Géopolitique: le nouvel ordre énergétique se construit dans la douleur

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Adel El Gammal, professeur à l’ULB, retrace pour Trends-Tendances la façon dont l’Europe et la Belgique remplacent leur dépendance à la Russie. Non sans mal. Et au risque d’une nouvelle dépendance… à la Chine.

Le chaos international généré par l’agression de l’Ukraine par la Russie s’accompagne d’un grand désordre économique. Une “guerre mondiale de l’énergie” est en cours, qui frappe particulièrement l’Europe avec des prix élevés, une inflation record et des risques sur l’approvisionnement pour cet hiver. Les “cinq à dix hivers prochains seront difficiles”, disait le Premier ministre, Alexander De Croo (Open Vld). Tous les coups semblent permis, comme l’ont encore démontré les attaques contre les gazoducs Nord Stream 1 et 2, générant des fuites de gaz dommageables pour l’environnement.

Dans l’urgence, un nouvel ordre énergétique doit être mis en place. Les contacts internationaux se multiplient et l’Union européenne est à la manoeuvre, en plus des initiatives des Etats, pas toujours concertées. Mais cela avance-t-il? “Avec ce qui s’est passé depuis six mois, on a compris que l’on devait quitter l’ordre énergétique sur lequel on avait toujours vécu, souligne Adel El Gammal, professeur à l’ULB, spécialiste de la géopolitique de l’énergie et secrétaire général de l’Energy European Research Alliance (EERA). Un certain nombre d’acquis de longue date sont remis en cause: les énergies fossiles, la dépendance par rapport à la Russie mais aussi des Etats instables, le modèle du marché de l’énergie, la libéralisation du secteur qui a montré ses limites…”

Les questions restent très ouvertes. Si l’on parle à l’un, l’avenir est à l’hydrogène ; si l’on parle à l’autre, l’avenir est au nucléaire…

Adel El Gammal

Mais il reste du chemin avant d’y voir clair pour l’avenir. “Cela ne veut pas du tout dire que l’on a évolué dans la compréhension de ce que serait le modèle du futur, confirme le professeur. Les questions restent très ouvertes. Et on le sent bien: si l’on parle à l’un, l’avenir est à l’hydrogène ; si l’on parle à l’autre, l’avenir est au nucléaire… Ce sera un ensemble énergétique évidemment, le fameux mix dont on parle. Mais le fait même que l’on en parle en ces termes démontre que cela restera très complexe, imparfait et ne résoudra jamais totalement le problème.”

Pour autant, Adel El Gammal tente pour Trends-Tendances de jeter les balises de notre avenir énergétique.

Un nouvel ordre géopolitique fossile

Si une diminution drastique de la consommation des énergies fossiles est encouragée, elle n’est toutefois pas pour demain. Nos dirigeants travaillent à la diversité de l’approvisionnement. Une réorganisation des rapports mondiaux se dessine, et la géopolitique stratégique sert de base aux virages énergétiques.

“Avec la guerre en Ukraine, on redéfinit l’ordre géopolitique mondial au-delà de la simple question énergétique, explique le professeur de l’ULB. Mais on se rend bien compte que ce n’est pas si simple que cela. Voici quelques mois, on a par exemple cru à l’émergence d’un nouvel axe Russie-Chine. Heureusement, celui-ci n’a pas l’air de prendre forme dans les faits. Pékin a pris assez clairement ses distances par rapport à Moscou en voyant l’échec de sa guerre.” Les gesticulations de l’escalade militaire voulue par Vladimir Poutine et l’annexion illégale de territoires ukrainiens n’aident pas non plus.

Zeebruges Pour le gouvernement De Croo, la mer du Nord est appelée à devenir la
Zeebruges Pour le gouvernement De Croo, la mer du Nord est appelée à devenir la “centrale électrique” de l’Europe.© belgaimage

“On ne sait pas très bien sur quoi on va atterrir mais ce qui est certain, c’est que l’on arrive à la fin du multilatéralisme tel qu’on l’avait connu, souligne Adel El Gammal. On voit se consolider un bloc de l’Ouest avec l’Europe, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, confronté momentanément à la Russie pour des raisons bien spécifiques et à la Chine pour des raisons purement économiques. Et puis, il y a les pays non alignés: l’Inde, la Turquie et beaucoup de pays du sud, africains notamment. Il reste à voir comment cette nouvelle carte va se redessiner. Les grandes alliances sont en pleine recomposition.”

