Ilham Kadri: “Dans ce métier, il faut avoir une peau d’éléphant”
Ilham Kadri a orchestré la scission du groupe de chimie et de matériaux Solvay. C’est ainsi qu’est née la société de produits chimiques spécialisés Syensqo, qu’elle dirige depuis lors. Pour Trends-Tendances, la CEO fait le point. “Nous exécutons parfaitement notre plan.”
Fin 2023, la capitaine d’industrie franco-marocaine Ilham Kadri a donné un nouveau souffle à l’avenir de Solvay, fierté du secteur chimique belge depuis 160 ans, en scindant l’entreprise. Le nom “Solvay” a été conservé pour l’essentiel de ses activités traditionnelles, comme la production de carbonate de soude, qui est à l’origine de la création de l’entreprise. L’activité de croissance, qui comprend les polymères spéciaux pour les smartphones, les batteries et les matériaux composites pour les avions et les voitures, entre autres, a été baptisée Syensqo.
Avec cette scission, Ilham Kadri souhaitait mieux exploiter le potentiel des deux entreprises et obtenir une meilleure valorisation boursière. Sauf que Syensqo n’a pas encore répondu aux attentes élevées et que Solvay a pris l’avantage sur sa société sœur sur le marché boursier. “Les critiques font partie de ce travail”, nous a-t-elle notamment déclaré au cours d’une interview exclusive.
TRENDS-TENDANCES. Quel regard portez-vous sur cette première année de Syensqo ?
ILHAM KADRI. Un regard de fierté. Notre voyage a commencé en décembre 2023. Nous sommes des explorateurs. Nous sommes une nouvelle marque. Beaucoup de gens ne savent même pas comment prononcer notre nom. Nous sommes encore comme un nouveau-né qui doit trouver sa place et montrer qui il est. Nous innovons comme des fous, alors qu’à l’heure actuelle, déjà 85% de tous les avions utilisent des matériaux Syensqo. Nos matériaux sont présents dans une voiture électrique sur deux et dans 90% de toutes les puces avancées.
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Cette société est gérée comme une jeune entreprise, alors qu’elle affiche un chiffre d’affaires de 7 milliards et compte plus de 1.300 employés. Il s’est déjà passé beaucoup de choses. Un petit échantillon : nous avons dû refinancer le crédit-pont pour la scission de Solvay et entraîner nos créanciers avec nous. Nous avons lancé un programme de rachat d’actions pour les employés, réduit nos engagements en matière de pension et retiré l’entreprise d’Euronext Paris. Je suis fière de l’équipe, qui a tout exécuté sans faille.
“Syensqo est gérée comme une jeune entreprise, même si elle réalise un chiffre d’affaires de 7 milliards d’euros et emploie plus de 13.000 personnes.”
Diriger Syensqo est-il plus excitant ? Vous n’avez plus à vous soucier de l’essentiel des activités chimiques classiques de l’ancien Solvay.
En effet, quand je me réveille le matin, on ne me demande plus rien sur le carbonate de soude (rires). Ce n’est pas plus excitant, mais c’est différent. Nous avons scindé Solvay parce qu’il y avait deux branches industrielles avec des modèles d’entreprise très différents, qui nécessitaient des compétences différentes et avaient des besoins d’innovation différents. Les gens avaient évidemment peur de ce qu’il adviendrait de Solvay après la scission. Solvay deviendrait trop petit et devrait quitter le Bel 20, disait-on. Mais je ne veux pas que l’on se souvienne de moi comme de la CEO qui a fait en sorte que Solvay sorte du Bel 20. L’entreprise est au top en termes de solvabilité et c’est une vache à lait, avec un cash-flow résistant et un rendement du dividende élevé.
Je suis déjà investisseur. Mais désormais, je dirige Syensqo, qui a appris à fonctionner au cours de sa première année d’existence. Cette année n’a pas été facile. Je ne peux rien faire contre les développements macroéconomiques, mais je peux assurer la croissance. Par le passé, nous étions de bons agriculteurs, mais pas de bons chasseurs. Cette mentalité de chasseur est la culture que nous stimulons chez Syensqo.
“Nous étions de bons agriculteurs, mais pas de bons chasseurs. Cette mentalité de chasseur est la culture que nous encourageons chez Syensqo.”
Cela ne transparaît pas encore dans le cours de l’action. Il est à la traîne.
Bien sûr, il y a d’abord eu la hype et l’excitation. Mais avons-nous jamais dit que nous allions réécrire toute l’histoire du jour au lendemain. Ce n’est pas une promenade de santé. Mais Syensqo a l’un des meilleurs bilans, voire le meilleur parmi ses pairs, et elle va se développer. Nous exécutons parfaitement notre plan. On peut me critiquer si le financement se passe mal ou si on pense que j’ai déçu nos clients, mais ce n’est pas le cas.
