Bruno Colmant: “Il y aura toujours une crise de la zone euro susceptible d’éclater”
L’économiste analyse la faiblesse de la monnaie unique, face au dollar devenu valeur-refuge. Une conséquence de la guerre en Ukraine, mais aussi un mal structurel.
L’économiste Bruno Colmant, professeur à l’ULB et à l’UCLouvain, a écrit plusieurs livres sur l’euro et les monnaies. Il analyse pour Trends Tendances la période monétaire agitée du moment.
La livre anglaise dévisse sérieusement, l’euro reste faible et le dollar est une valeur refuge. Assistons-nous à une guerre des monnaies?
En tout cas, ce qui m’avait surpris, pendant pas mal d’années, c’est la relative stabilité des monnaies les unes par rapport aux autres. C’était presque anormal, d’ailleurs. La crise du Covid avait touché toute l’économie mondiale et il n’y avait pas de grande disparité entre la croissance et la décroissance de certains pays.
Aujourd’hui, l’économie des Etats-Unis est sur le rebond, proche du plein-emploi et, surtout, autosuffisant en matière énergétique, ce qui veut dire qu’elle ne connaît pas le problème de dépendance de l’Europe. Le gaz, là-bas, coûte le dixième de ce qu’il coûte chez nous. Qui plus est, quand un Américain paye son gaz, il le paye à un autre Américain, pas à un étranger.
C’est donc bien une valeur refuge par rapport aux autres monnaies?
Evidemment, les Etats-Unis ne sont pas touchés de la même manière par les répercussions de la guerre en Ukraine. Si la monnaie britannique a dévissé, c’est d’abord parce qu’ils vont connaître une inflation à deux chiffres cette année-ci. Une inflation non contrôlée, c’est toujours le signe d’une monnaie qui va devenir faible. On n’a pas envie d’investir dans une monnaie qui perd de son pouvoir d’achat, par la force des choses.
Une monnaie faible reste-t-elle un élément de relance potentiel, notamment parce que cela soutient les exportations?
C’est bon d’avoir une monnaie faible pour les exportations, mais le problème, c’est que la crise énergétique induit que ce que l’on importe est plus cher. En d’autres termes, on n’a pas la plus-value que cela pourrait apporter.
Même chose pour l’euro?
Oui, nous sommes en réalité dans le scénario des années 1970, finalement, quand la baisse des monnaies a créé de l’inflation importée parce que le prix de toutes les matières premières augmente et, comme leur prix est exprimé en dollars, cela augmente encore plus. Dans les années 1980, des accords avaient été nécessaires pour resserrer la parité des monnaies.
Maintenant, l’euro a quand même perdu environ 18% de sa valeur. Notre monnaie est rongée par de l’inflation et, surtout, on se rend compte, dans le même temps, que la Banque centrale européenne est incapable de la combattre alors que c’était cela sa doxa. Pendant vingt-trois ans, elle n’avait pas eu à le faire parce que nous étions en désinflation. Aujourd’hui, alors qu’il s’agit de son premier stress test grandeur nature, on se rend compte que la Banque centrale ne peut pas lutter contre une inflation importée en jouant sur les taux d’intérêt.
Cela crée un désintérêt pour l’euro, qui se trouve en outre proche d’une zone de guerre.
Nous payons l’impact de la guerre en Ukraine, une hausse de l’énergie plus forte qu’ailleurs, mais pêche-t-on aussi par un manque de gouvernance économique pour la zone euro?
Clairement, cela reste tout à fait vrai. L’hétérogénéité de la zone euro avait été gommée par la période Covid et l’intervention de la Banque centrale. Aujourd’hui, les disparités nationales réapparaissent, sans oublier les dissensions politiques qui peuvent resurgir comme viennent de le démontrer les élections en Italie.
Finalement, je pense qu’il y aura toujours une crise de la zone euro suseptible d’éclater, tapie derrière la monnaie unique.
Tant qu’il n’y aura pas une homogénéité plus grande?
Voilà, mais cela n’arrivera jamais parce que les pays sont des démocraties différentes. De même, il n’y aura jamais de fédéralisation complète. Donc, il y aura toujours une crise de l’euro qui va couver. Toujours!
Sauf si on titre les leçons de ces faiblesses, mais ce n’est pas ce qui se profile politiquement…
Non, vraiment pas. D’ailleurs, si on avait vraiment voulu les tirer, on l’aurait fait en 2008 ou en 2010. Mais on croit toujours que cela ira mieux par la force des choses. Cela ne veut pas dire que la monnaie va disparaître, mais il y aura toujours une tension potentielle. Et la faiblesse d’une monnaie n’est jamais bon signe, cela montre des faiblesses, un malaise.
Cela veut dire que le dollar est tout-puissant? Il n’y a pas d’alternative?
Le dollar est une valeur refuge… le temps que cela reste tolérable pour les Américains. Ils veulent casser l’inflation qui est, chez eux, essentiellement domestique. Mais les Américains n’aiment pas non plus une devise trop forte parce que cela pénalise leurs exportations. On pourrait très bien devoir faire un accord international, un jour, pour savoir quelles sont les marges possibles.
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