Faut-il avoir peur de l’inflation?

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Les prix de nombreuses matières premières flambent. Les prix à la consommation frémissent. Faut-il craindre le grand retour de l’hydre inflationniste? Les analystes tempèrent, en partie.

Cuivre, minerai de fer, maïs, acier, soja, carton d’emballage, bois, semi-conducteurs… Le prix d’une foultitude de biens, et surtout de matières premières, est en train de chauffer. Le cours du blé a pris 40% sur un an, celui du cuivre a doublé, celui de l’acier a triplé…

Et cette fièvre commence à se répercuter sur les prix à la consommation. En Belgique, fin avril, ils sont 2,1% plus élevés qu’il y a un an. Voila près de deux ans que nous n’avions plus vu un taux d’inflation aussi élevé. Serions-nous entrés dans une dangereuse période de surchauffe inflationniste, rappelant même à certains les temps mouvementés des chocs pétroliers d’il y a 50 ans? Attention toutefois à la comparaison, avertit Dirk Schumacher, responsable de la recherche macro pour l’Europe auprès de la banque Natixis. “Intrinsèquement, note-t-il, un choc pétrolier n’entraîne pas nécessairement de dépassement durable d’inflation de sa cible. Des pics pétroliers plus récents, d’une ampleur similaire à ceux observés dans les années 1970, n’ont pas provoqué de hausse durable de l’inflation. Pour que l’inflation accélère durablement, il faut que les banques centrales commettent une erreur de manière répétée. Dans le cas des années 1970, l’erreur a été de maintenir une politique monétaire trop accommodante trop longtemps.”

Pour que l’inflation accélère durablement, il faut que les banques centrales commettent une erreur de manière répétée.

Dirk Schumacher (Natixis)

Il reste que le sujet rend les marchés nerveux. Le taux de référence auquel l’Etat belge emprunte sur 10 ans, qui avait été si longtemps en territoire négatif, est remonté à 0,3% ces derniers jours. Et en Bourse, on assiste à une multiplication de séances dans le rouge, dictées par cette question: après des décennies de croissance modeste mais aussi de faible hausse des prix et de très faibles taux d’intérêt, les règles du jeu seraient-elles en train de changer?

Un effet de rattrapage

Alors essayons d’y répondre. A court terme, c’est indéniable, les prix ont monté depuis un an. Mais on s’y attendait. “Après un arrêt complet de l’économie mondiale, il est assez logique de voir apparaître des phénomènes d’inflation dans la phase de reprise, observe Philippe Ledent, économiste senior après d’ING Belgique. Ils sont notamment liés au coût du transport maritime et aux prix des matières premières, qui avaient baissé au printemps et à l’été de l’an dernier suite à la pandémie, et qui remontent aujourd’hui à la faveur de la réouverture de l’économie et de la forte demande qui en est la conséquence. Mais cela, on le savait depuis longtemps. De même qu’on savait que suite aux investissements qui avaient dû être réalisés dans une série de services et de commerces, ceux-ci allaient, lorsqu’ils allaient rouvrir, être tentés d’augmenter leurs prix.”

Il y a en revanche quelques surprises, notamment sur la hausse des prix de certaines matières premières qui ne s’explique pas seulement par un effet de rattrapage de la baisse de l’an dernier. “Oui, certains prix battent des records, souligne Philippe Ledent. Comme on observe une reprise relativement synchronisée et que toutes leurs entreprises qui ont mangé leurs stocks l’an dernier veulent les reconstituer en même temps, il s’est formé un goulot d’étranglement qui provoque une forte hausse des prix de ces matières premières. A cette réalité s’ajoute en outre un élément peut-être moins visible: les problèmes d’approvisionnement dans les semi-conducteurs.”

