Paul Vacca

Une IA peut-elle avoir le groove?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Les bidouillages musicaux des intelligences artificielles sonnent-ils le glas des artistes? Dans les années 1980, on avait déjà claironné la mort de la musique face à l’omniprésence des synthétiseurs et des boîtes à rythmes…

A l’ère pré-numérique, on les appelait des “bootlegs”. Ce terme, forgé en clin d’œil aux contrebandiers de la prohibition qui cachaient leurs bouteilles dans leurs bottes, désigne des enregistrements pirates effectués lors d’un concert ou à partir de bandes volées sur la table de mixage d’un studio. Disques pressés à l’arrache avec des pochettes bricolées que fans et collectionneurs se passaient sous le manteau, heureux d’avoir des enregistrements inédits. Certains sont même devenus cultes au point d’être finalement intégrés à la discographie officielle de l’artiste piraté.

La semaine dernière, on a cru voir resurgir des bootlegs sur internet. Une version de Yesterday des Beatles chantée par Freddie Mercury ou Michael Jackson interprétant Don’t Stop Me Now de Queen et Jailhouse Rock d’Elvis. Des inédits miraculeusement retrouvés? On sut très vite qu’il n’en était rien: ce n’étaient pas des bootlegs mais les bidouillages d’une intelligence artificielle.

Pour certains, ce fut un coup de tonnerre: la mort de la musique puisque désormais l’IA peut même reproduire des voix inimitables. Une nouvelle mort en fait puisque, comme pour le cinéma, celle-ci a été si souvent annoncée: avec l’arrivée des synthétiseurs, des boîtes à rythmes, des samplers, des séquenceurs, des logiciels de musique et jusqu’à l’autotune, ce logiciel correcteur de voix. Dans les années 1980, on avait déjà claironné la mort de la musique face à l’omniprésence des synthétiseurs et des boîtes à rythmes. Or, non seulement ces instruments ont été humanisés, mais les guitares et les instruments acoustiques sont revenus en force.

Mais quelque chose aurait pu nous alerter sur le fait qu’il ne s’agissait pas de “véritables” bootlegs de Freddie Mercury ni de Michael Jackson: leur manque de relief. Passée la surprise initiale, ce qui marque en effet dans ces reprises effectuées par l’IA, ce sont leur platitude en tant que reprises. La énième illustration de ce que l’IA est à même de proposer dès qu’elle se mêle de création (qu’elle soit picturale, littéraire ou musicale): un produit a priori bluffant, mais terriblement “scolaire”.

Une bonne reprise, c’est un miracle à la portée de peu d’artistes. Alors, pour une machine…

Or, reprendre une chanson – surtout pour des artistes du calibre de Mercury ou Jackson – ne consiste pas à se couler docilement dans le moule, comme ici. Une bonne reprise, c’est un acte de destruction créative, d’infidélité et d’arrogance qui finit par rendre hommage à l’idée platonicienne de la chanson. Quelque chose de l’ordre de la transsubstantiation, où la chanson trahie ressort finalement régénérée. Bref, un miracle à la portée de peu d’artistes. Alors, pour une machine…

On nous rétorquera que si l’IA est bien programmée, elle serait en mesure de réaliser ce miracle. Mais dans ce cas, ce serait le génie du programmeur qu’il faudrait applaudir, pas la performance intrinsèque de l’IA.

Ironie du calendrier, cela intervient au moment où l’on fête les 10 ans de Random Access Memory, l’ultime album de Daft Punk, le duo à l’avant-garde de toutes les avancées technologiques. A cette occasion, Nile Rodgers, le guitariste producteur qui fut de l’aventure, a raconté sur France Inter au micro de Rebecca Manzoni ce que Get Lucky devait à la quête fébrile du groove – cette miraculeuse vibration rythmique – qui avait soudain jailli de sa guitare en studio.

Sous la machinerie parfaite du hit planétaire, il y avait donc ce je ne sais quoi d’improgrammable, cette pulsation vitale, ce quelque chose d’indécrottablement humain. Mais le duo de robots n’avait-il pas déjà vendu la mèche en intitulant leur précédent album Human After All, humain après tout ? Humain avant tout, a-t-on envie d’ajouter.

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