Tanguy Struye: “En Ukraine, nous sommes à un moment extrêmement dangereux pour le monde”

Les préparatifs du discours de Vladimir Poutine à Moscou. © AFP
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Le professeur de relations internationales craint que l’escalade se poursuive, y compris nucléaire, sans porte de sortie. Les Occidentaux ne tiennent pas assez compte de la psychologie russe et n’ont pas anticipé les risques.

Tanguy Struye de Swielande est professeur de relations internationales à l’UCLouvain. Il analyse le moment extrêmement dangereux dans lequel se trouve le monde, à l’heure où le président russe, Vladimir Poutine, annonce l’annexion des territoires ukrainiens.

Vladimir Poutine revendique l’annexion de quatre régions ukrainiennes. Une enquête du Moscow Times montre à quel point l’escalade de Poutine peut être inquiétante, y compris dans l’utilisation du nucléaire tactique. Est-ce un moment dangereux ou on joue à se faire peur?

A mes yeux, nous sommes quand même dans une situation très dangereuse. Le confit ne cesse d’escalader. Depuis le départ, on savait comment cette guerre allait commencer, pas comment elle allait se terminer. C’est un moment très dangereux parce que l’escalade se poursuit et le problème, c’est que l’on ne contrôle rien.

De notre côté, nous sommes tout le temps dans la réaction, que ce soit par rapport aux Ukrainiens, aux Russes, aux questions énergétiques… On ne contrôle absolument rien, ce qui est inquiétant. Et vu du côté russe, nous sommes, pour la première fois, dans une situation où Poutine est un animal blessé. Je simplifie un peu, mais en vingt ans, il n’a pas connu la moindre défaite: il a refait la Russie sur le plan économique, même si elle reste faible, et militairement, il l’a emporté en Syrie, en Crimée, en Tchétchénie, en Géorgie… Là, il était convaincu qu’il prendrait l’Ukraine en trois jours et il se retrouve huit mois plus tard dans une situation où c’est lui qui recule.

Ces référendums sont évidemment très intelligents de sa part.

Il se présente en vainqueur, avec un podium sur la place Rouge, un discours matamoresque… C’est une apparence de victoire, mais personne n’est dupe?

Non, non, tout à fait. Mais là où l’on rentre dans la situation dangereuse, c’est qu’il va annexer ces territoires. De notre côté, nous aurons la rhétorique selon laquelle on ne reconnaît pas ces territoires. Tout cela est bien joli, mais il ne faut pas oublier que c’est le point de vue de Poutine qui va compter dans la géopolitique et la stratégie. Une fois que ces territoires sont annexés, les attaques menées par les Ukrainiens se feront en territoire russe, du moins de son point de vue. Autrement dit, la doctrine nucléaire va peut-être s’appliquer là aussi.

La menace nucléaire est donc plausible?

Ah oui, comme ces territoires deviennent russes, toutes les doctrines militaires s’appliquent. C’est cela qui est inquiétant. Il faut, à mon sens, prendre cette menace très au sérieux.

Elle se limite pour l’instant au tactique, mais on ne sait pas comment cela va s’arrêter. Le problème, c’est que nous sommes continuellement dans l’escalade. Si Poutine utilise une arme nucléaire tactique, l’OTAN et l’Union européenne ne devraient pas réagir parce que ce n’est pas sur leur territoire. Mais que vont faire les Etats à titre individuel? Comment les Américains vont-ils réagir? Comment un pays comme la Pologne va-t-il réagir? On n’en sait rien.

Nous sommes dans une situation extrêmement délicate et ce qui m’inquiète aussi, c’est que depuis des mois, on n’avance pas sur le dossier diplomatique. Je peux comprendre en partie la logique européenne de soutenir l’Ukraine, mais où est le jeu diplomatique là-dedans? Par ailleurs, ce n’est pas très populaire de l’exprimer, mais on n’a pas vraiment fait de pression sur les Ukrainiens non plus pour négocier. Or, nous avons le poids pour le faire puisque nous leur fournissons les armes, le renseignement…

Nous sommes dans une logique de conflit et il n’y a pas de stratégie de sortie.

