A6K tente la fusion de l’industrie et du numérique
La plateforme techno-industrielle basée à Charleroi ambitionne de devenir un centre d’innovation, d’expérimentation et de formation de renommée européenne. Reportage dans un lieu foisonnant d’idées et de projets, où des entreprises industrielles côtoient start-up, scale-up, investisseurs et apprentis codeurs.
Sur les quais de la Sambre, la rénovation à marche forcée de la ville hainuyère est frappante. Le quartier est en pleine transformation. Les abords de la gare de Charleroi-Sud accueilleront prochainement les navetteurs dans un environnement remanié. En attendant, c’est le chantier. De la gare, le visiteur butte sur un imposant cube de béton, qui cache une activité insoupçonnée. L’ancien bâtiment du tri postal, inutilisé pendant des années, a trouvé une nouvelle vie. Depuis deux ans, il héberge un centre d’innovation et de formation axé sur l’industrie et les technologies numériques. Baptisée A6K-E6K, cette plateforme multi-fonctions tente d’imbriquer le savoir-faire local, hérité de la tradition industrielle de la région, avec le monde du numérique, qui charrie des promesses de développement économique et d’emplois nouveaux. Vaste projet.
Cette plateforme multi-fonctions tente d’imbriquer le savoir-faire local, hérité de la tradition industrielle de la région, avec le monde du numérique.
Notre guide du jour est la cheville ouvrière de ce hub carolo en pleine expansion. Ancien de Caterpillar, où il a passé 11 ans, Abd-Samad Habbachi incarne la volonté de renouveau d’une ville qui peine à se redéployer après le déclin de ses industries. En 2017, il intègre la cellule Catch, qui vise à relancer le développement de Charleroi après la fermeture du site Caterpillar, qui employait plus de 2.000 personnes. Aux côtés de Thomas Dermine, aujourd’hui secrétaire d’Etat à la Relance (PS), Abd-Samad Habbachi planche sur une nouvelle manière d’amener de la croissance et des jobs à une région engluée dans un chômage endémique. Son expérience dans l’industrie l’amène tout naturellement dans le sillage du projet A6K-E6K, qui vise à marier les sciences de l’ingénieur et les technologies numériques. “Ici, on apporte une pierre à l’édifice du renouveau de Charleroi. Mais on ne fait pas du sous-localisme. Notre ambition est belge et même européenne”, explique entre deux cafés le dynamique responsable des lieux.
Ses modèles, ce sont des centres d’innovation comme le Beacon à Anvers ou BeCentral à Bruxelles. Il ne cite pas spontanément Station F, le plus grand incubateur de start-up en Europe. Mais A6K partage certaines caractéristiques avec cet imposant hub parisien créé par l’entrepreneur Xavier Niel. Comme la halle Freyssinet, qui abritait une gare pour le fret, le lieu investi par A6K est une carcasse vide, ici appartenant à la SNCB, qu’il faut réaménager de fond en comble pour accueillir la nouvelle affectation. Comme à Station F, les lieux doivent aussi faire bouillonner l’univers du numérique et des start-up.
Pour arriver au taux d’ébullition, il y a encore du boulot. Lors de notre visite, on ne se marche pas trop sur les pieds. C’est notamment dû au télétravail qui s’est imposé dans la foulée de la crise sanitaire dont le déclenchement a – pas de chance – coïncidé avec les premiers pas d’A6K. Reste que l’entrepôt principal n’est pour l’instant investi qu’à moitié. Dans l’autre moitié, on ne trouve que deux tables de ping-pong, en attendant la deuxième tranche du programme de rénovation des lieux, qui débutera prochainement.
Nous voulons créer de la valeur en misant sur l’intelligence humaine. Nous n’avons pas l’intention de nous lancer dans la fabrication de produits.
Abd-Samad Habbachi, directeur d’A6K-E6K
Accélérateur de start-up
Pour les travaux d’aménagement, c’est Anne Prignon, directrice de Sambrinvest, qui tient les cordons de la bourse. “La première phase du réaménagement a coûté un million d’euros, indique-t-elle. Pour la deuxième phase, qui comprend de nouveaux modules de bureaux pour les start-up et les entreprises, nous avons budgété deux millions d’euros.” L’invest public carolo rentabilise ses investissements en louant les espaces de bureaux. Il est également présent pour repérer des projets innovants et éventuellement leur apporter son soutien financier.
Pour accompagner les start-up qui le souhaitent, le programme d’accélération AECC (Advanced Engineering Accelerator), créé par Sambrinvest et l’ULB, est également présent sur place. Une dizaine de start-up ont déjà intégré ce programme qui vise à structurer les projets en vue d’une première levée de fonds. AECC se décrit comme une combinaison entre un “start-up studio”, qui accompagne les start-up vers la croissance, et une “boutique M&A”, qui aide au financement des jeunes initiatives.
L’accélérateur accompagne ainsi Enerall, une start-up active dans le domaine de l’énergie. Enerall développe des systèmes de micro-éoliennes urbaines sous forme de turbines installées sur le toit des immeubles. Le projet correspond bien à la mécanique que souhaitent mettre en place les gestionnaires d’A6K. Il combine les sciences de l’ingénierie, l’innovation dans un secteur d’avenir et l’expertise d’un acteur industriel de plan. Le projet est en effet une spin-out de la Sonaca.
