Jonas Van der Slycken (économiste): «Vouloir écologiser l’économie actuelle n’a aucun sens»

© Thomas Sweertvaegher
Ilse De Witte Journaliste chez Trends Magazine

Le jeune économiste Jonas Van der Slycken plaide pour un modèle économique fondé sur le bien-être au lieu de la croissance. «Davantage de consommation et de production ne nous rendra pas nécessairement plus heureux, car ni la consommation ni la production ne sont sources d’augmentation durable du bien-être.»

«Au final, tout tourne toujours autour de la croissance», s’exclame Jonas Van der Slycken (UGent) au terme de la discussion consacrée au Green Deal européen, les ODD (objectifs de développement durable des Nations unies) et d’autres initiatives. Or ce n’est pas le cœur du problème à ses yeux. Il propose d’abandonner la croissance comme pierre angulaire de notre économie pour la remplacer par une économie pour tous. Son livre qui paraîtra cette semaine est d’ailleurs intitulé Genoeg voor iedereen. Naar een economie die zorgt voor mens en planeet. (non traduit en français).

Avec ce premier jet, le jeune économiste se positionne en ardent défenseur de la décroissance, un mouvement qui remonte aux “Limites de la croissance”, célèbre rapport publié en 1972 par le Club de Rome. Cette simulation informatique fondée sur différents scénarios avait révélé que notre économie de croissance dépassait les limites de ce que peut supporter la terre dans la plupart des cas. La décroissance a pour but de sortir de notre modèle de croissance économique dont le principal indicateur est le produit intérieur brut (PIB).

L’économie n’est pas uniquement trop grande pour l’écosystème, elle l’est aussi pour les gens et la société.

TRENDS-TENDANCES. Les problèmes ont-ils commencé à l’introduction du PIB?

JONAS VAN DER SLYCKEN. Dès 1934, Simon Kuznets a mis en garde contre la perspective limitée qu’offrait le PIB. Kuznets figurait pourtant parmi les économistes à l’origine du système des comptes nationaux, dont a découlé plus tard le calcul du PIB. Nous assimilons aujourd’hui le PIB à la prospérité, alors que ce n’est pas ce que mesure le PIB. Il serait préférable d’utiliser un indicateur plus large qui prend en compte les tâches ménagères, la valeur du bénévolat, les coûts écologiques, l’inégalité et la répartition de la consommation et de la prospérité.

Quel indicateur proposeriez-vous?

Dans le cadre de mon doctorat, j’ai étudié l’Index of Sustainable Economic Welfare (ISEW). Cet indice a aussi une variante récente, le Genuine Progress Indicator (GPI). Utiliser ces indicateurs comme mesure de la prospérité permettrait de tenir compte du bien-être, des coûts écologiques et de la qualité. Mais tout indicateur reste fondamentalement une simplification de la réalité. Mon doctorat conclut que la meilleure solution consisterait à formuler des objectifs distincts pour les éléments de ces trois indicateurs.

Les critiques à l’encontre du PIB sont connues. Pourquoi continuons-nous à l’utiliser comme instrument de mesure?

Il n’y a aucune unanimité parmi les économistes sur l’alternative à utiliser. Il n’y aura jamais d’indicateur miracle qui couvre tous les aspects de la prospérité. Il est par conséquent nécessaire d’opérer un changement de mentalité et d’aller plus loin que l’indicateur. Comment faire en sorte que chacun ait suffisamment pour bien vivre, que tout soit justement réparti.? Comment en arriver à une économie juste, une société inclusive, un sentiment de communauté.? Comment obtenir que le monde vivant cesse de se réduire.? Il est nécessaire de conjuguer plusieurs indicateurs, d’adapter nos priorités. Nous devons changer l’ensemble du logiciel.

Vous citez Raj Patel, qui a calculé qu’un hamburger coûterait 200 dollars si l’on incluait les coûts écologiques et sociaux cachés. Les consommateurs modifieraient-ils leurs habitudes d’achat s’ils pouvaient voir les coûts sociaux sur le ticket de caisse?

C’est une information importante que l’on pourrait donner, mais elle est encore limitée. Car ces 200 dollars ne sont qu’une estimation qui ne prend pas encore tout en compte. Certaines choses ne peuvent s’exprimer en termes monétaires. Il ne faut pas uniquement s’intéresser à l’argent. Il faut aussi demander aux gens comment ils se sentent, ce qui leur manque, quels sont leurs besoins qui ne sont pas encore satisfaits. Nous pourrons ainsi déterminer où se situent les failles actuelles et éviter qu’il y ait encore de la pauvreté ou que des enfants se rendent à l’école avec une boîte à tartines vide.