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Le bonus que vous avez perçu après la scission a fait l’objet de critiques. Que vous inspire ce genre de commentaires?
Beaucoup de choses ont été dites à ce sujet. Dans ce métier, il faut avoir une peau d’éléphant, sinon on ne survit pas. Et il faut faire preuve de résilience et de détermination. Si j’avais écouté les médias, je n’aurais pas pu scinder Solvay. La peur est l’ennemie des améliorations. En tant que CEO, on peut parfois se sentir très seul. Et la critique y participe. Je ne dis pas que tout ce que j’ai fait dans ma carrière a été sans erreurs. Je ne fais pas partie de ces dirigeants qui pensent détenir la vérité ultime. Je ne suis pas un robot. L’important est d’apprendre et d’apprendre encore. C’est mon mantra. J’essaie de ne pas prendre les choses personnellement et d’en faire une occasion de grandir. D’ailleurs, je préfère le feedback à la critique. Le feedback est un cadeau et il est constructif.
Syensqo est-elle suffisamment légère et décisive ?
Notre ambition et notre boussole sont d’être un formidable leader dans le domaine de la chimie de spécialité. En même temps, notre monde change et nous devons nous adapter pour répondre aux besoins de nos clients. Jamais au cours de ma carrière, je n’ai eu à faire preuve d’autant d’adaptabilité. Prenons l’exemple de l’interruption de l’aviation à cause du covid. Le secteur en souffre toujours, et nous aussi. On construit toujours moins d’avions qu’en 2019. Il y a 15.000 avions dans le pipeline. Il faudra 15 ans pour construire tout ce qui figure dans les carnets de commandes, ce qui est une bonne nouvelle pour nous. Mais pour les matériaux de batteries, par exemple, je ne vais pas faire poser les fondations d’une nouvelle usine aujourd’hui si le client n’a pas besoin de nos produits. Ce serait stupide.
Mais la chose la plus importante pour notre succès futur, c’est notre personnel. Toute décision le concernant n’est jamais prise à la légère. Nous supprimons 300 à 350 emplois, ce qui représente moins de 3% du total. Mais nous recherchons également 500 à 700 personnes. Le marché ne se rend pas suffisamment compte que nous sommes en train d’assembler toute la plomberie de Syensqo, en ce compris un nouveau système ERP (progiciel de gestion intégré ou PGI, en français, ndlr). Toute cette tuyauterie est invisible pour le monde extérieur, mais il faudra plusieurs années pour la mettre en place.
L’Europe a-t-elle définitivement perdu face à la Chine et aux États-Unis dans votre secteur ?
J’espère que tout le monde réalise enfin que l’Europe a un gros problème de compétitivité. Ce problème est aggravé par l’incertitude politique dans des pays comme la France et l’Allemagne, et par la réélection de Donald Trump. Il s’agit de savoir à quel point on peut être agile et faire preuve de résilience en ces temps difficiles pour en sortir plus fort.
Êtes-vous pessimiste ?
Non. Vous me connaissez un peu maintenant. Je suis une optimiste et une humaniste. Je serai toujours optimiste car je crois aux ressources humaines et au leadership. Je l’ai vu pendant le covid. La moitié de notre activité s’est arrêtée, notre Ebitda s’est effondré et je ne savais pas si nous allions pouvoir terminer l’année. Et nous en sommes sortis plus forts que jamais. Je le rappelle à nos collaborateurs. Ce qui peut nous nuire, c’est le manque de leaders. Nous avons besoin de leadership et d’esprit de décision. Sinon, les délocalisations industrielles se multiplieront.
N’est-il pas de plus en plus difficile de rester optimiste ? Le covid était notre ennemi commun, mais on reparle désormais d’un marché européen qui se transforme doucement en un gâchis économique et politique.
C’est presque une question philosophique. Je me lève le matin, je médite et j’aborde la journée avec une attitude optimiste. Je suis optimiste parce que l’histoire nous montre – qu’il s’agisse de guerres, de chocs économiques ou de pandémies comme avec le virus du covid – que les gens finissent par faire ce qui est nécessaire. Parfois, il faut une grande crise pour réveiller tout le monde. Je suis peut-être optimiste, mais je ne suis pas idiote. Vous souvenez-vous de notre rencontre avec 73 CEO à Anvers (où a été signée la déclaration d’Anvers, à l’origine du Clean Industrial Deal visant à revitaliser l’industrie européenne, ndlr) ? Il ne s’agissait pas de se montrer optimiste. Nous avons dit clairement ce dont nous avions besoin.