Quels sont, au final, les objectifs des Américains, des Européens de l’OTAN? On n’en sait rien. Quand on entend les pays de l’Est, les Etats baltes, les Polonais, ils sont beaucoup plus durs par rapport aux Russes que Paris ou Berlin…

Ce qu’ils veulent, tous, c’est le maintien de l’intégrité territoriale de l’Ukraine!

Nous sommes d’accord, mais c’est quoi ce maintien? Est-ce que c’est aller jusqu’en Crimée? A la ligne de démarcation de février?

Il ne faut pas oublier non plus qu’en face, il y a un adversaire. En stratégie, c’est ce que l’on appelle la dialectique des volontés. Il y a ce que nous on veut faire, mais en face de nous, il y a un adversaire qui a aussi ses objectifs. J’ai l’impression que l’on fonce sans tenir compte du fait que l’autre peut réagir, contre-réagir, sur-réagir… C’est pour cela que la situation est extrêmement dangereuse.

Il n’y a visiblement pas grand-monde autour de Poutine qui ne soit pas dans la même logique.

Ou en tout cas, ils craignent de l’exprimer?

Evidemment, un régime autoritaire est à la fois très fort et très faible. S’il commence à s’écrouler, il devient très faible rapidement. Ce ne sont pas les sanctions économiques qui vont changer la donne à court terme, mais c’est les problèmes autour de la mobilisation des Russes. Il y a une opposition qui ne devient pas négligeable.

Mais il ne faut pas oublier que face à cela, les Russes vont appliquer la guerre hybride. Et ils ont encore des possibilités. Ils peuvent faire sauter des pipelines comme on l’a vu, même s’il est difficile d’établir qu’ils en sont à l’origine…

Ils peuvent attaquer des câbles internet…

Absolument. On sait qu’ils ont la technique pour le faire.

Ils peuvent aussi faire monter les tensions dans les Balkans, un dossier que l’on néglige lourdement. Il ne faut pas oublier qu’en Bosnie, un Serbe nationaliste est à la tête de la République serbe, pour ne pas parler de la Serbie elle-même : ce sont des pays qui peuvent provoquer de l’instabilité et on a vu par le passé qu’il s’agissait d’une autre poudrière.

Energétiquement et économiquement, la situation devient de plus en plus compliquée dans les pays européens.

C’est une évidence. Ils vont utiliser tous les moyens à leur disposition. On va avoir un hiver extrêmement difficile et ce sera encore plus difficile en 2023-24 parce que nous n’aurons plus du tout le gaz russe.

Nous sommes dans une situation extrêmement complexe. Et il faut reconnaître que nous nous sommes tirés une balle dans le pied parce moi, j’explique depuis 2008 que l’on doit avoir une politique énergétique vis-à-vis de la Russie. On me faisait comprendre à l’époque que jamais la Russie n’utiliserait l’arme énergétique: quinze ans plus tard, c’est le cas. On ne peut pas excuser le monde politique belge ou européen de ne pas avoir réfléchir à la possibilité de ne plus être dépendant de la sorte.

Il y avait déjà eu la question ukrainienne en 2008 quand ils avaient arrêté les pipelines, puis la guerre en Crimée. On a eu largement le temps de ne pas être soumis à des contre-mesures russes. Il y a eu un manque d’analyse, de prospective, peut-être aussi d’écoute par rapport à des chercheurs qui avaient abordé ces questions.

La mobilisation russe est chaotique, ils reculent militairement: n’est-on pas en train de s’auto-convaincre que notre stratégie fonctionne alors que le moment est dangereux?