Interrogé par Bloomberg, Zac Rogers, professeur adjoint à l’Université du Colorado, parle d’un “changement de paradigme”. Dans le passé, l’ampleur des stocks, leur transport et le coût de leur entreposage coûtaient peu et étaient assez fiables. Mais la pandémie, qui a fait monter en flèche l’e-commerce, a modifié cet équilibre. Les entrepôts se sont rapprochés des centres-villes, occupant des espaces laissés vides par des grands magasins, voire des parkings, ce qui a permis de raccourcir les délais de livraison, mais en échange de frais supplémentaire de main-d’oeuvre et d’immobilier. Et cela commence à se répercuter sur les prix.

Un problème de digestion

Et à ces surprises d’ordre économique s’ajoute une surprise politique: l’ampleur du plan de relance américain. Rappel des chiffres: depuis le début de l’année, Joe Biden a signé un chèque de 1.900 milliards de plan de sauvetage, 2.250 milliards d’investissement dans les infrastructures et 1.800 milliards pour le “capital humain” (aides aux familles et à l’enseignement).

Certains économistes (on pense à l’ancien chief economist du FMI Olivier Blanchard ou à l’ancien secrétaire d’Etat au Trésor américain Larry Summers) estiment que “trop is te veel”: l’économie américaine ne pourra pas absorber tout cet argent public. C’est ici qu’intervient un élément que les économistes nomment l’ output gap, ou l’écart entre le niveau de production réel d’une économie et son niveau de production “idéal”. Ce niveau potentiel est celui atteint par une économie qui utilise de la manière la plus efficiente possible, sans créer de surchauffe, le capital et le travail. Dans ce scénario idéal, le chômage est au plancher mais il n’y a pas trop d’inflation. Or, si l’économie utilise déjà à plein ses capacités de production, elle ne pourra pas digérer sans surchauffe de gros montants d’aides publiques.

La même crainte d’une explosion des prix des matières premières en raison d’une forte demande avait surgi dans les années 1960.”

Philippe Ledent (ING)

Et l’on craint que les Etats-Unis se trouvent dans ce cas: ils devraient retrouver leur niveau d’activité d’avant-crise dès ce trimestre-ci. “Tout ce que l’économie américaine ne pourra pas absorber va se traduire par de l’inflation, souligne Philippe Ledent. On le voit déjà, ajoute-t-il: l’augmentation de plus de 10% des ventes au détail en mars aux Etats-Unis est probablement liée à la distribution des chèques aux ménages.”

On notera que la situation européenne diffère largement de celle des Etats-Unis. Car l’Europe a encore un grand rattrapage à effectuer pour retrouver son niveau d’avant-crise, lequel n’était pas encore son niveau potentiel. La zone euro est encore loin du plein emploi. L’Europe est donc en position d’absorber un choc positif d’aide publique bien plus important que les Etats-Unis.

Faut-il alors craindre le pire venant d’outre-Atlantique? Pas nécessairement. Ces milliards de dollars qui tombent sur l’économie américaine seront distribués sur une dizaine d’années, ce qui adoucit quand même l’ampleur du choc. “Il est impossible de croire à une inflation durable aux Etats-Unis”, ajoute l’économiste en chef de Natixis, Patrick Artus, qui rappelle qu’ “après chaque récession, il y a une poussée transitoire de l’inflation, qui est un rattrapage des hausses des prix qui n’ont pas pu avoir lieu pendant la récession”. Alors oui, il y a ces prix record dans une série de matières premières, mais “la hausse rapide des prix des matières premières est due à la brutalité de la reprise économique et à la déformation de la structure de la demande des services vers les biens. Ces deux causes de la hausse des prix des matières premières sont transitoires”, assure Patrick Artus. Qui ajoute qu’aux Etats-Unis, on ne voit pas de signe d’inflation salariale.

