons touché aux tabous de la rue de la Loi”. Il citait notamment les métiers en pénurie, les malades de longue durée, le travail de nuit dans l’e-commerce… L’impression de surplace serait-elle contraire à la réalité?
“Il y a quand même, en effet, des choses qui bougent de façon significative, nuance Jean Faniel. Prenez l’exemple des prépensions. Il y a 10 ou 15 ans, on partait facilement à 52-55 ans, c’est désormais difficile de s’en aller avant 60 ans. C’est une évolution qui a bel et bien eu lieu, même si elle est passée dans la douleur auprès des syndicats. Et même si j’ignore si c’est forcément une bonne chose car, concomitamment, le nombre de malades de longue durée a explosé.”
Dans un esprit identique, les mesures prises pour remettre les chômeurs au travail se multiplient d’un gouvernement à l’autre, avec des sanctions à la clé. “Même le gouvernement Michel 2, dont la durée de vie fut éphémère, a pris des décisions en ce sens”, souligne le politologue. A l’issue du dernier accord en date, la N-VA a dénoncé des mesures insuffisantes: le MR, il est vrai, réclamait des sanctions en cas de refus d’un métier en pénurie.
Ce qui frappe, en revanche, c’est l’impression que les responsables politiques ne développent qu’une vision à court terme. “Les cabinets ministériels sont littéralement le nez dans le guidon, témoigne le directeur général du Crisp. Quand la RTBF a mené son enquête sur la démocratie, on a également eu le sentiment que les parlementaires étaient, eux aussi, le nez dans le guidon. Ce sont davantage les partis qui réfléchissent et apportent des idées. Il y a aussi, et ce n’est pas nouveau, une grande faiblesse des idéologies en Belgique. De manière générale, on est en droit de se demander quelles sont les évolutions fondamentales qui ont eu lieu entre la crise financière de 2008 et la pandémie.”
Ce sont les crises qui induisent souvent des réformes, dans l’urgence. Des réformettes. Mais le modèle socioéconomique et le consensus politique belges, eux, demeurent en place. Figés dans le temps et garantissant la stabilité de notre démocratie. Jusqu’à quand?
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