L’énergie est-elle le miroir de ce grand basculement? “Ce qui est sûr, c’est que la relation entre l’Europe et la Russie, qui a duré pendant une cinquantaine d’années, est durablement si pas définitivement enterrée, souligne le géopolitologue. J’ai vraiment du mal à imaginer que d’ici cinq ans, on renégocie des contrats avec la Russie. Cela ne pourrait s’imaginer, à mon sens, que dans le cadre d’un renversement complet du régime. Beaucoup d’analystes n’y croient pas parce qu’il n’y a pas d’alternative, il n’y a pas de réelle opposition et tout le système converge vers une culture de l’empire depuis plus d’un siècle. On voit mal comment cela pourrait évoluer rapidement.”

De nouveaux partenaires

Pour remplacer cette dépendance mortifère, les Etats européens développent des relations commerciales énergétiques soit avec des partenaires existants, soit avec de nouveaux. Mais non sans mal. Certains sont des démocraties avec lesquelles les contacts sont “naturels”. Les Etats-Unis, qui ont acquis une autonomie quasi complète sur le plan énergétique grâce au gaz de schiste, sont sollicités via le gaz liquide (GNL). Et la Norvège est devenue un acteur majeur qui profite largement de la situation actuelle mais auquel l’Union européenne lance des appels afin qu’elle contribue à une diminution de la pression sur les prix.

Les autres pays ne sont pas forcément aussi “parfaits”. “Il y a tous les pays du Golfe qui ne sont, dans la grande majorité, pas du tout fiables ou éthiques, comme le Qatar, les Emirats, l’Arabie saoudite, explique notre interlocuteur. Ce sont des Etats féodaux. On sait de quoi ils ont été capables récemment, et c’est insensé, mais on n’a pas tellement le choix. La géopolitique est avant tout une question de pragmatisme.” Georges-Louis Bouchez, président du MR, a ainsi récemment dénoncé, lors d’un entretien dans l’émission Trends Talk diffusée sur Canal Z, ceux qui appelaient à un boycott de la Coupe du monde au Qatar, rappelant qu’il s’agissait d’un partenaire avec lequel il faudrait compter, même s’il s’agit de rester “ferme sur la question des droits de l’homme”.

Pour se défaire de sa dépendance aux énergies fossiles, l'Europe va devoir se fournir en matériaux critiques et terres rares et risque ainsi de se créer de nouvelles dépendances, vis-à-vis de la Chine notamment.
Pour se défaire de sa dépendance aux énergies fossiles, l’Europe va devoir se fournir en matériaux critiques et terres rares et risque ainsi de se créer de nouvelles dépendances, vis-à-vis de la Chine notamment.© GEtty Images

Le Maghreb ne représente-t-il pas un autre partenaire potentiel? “Effectivement, on augmente nos importations d’Algérie, par méthaniers et par deux liens terrestres, via l’Italie et le Maroc en passant Gibraltar – mais celui-là est plus ou moins à l’arrêt en raison des tensions politiques entre l’Algérie et le Maroc. L’Algérie, c’est un pays en transition qui n’est pas particulièrement stable. De même, certains pays d’Asie centrale proposent leurs services, mais ce n’est pas terrible non plus.” On pense notamment à l’Azerbaïdjan, qui a relancé ses attaques contre l’Arménie.

“Nous subissons de plein fouet la fin de cet approvisionnement mais la Russie va en subir également les conséquences, ajoute Adel El Gammal. Tout son commerce extérieur de ressources fossiles était câblé vers l’Europe. On dit qu’elle va vendre sa production à l’Inde ou à la Chine. Mais c’est loin d’être facile: il faut que les infrastructures suivent. Cela va prendre des années avant que des flux importants vers l’Asie ne remplacent ceux vers l’Europe.”