Oui. On sait que les Ukrainiens veulent aller jusqu’en Crimée, maintenant qu’ils ont l’avantage. Ils veulent reprendre tout leur territoire. Je comprends très bien ce point de vue au niveau des valeurs, mais cela rend la situation beaucoup plus difficile sur le terrain. Les Russes vont renforcer leurs lignes de défense avec les mobilisés, même s’ils ne sont pas formés. Mais ma peur, et je ne parle d’un point de vue des valeurs mais d’un point de vue purement stratégique, c’est que plus les Ukrainiens avancent, plus Poutine se trouvera dans une situation délicate. Et plus il aura tendance à aller vers l’arme nucléaire tactique.

Nous avons ce paradox : ok, on soutient les Ukrainiens, mais cela ne va-t-il pas provoquer cette surenchère?

Cette utilisation ne serait-elle pas le moment où l’on figerait les choses, par la stupeur que cela provoquerait et le choc géopolitique que cela engendrerait, notamment pour les Chinois? Un jeu dangereux?

Le problème de ce scénario-là, c’est que l’on ne sait absolument pas comment et qui va réagir. On pourrait dire que si cela arrive, tout le monde va réfléchir pour aller vers une sorte de négociation. C’est un scénario. Mais l’autre, c’est que l’on entre dans une surenchère et une escalade que ‘on ne contrôle plus. Parce que là, on parle du nucléaire tactique, mais potentiellement, on basculerait vers du stratégique ;

Voilà pourquoi la situation est extrêmement dangereuse et je ne sais pas si tout le monde en est conscient. J’ai beaucoup travaillé sur Al-Qaeda à partir de 1999: personne n’avait imaginé le 11 Septembre parce que tout le monde était dans une logique rationnelle de notre point de vue, alors que leur rationalité n’était pas la même. J’espère que du point de vue occidental, on comprend que la rationalité russe n’est pas la nôtre. Poutine, c’est vingt ans d’obsession ukrainienne et de grand empire russe.

Et une obession anti-occidentalisme, avec le temps…

Oui, à partir de 2007 et le discours de Munich, on rentre dans une situation extrêmement tendue. Là aussi, on a commis des erreurs monumentales. Pourquoi n’a-t-on pas négocié de manière sérieuse avec Poutine depuis 2008, quand il était encore “soft”? On a attendu la fin 2021 pour essayer de négocier sérieusement avec lui. On a quand même commis un nombre incroyable d’erreurs par naïveté ou par wishful thinking.

Je crains qu’on n’en commette encore une aujourd’hui comme quand, le 23 février, tout le monde était persuadé qu’il n’allait jamais attaquer l’Ukraine. Quand les politiques disent qu’ils n’utilisera jamais l’arme atomique, je crains qu’on ne soit dans une situation plus complexe.

En toile de fond, il y a ce discours selon lequel il faut endiguer la Russie, l’arrêter maintenant, sinon elle voudra aller plus loin.

Il ne faut pas oublier que son armée conventionnelle est déjà fortement affaiblie. il ne pourrait pas se permettre d’aller plus loin. La question qui se pose précisément dans les milieux militaires, c’est de savoir si on les a affaiblis suffisamment pour ne plus devoir les craindre les dix ou quinze ans à venir. Par exemple, un élément important, c’est que les Russes ne pourraient plus avoir accès aux semi-conducteurs. C’est la clé, ce sera compliqué pour eux de reconstruire leur arsenal de bombes intelligentes, de chars… Mais ce dont j’ai peur, c’est que l’on aille trop loin. Les affaiblir, c’est une chose, mais si on veut complètement les écraser… Il faut pouvoir mesurer jusqu’où aller et tenir compte aussi de la nécessité de reconstruire nos défenses.

Les curseurs ne sont pas les mêmes partout.