En Europe non plus, d’ailleurs. “Le premier accord salarial qui a lieu en Allemagne est plutôt modeste, juge Philippe Ledent. Il prévoit une augmentation de 2,3% des salaires nominaux, inflation comprise, dans les 21 prochains mois.” Chez ING, on estime aussi que l’inflation devrait rester sage ces prochaines années. Pour les Etats-Unis, les économistes de la banque tablent sur une hausse des prix de 3,4% en 2021, 2,9% en 2022 et 2,6% en 2023. Et pour la zone euro, elle serait de 1,7% cette année et 1,6% tant en 2022 qu’en 2023. Soit parfaitement dans les clous de la Banque centrale européenne (BCE) qui a pour objectif une inflation “en dessous mais proche de 2%”. “Mais les Etats-Unis resteront un point d’attention”, avertit Philippe Ledent.

Craintes démographiques et écologiques

Ce qui précède n’évacue toutefois pas la crainte d’une résurgence de l’inflation à plus long terme. “Deux éléments pourraient y pousser: les prix des matières premières et les salaires”, note Philippe Ledent. Concernant les matières premières, l’Agence internationale de l’énergie a jeté de l’huile sur le feu il y a quelques jours. Elle souligne dans un rapport que les technologies qui verdissent l’économie réclament davantage de matières premières: une voiture électrique typique nécessite six fois plus de minerais qu’une voiture classique, et une centrale éolienne en mer en requiert 13 fois plus qu’une centrale électrique au gaz de taille similaire. “C’est un argument qu’il faut garder à l’esprit mais qui n’est pas une fatalité, modère Philippe Ledent. La même crainte d’une explosion des prix des matières premières en raison d’une forte demande avait surgi dans les années 1960, mais c’était sans compter sur les gains de productivité dus à l’évolution technologique.”

Il est impossible de croire à une inflation durable aux Etats-Unis.”

Patrick Artus (Natixis)

Un autre argument réside dans l’évolution des salaires. On a vu que pour l’instant, il n’y a pas de pression de ce côté, mais le sujet n’est pas clos. On le voit chez nous mais aussi dans d’autres pays: la sortie de crise s’accompagne de revendications salariales, du sentiment que les chiffres d’inflation officiels ne reflètent pas la situation vécue par les gens. Et c’est en partie vrai, notamment parce que l’inflation officielle sous-estime encore largement le coût d’un logement (voir le graphique ci-dessous).

Faut-il avoir peur de l'inflation?

Et puis, certains anticipent là aussi un “nouveau paradigme”. Dans un essai sorti l’an dernier, deux économistes, Charles Goodhart et Manoj Pradhan, combattent l’idée que la globalisation va continuer à maintenir l’inflation vers le bas. Ils estiment que les grands réservoirs de main-d’oeuvre bon marché qu’ont été l’Asie et l’ancienne Europe de l’Est se vident. Ou en tout cas, que les salaires y rattrapent ceux des économies avancées et qu’il y aura dès lors une pression à la hausse sur ces salaires, alimentée par le fait que le vieillissement de la population commence aussi à faire sentir ses effets dans ces deux zones.

Verdissement de l’économie, mouvements démographiques…, ces menaces, toutefois, restent hypothétiques. D’autant qu’il manque un dernier élément. On doit effet rappeler qu’un réchauffement de l’inflation est aussi une question de psychologie des foules. Il faudrait donc que dans l’esprit des gens, s’ancre le fait que la hausse des prix va s’accélérer sur une longue période. Une telle idée enclencherait alors une machine infernale comme dans les années 1970. “L’inflation devrait se maintenir suffisamment longtemps à un niveau supérieur aux prévisions pour que les ménages et les entreprises finissent par ajuster à la hausse leurs anticipations d’inflation à long terme, remarque Dirk Schumacher. En outre, la BCE devrait ne pas tenir compte de cette dérive à la hausse des anticipations d’inflation.” Oui, c’est une menace. Mais elle reste donc très hypothétique: “La probabilité de réalisation d’un tel scénario nous semble très faible”, conclut l’analyste.

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