L’ambition de l’Europe verte

Dans ce nouveau contexte chaotique, l’Europe tente de se serrer les coudes. Elle devient un nouvel acteur qui se fédère au niveau de l’énergie. A 27, il devrait être plus facile de peser sur le marché, des prix notamment. “L’Europe ne sera jamais autonome, précise le professeur de l’ULB. C’est compliqué d’être autonome. Mais en même temps, l’Union représente encore, même si ce n’est peut-être plus pour très longtemps, un des plus gros marchés au monde: 450 millions d’habitants. Ensemble, nous pouvons peser plus fortement. C’est essentiel de créer une Europe beaucoup plus solidaire et plus intégrée. C’est un choix politique que je soutiens.”

L’Europe ne sera jamais autonome. Mais en même temps, elle représente un des plus gros marchés au monde, avec 450 millions d’habitants.

Adel El Gammal

Dans le contexte politique incertain du moment, il y a toutefois un “mais”… “Il y a certes beaucoup de forces convergentes pour le moment, mais beaucoup d’autres divergent aussi. Face à la crise, il y a également la réaction négative de l’euroscepticisme et du populisme. On vient de le voir avec les résultats des élections en Italie et la victoire de l’extrême droite de Giorgia Meloni, après l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Suède, sans oublier les penchants eurosceptiques de la Hongrie et la Pologne. Et nous ne sommes pas passés très loin en France, s’il n’y avait eu les erreurs de Marine Le Pen et le talent d’orateur d’Emmanuel Macron. C’est un grand danger.” Adel El Gammel met d’ailleurs en garde, chez nous aussi: “Si l’Europe ne parvient pas très rapidement à adopter des mesures draconiennes par rapport à l’augmentation du prix du gaz, on risque d’aller vers une énorme recrudescence de la pauvreté – l’économiste Bruno Colmant parle d’un taux de 40% cet hiver en Belgique – et cela amènera à une rupture sociale complète. Cela pourrait soutenir ces tentations nationalistes de la déconstruction de l’Europe. N’oublions pas non plus qu’il y a des élections en Belgique en 2024.” Le Vlaams Belang et le PTB pourraient profiter du désarroi citoyen.

L’Union européenne a également mis en place un plan, baptisé RepowerEU, pour soutenir massivement la transition énergétique. Une nécessité climatique, et désormais géostratégique. “Le développement du renouvelable est souhaité, accéléré, du moins dans les mots”, salue notre expert. En Belgique, le gouvernement De Croo ne cesse de communiquer sur les investissements dans l’éolien offshore et multiplie les interconnexions autour de la mer du Nord, appelée à devenir la “centrale électrique” de l’Europe. Par contre, le déploiement de l’éolien et du photovoltaïque terrestre est nettement plus compliqué.

“Le plan européen est une très bonne chose mais il s’agit davantage d’une liste d’ambitions que d’un plan susceptible d’être concrétisé rapidement, souligne le secrétaire général de l’association européenne de recherche en énergie. Les objectifs fixés sont tellement ambitieux qu’ils me semblent peu crédibles. C’est évidemment positif d’avoir des ambitions élevées parce que cela fixe un objectif. Mais quand je vois les rythmes de déploiement de ces énergies renouvelables, ce n’est, à mon sens, pas tenable. Il y a toute une série de délais qui sont incompressibles, pour ne pas parler des réticences et du phénomène Nimby (Not in my backyard, Ndlr). Bien sûr, on peut trouver des moyens d’accélérer l’octroi des permis. Mais on dépend essentiellement de chaînes d’approvisionnement qui sont sous pression.”

Une nouvelle dépendance chinoise

Précisément. Si l’Europe veut forcer son destin vert à 27, elle devra là aussi tenir compte du reste du monde. “Cela pose toute la question de la dépendance aux matériaux et composants, explique Adel El Gammal. L’électrification massive va s’appuyer sur une série de technologies de stockage qui nécessitent des éléments non disponibles en Europe. Pour essayer de se détacher d’une dépendance de producteurs d’énergie fossile, on risque de créer de nouvelles dépendances, peut-être même plus critiques encore, vis-à-vis des fournisseurs de ces matériaux. La Chine contrôle à peu près 65 à 70% des matériaux critiques et environ 80% des terres rares. Cela ne veut pas dire qu’elle en dispose sur son sol, mais bien qu’elle les contrôle.” Bref, on risque de devenir archidépendants de la Chine.