Exactement, c’est déjà le cas dans la pratique. Pour les Ukrainiens, c’est une question de survie. Pour nous, d’un point de vue stratégie et en étant très cynique, si l’Ukraine tombe demain, cela ne change pas notre façon de vivre. Nous n’avons donc pas les mêmes intérêts vitaux. A un moment, il faudra se poser cette question: va-t-on revenir à nos intérêts à nous ou va-t-on être dans la logique des intérêts ukrainiens?

Nos intérêts, cela veut dire tant du point de vue géopolitique que militaire ou économique?

Oui. On va avoir plusieurs hivers très difficiles. Il y a une pression économique et sociale importante. Si la situation tarde, on va avoir une pression d’autant plus forte, c’est là-dessus que les Russes jouent.

On a vu en Italie combien les tentations populistes sont réelles…

Clairement. J’observe que qund la Belgique annonce qu’elle va débloquer 800 millions d’euros pour aider l’Ukraine, les commentaires des gens demandent de plus en plus: qu’a-t-on à voir avec le conflit ukrainien? Si les gens ne savent plus payer leurs factures, cela va remonter de plus en plus au niveau des partis. Cela va avoir un impact, c’est une évidence.

Nous sommes à un moment de bascule, sans savoir où cela va nous mener, avec chacun enfermé dans ses propores positions?

Oui, c’est cela le gros problème. J’aimais bien la diplomatie de la Guerre froide, quand on n’avait pas peur d’aller discuter avec son adversaire pour essayer de trouver des solution.

Ce que Emmanuel Macron a tenté de faire…

Tout à fait, je l’avais félicité à l’époque , mais c’était trop tard. Cela lui a été beaucoup reproché, mais non, au contraire, il faut parler avec son adversaire. Le problème, c’est que nous avons raté de nombreuses occasions entre 2014 et 2022. Aller discuter avec les Russes, c’était exclu. C’est problématique.

Dans le même temps, alors que la chine prenait possession des mers du Sud, on n’a pas eu de problème à continuer à parler avec elle. Et même si on ne veut pas discuter avec Poutine, qu’on le fasse avec Lavrov (son ministre des Affaires étrangères – Ndlr).

Cela permettrait aussi de montrer qu’il existe un canal de discussion à côté de Poutine..

Tout à fait. quand on voit le rôle des Turcs, c’est quand même un rôle intéressant qui a permis notamment un accord sur les céréales ou l’échange de prisonniers. Cela montre qu’il y a moyen d’avoir des discussions. Il y a un moment où il faut revenir à la diplomatie. Je ne dis pas qu’il faut arrêter de soutenir l’Ukraine, mais c’est dommage qu’en parallèle, il n’y ait pas des intiatives européennes sur le plan diplomatique.

C’est d’autant plus étonnant que si vous prenez les grands auteurs des anénes 1990, que ce soient Samuel Hutington ou Zbigniew Brzeziski, ils ont toujours dit que l’Ukraine serait un enjeu majeur qui pourrait entraîner des événements importants. Cela a toujours ét une question délicate qui pourrait mener à un scénario catastrophe.

Cela pourrait devenir une guerre mondiale explicite?

J’ai un peu peur que l’on se retrouve dans une situation où l’on va faire un nombre incroyable d’erreurs de calculs, comme au début de la Premier guerre mondiale. On est rentré dans ce conflit en raison de mauvaises analyses, de biais cognitifs, jusqu’à en arriver à une guerre complète. J’ai peu que l’on retourne à ce scénario. Et que l’idéologique et l’émotionnel prennent le dessus sur un certain réalisme qui est quand même nécessaire en relations internationales.

Et la différence par rapport à 1914, c’est qu’on a l’arme atomique…

Evidemment. J’ai l’impression que l’on part du principe qu’on ne va pas l’utiliser. Mais le contexte est moins rationnel que lors de la crise des missiles de Cuba et c’est plus complexe parce qu’il y a un grand nombre d’acteurs qui jouent un rôle, dont une Europe de l’Est très agressive. Oui, je trouve qu’on doit revoir nos politiques et nos analyses.

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