Les États-Unis sont beaucoup plus préoccupés par l’onshoring (le retour des activités à l’étranger, ndlr) et la protection de leur industrie, et la Chine n’est pas une nouveauté pour nous. Les États-Unis pratiquent la relocalisation depuis que j’ai commencé à travailler dans ce secteur il y a 30 ans. Les entreprises européennes doivent donc s’adapter, car nous sommes passés d’une mondialisation des échanges à une radicalisation, une polarisation et une démondialisation. Syensqo ne réalise encore que 23% de son chiffre d’affaires en Europe. Je continue d’investir en Europe, mais j’ai besoin d’un environnement commercial qui me donne de la transparence et de la visibilité afin que je puisse défendre ces investissements auprès de mon conseil d’administration et de mes investisseurs.
En Europe, il est plus difficile pour les chefs d’entreprise d’avoir une vision à long terme, car tous les pays ne sont pas d’accord entre eux sur la stratégie à suivre. En Chine, et maintenant aux États-Unis avec Trump, ces politiques sont décidées par quelques-uns.
L’Europe a fait du bon travail, mais il n’existe toujours pas de véritable Union européenne pour les marchés, l’énergie et les capitaux. Le plus grand défi est le manque de clarté et de gouvernance dans les grands pays comme la France et l’Allemagne, mais aussi en Belgique. J’espère que l’Europe évoluera d’une Europe qui a de l’ambition à une Europe qui passe à l’action. Nous n’avons pas besoin de nouveaux rapports. Tout est déjà là, avec la déclaration d’Anvers et le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité de l’Union européenne. Je me suis réjouie qu’Ursula von der Leyen ait nommé un commissaire chargé d’élaborer une stratégie industrielle. Elle a également promis une simplification de la réglementation qui tue de nombreux acteurs de l’industrie. Il est donc essentiel de conclure rapidement ce Clean Industrial Deal. Sinon, l’industrie mourra, et avec elle les emplois dans ce secteur.
Existe-t-il des solutions rapides ?
La solution la plus rapide est de simplifier la bureaucratie. Les longues procédures d’autorisation nous tuent. C’est une solution facile à mettre en œuvre. L’Europe a montré qu’elle pouvait faire face à une pandémie. Elle peut donc se mobiliser dans les moments difficiles. Le moment est crucial pour l’industrie. Il n’est pas trop tard. Mais ne perdons pas un jour de plus.
L’Europe aurait-elle tort de s’engager dans une guerre tarifaire?
Les États membres ne sont pas alignés parce que des pays comme l’Allemagne, la France et l’Espagne examinent également leurs relations bilatérales. L’Europe a commencé à le faire pour les voitures électriques, mais il y a un risque de représailles. L’Europe a besoin de la Chine pour exporter. Et elle a besoin des États-Unis, l’un des principaux partenaires de l’Union européenne et du Royaume-Uni. Je n’appelle donc pas à des droits de douane sur les importations. En tant que capitaines d’industrie, nous avons toujours promu le libre-échange, même si l’Organisation mondiale du commerce ne fonctionne plus de facto. Seule l’UE promeut et défend encore l’OMC. Le Brésil a des droits de douane, la Turquie aussi, et nous savons à quoi nous attendre de la part de l’administration Trump.
Vous pratiquez le yoga, et vous n’êtes pas la seule CEO à le faire. Est-ce le signe que la pression exercée sur les dirigeants d’entreprise s’est considérablement accrue ?
Le rôle du CEO a beaucoup évolué au cours de la dernière décennie. La géopolitique a beaucoup plus d’influence sur l’économie et vice-versa. Plus que jamais, il faut donc être en bonne santé, physiquement et mentalement. J’ai vu certains de mes pairs perdre la tête. C’est pourquoi il est important de ne pas prendre les critiques ou les oppositions personnellement, afin de se protéger. Lorsque je suis devenu CEO, les gens ne parlaient pas souvent de résilience. Ils voulaient une main de fer dans un gant de velours. Cela a beaucoup changé.
“L’hygiène mentale est cruciale. Si vous ne le faites pas pour vous-même, comment pourriez-vous inspirer les autres ?”
L’hygiène mentale est cruciale. Si vous ne le faites pas pour vous-même, comment pourriez-vous inspirer les autres ? Ils voient que je fais du sport, ou que je veille à avoir une alimentation saine. C’est une question d’héritage. C’est pourquoi j’aime être un mentor. Les bases de la vie d’entreprise, de la prise de parole en public, de l’analyse, des interviews, mes protégés peuvent les apprendre n’importe où. Ils sont bien formés dans ces domaines. Mais ce qui est également crucial, c’est l’ancrage et le maintien d’un équilibre.
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