“De même, prolonge notre expert, si on regarde la quantité impressionnante de photovoltaïque que l’on veut installer, cela représente une partie très significative de la production mondiale. Où va-t-on trouver ces panneaux? A quel prix? L’Europe ne produit aujourd’hui que 3% des panneaux dans le monde et la Chine, 75%. Il faut rapatrier tout une partie des chaînes de valeur et recréer une industrie photovoltaïque en Europe. Mais on va là aussi rétablir une dépendance géopolitique majeure. Une fois que ces panneaux seront ici, aura-t-on assez d’experts pour les installer? La réponse est non. Et l’infrastructure n’est pas prête: dans tout une partie des Pays-Bas, les réseaux sont déjà pratiquement à saturation.”

Il faut bien préciser que l’hydrogène, ce n’est pas une source d’énergie, c’est un vecteur d’énergie. C’est une nuance fondamentale.

Adel El Gammal

La géopolitique harmonieuse et “rassurante” n’est donc pas pour demain. “Et puis, il y a les faux concepts, complète le professeur. L’hydrogène, nous en aurons absolument besoin au niveau de la production énergétique, mais peut-être pas pour les raisons que l’on croit. Il faut bien préciser que l’hydrogène, ce n’est pas une source d’énergie, c’est un vecteur d’énergie. C’est une nuance fondamentale et certains politiques en Belgique ne la font pas. Ce n’est pas parce que l’on produit de l’hydrogène qu’on produit de l’énergie en plus, on a besoin d’énergie déjà produite. Or, on est déjà à court de production d’énergie verte.”

Il reste aussi le retour en grâce du nucléaire, qui retrouve des couleurs dans de nombreux pays européens: France, Royaume-Uni, Pays-Bas, Hongrie… Chez nous, on sait combien le débat est vif au-delà de la prolongation, acquise, de deux réacteurs pour 10 ans au-delà de 2025. Nous y reviendrons prochainement dans Trends-Tendances mais cela ne répondra, en tout état de cause, qu’à une petite partie du problème.

Une indispensable sobriété

Le nouvel ordre énergétique pour demain se construit dans une certaine improvisation dictée par les événements – et par le manque d’anticipation des gouvernements, dénoncé de toutes parts. Il doit, en outre, tenir compte des contraintes climatiques tout aussi urgentes. “On va modifier les points d’équilibre du système mais globalement, si on se met des vrais critères de soutenabilité ou de durabilité, que ce soit en termes géopolitiques, économiques ou environnementaux, il y aura beaucoup d’impossibilités, conclut le spécialiste de la géopolitique énergétique. Dès lors, j’en suis convaincu, il faudra passer par une vision nouvelle de notre modèle de société et de consommation.”

La sobriété, dont on parle beaucoup maintenant, est un élément fondamental, insiste Adel El Gammal. “Malheureusement, cela reste négativement connoté pour plusieurs raisons. Notamment parce que c’est très délicat de parler de sobriété à des gens qui sont déjà dans la sobriété. En Belgique, qui est un pays très riche, il y a quand même 20 à 30% de la population qui est déjà dans la précarité énergétique. Parler de sobriété, cela peut donc paraître insultant. Par contre, si on regarde les 20% qui consomment le plus, il y a énormément à gagner. Mais ce sont ceux qui sont les plus difficiles à atteindre parce que les signaux prix ne les atteignent pas.”

L’Union européenne n’a-t-elle pas mis en place un plan pour réduire la consommation de 15%? “De gaz, seulement. Cela me paraît très timide. Et en soi, cela ne veut rien dire parce que l’on peut compenser cela par de l’électricité ou du pétrole. Imaginons même que l’on ne compense pas, ce n’est jamais que la moitié de ce qui est nécessaire en termes de diminution des gaz à effet de serre. Ce plan manque également d’ambition par rapport à notre dépendance du gaz russe. Avec une diminution de 15%, on risque de rester pieds et poings liés. Nous n’avons pas le sens de la gravité adéquat.”

Les prochaines années s’annoncent houleuses pour garantir le carburant de notre économie. Et de nos vies.

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