Ne suffirait-il pas de décrocher des combustibles fossiles et de découpler la croissance des émissions de CO2?

La décroissance n’est pas uniquement nécessaire pour des raisons écologiques. Il ne fait aucun doute que nous devons réduire nos émissions, rapidement et de beaucoup. Mais notre objectif n’est pas d’écologiser l’économie existante. Nous voulons une économie du bien-être, qui répond aux besoins des gens. L’économie n’est pas uniquement trop grande pour l’écosystème, elle l’est aussi pour les gens et la société. Augmenter la consommation et la production n’est pas une solution miracle. Le contenu matériel de l’économie ne nous rend pas plus heureux. Nous sommes enfermés dans une course à la consommation qui ne mène pas à une augmentation durable du bien-être. Elle n’offre pas non plus de réponses à nos besoins non matériels, notamment le besoin de sens. En procédant de la sorte, nous n’aurons jamais assez. Il n’y a donc aucun sens à vouloir écologiser l’économie actuelle.

Les questions sociales et écologiques sont indissociablement liées.

Vous évoquez un changement de paradigme, mais on peut se demander comment il va se produire : d’un moment à l’autre, ou progressivement? C’est quand même un changement très radical.

Le changement est déjà en cours, étape par étape. Je pense aux gens qui font du bénévolat, qui développent une économie solidaire et coopérative, etc. De nombreuses personnes mettent déjà cette économie en pratique par le bas, mais ce n’est pas encore le courant principal. Mais nous pouvons prendre des mesures politiques qui favorisent peu à peu ce basculement. Martin Luther King disait qu’avoir la foi, c’est monter la première marche même quand on ne voit pas encore tout l’escalier.

Pour provoquer ce changement de système, vous n’êtes pas partisan des subventions et des impôts. N’êtes-vous pas favorable à une taxe carbone?

Donella Meadows, une économiste célèbre pour ses analyses des systèmes complexes, a démontré que les subventions et les impôts n’étaient pas les leviers les plus puissants pour faire changer de cap le pétrolier qu’est notre économie de croissance. Il est préférable de miser sur la manière de penser, sur un changement de mentalité. Une taxe carbone contribuera évidemment à se débarrasser des combustibles fossiles, mais le changement que nous devons provoquer est beaucoup plus profond.

Vous proposez également des mesures politiques comme un impôt de 100% sur tous les revenus au-dessus du million d’euros et un impôt sur la fortune de 90% au-dessus du milliard d’euros. Ne vous compliquez-vous pas énormément la tâche en mêlant ainsi combat social et combat climatique?

Les questions sociales et écologiques sont indissociablement liées. Les riches consomment plus et pèsent plus sur la planète. C’est ainsi que l’on fait beaucoup de dégâts qui peuvent être évités. On gaspille énormément de ressources. C’est désastreux d’un point de vue écologique sans apporter davantage de bien-être sur le plan social. En demandant une plus grande contribution aux épaules les plus solides, nous pourrons financer des services universels de base, afin qu’il y ait assez pour chacun : assez de nourriture, de logements, de transports en commun, d’enseignement, de soins de santé, etc. Aujourd’hui, des gens sont exclus. Les souhaits sont infinis et les moyens de les combler sont rares. En revanche, si l’on ne regarde que les besoins, il est possible de les satisfaire.

Vous vous rattachez en partie à la pensée communiste, en y ajoutant un aspect écologique.

C’est un réflexe typique. Fondamentalement, le communiste était également un système reposant sur la croissance. Nous devons sortir du dualisme consistant à voir le capitalisme d’un côté et tout ce qui s’en écarte comme du communisme de l’autre. Ma proposition est totalement différente, je souhaite une économie au service de l’humain et de la planète.

Vous accordez un grand rôle à l’Etat. Ne faites-vous pas trop peu confiance en l’entrepreneur? Absolument pas. Le livre que je viens de publier veut au contraire créer les contours d’une économie où nous créons davantage de possibilités pour les entrepreneurs et l’entrepreneuriat. Ceux qui ont de l’argent pourront investir de manière plus ciblée. Quel que soit le point de vue que vous adoptez, c’est finalement à l’Etat qu’il revient de dessiner les lignes de force. Et l’Etat échoue dans cette tâche. Via des conseils citoyens et la participation citoyenne, on peut en arriver à des décisions qui suscitent une plus grande adhésion démocratique. Je suis convaincu qu’il est encore possible d’approfondir et d’élargir la démocratie. Aujourd’hui, l’Etat est étroitement lié aux entreprises, qui privilégient la croissance. Si l’on coupe ce lien et qu’on parvient à consolider celui qui unit l’Etat au citoyen, les gens feront d’autres choix.

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