“C’est l’idée d’un collègue, qui a déposé un brevet pour ces micro-éoliennes, détaille Jonas Vidaic, responsable d’Enerall. Comme l’initiative ne rentrait pas dans le core business de la Sonaca, elle a été sortie du périmètre de l’entreprise. A la création d’A6K, nous nous sommes rapprochés de l’accélérateur AECC, qui nous a aidés à trouver le bon product market fit (accord entre le produit et le marché, Ndlr), démarche qu’en tant qu’ingénieur nous ne maîtrisions pas. Nous avons déjà un premier contrat à Anderlecht pour 150.000 euros et visons un lancement commercial début 2022.” La conceptualisation des produits se fait chez A6K. Leur concrétisation se fait avec des partenaires de la région, en l’occurrence le créateur de machines industrielles Desimone, basé à Farciennes.
“Ici, chez A6K, nous voulons créer de la valeur en misant sur l’intelligence humaine, souligne Abd-Samad Habbachi (A6K). Nous n’avons pas l’intention de nous lancer dans la fabrication de produits. Si les projets doivent être industrialisés, ils se tourneront vers les entreprises de la région. Ici, ce sont les cerveaux. L’industrialisation, ça se passe tout autour.” Pour impliquer les industries du coin, le responsable d’A6K les a invités à rejoindre physiquement la plateforme. Des entreprises comme Thales, Alstom ou I-Care ont donc ouvert une petite antenne sur place. Histoire d’être à l‘affût de toutes les opportunités.
I-Care ouvre son académie
“Nous avons tout de suite rejoint le projet parce qu’il s’inscrit totalement dans l’esprit de l’industrie 4.0, avance Fabrice Brion, CEO d’I-Care. Les entreprises ont l’habitude de travailler en silo. La révolution numérique change tout: elle fait tomber les barrières. Nous devons être capables de connecter nos solutions et de travailler en partenariat entre grandes entreprises, PME, centres de recherche, etc.” Un premier partenariat a vu le jour chez A6K entre Thales, I-Care et Alstom. Le projet Lightsense vise à utiliser la fibre optique dans les capteurs de détection, ce qui s’aligne avec le business d’I-Care, axé sur la maintenance prédictive, mais aussi avec Thales, qui a besoin de capteurs pour son activité dans le spatial. Idem pour Alstom dans le ferroviaire. “Le monde va plus vite, il faut donc livrer les idées plus vite. Pour ça, il faut arrêter de travailler chacun dans son coin. En nous associant, nous pouvons créer un avantage compétitif”, estime Fabrice Brion.
Il faut arrêter de travailler chacun dans son coin. En nous associant, nous pouvons créer un avantage compétitif.
Fabrice Brion (I-Care)
La deuxième idée du patron pour tirer profit de sa présence chez A6K est d’utiliser les lieux comme aimant à talents. L’entreprise est en fort développement, elle engage à tour de bras. Au cours des cinq derniers mois, I-Care embauchait à un rythme d’une personne par jour! Fabrice Brion a donc décidé de créer sur place une “I-Care Academy”. Financée sur fonds propres, éventuellement complétés par certains subsides, cette académie pourrait former jusqu’à 200 personnes par an aux métiers exercés chez I-Care. La formation vise d’une part les ingénieurs, qui ont besoin de connaître les technologies utilisées dans l’entreprise, et d’autre part des codeurs qui plancheront sur la recherche et le développement. “Nous avons l’opportunité de créer de l’emploi pour des gens qui n’ont pas de diplôme ni de formation”, pointe Fabrice Brion.
La formation, c’est justement un des autres objectifs du pôle multi-fonctionnel E6K, accolé à A6K. Toute une série d’acteurs de la formation sont rassemblés dans les lieux. L’ULB et l’UMons y organisent des cours pour les bacheliers en sciences de l’ingénieur. On y retrouve aussi BeCode, l’IFAPME, Technofutur TIC… Actuellement séparés dans une aile distincte du bâtiment, ils seront bientôt rapprochés des modules de bureaux des start-up et des entreprises. La deuxième phase des travaux prévoit en effet la création d’un Open Learning Lab, intégré dans le hall principal. L’idée n’est pas de fusionner ces différents opérateurs de formation mais de les rapprocher pour les inciter à collaborer.
“Cela va nous obliger à travailler en complémentarité plutôt qu’en concurrence”, affirme Yvan Huque, responsable de Technofutur TIC. Pour une fois, plutôt que de rajouter une couche de lasagne aux opérateurs existants, un certain processus de rationalisation semble en cours. Comme tout est rassemblé en un même lieu, les formations qui doublonnent sont beaucoup plus faciles à repérer. Le pari d’E6K (le pendant formation d’A6K) est de tordre un peu le bras des opérateurs de formation pour qu’ils développent des offres spécifiques et complémentaires. L’autre avantage d’un rassemblement sous une même coupole est la lisibilité pour les différents publics qui cherchent à se former, et qui peinent parfois à s’y retrouver dans la myriade d’acteurs publics et privés actifs dans le secteur.
Un nouveau lab 5G
Dernier étage de la fusée A6K: la plateforme veut devenir un lieu d’expérimentation des nouvelles technologies industrielles. Ça commence cette semaine avec l’inauguration d’un lab 5G que nous avons eu l’occasion de visiter. Proximus a installé aux quatre coins du bâtiment son matériel pour permettre aux entreprises qui le souhaitent d’expérimenter le nouvel internet mobile ultra-rapide, dont les principaux débouchés sont attendus dans le secteur industriel. “La thématique 5G est assez fédératrice“, explique Marc Bekemans. Le responsable de l’innovation chez Thales Alenia Space coordonne aujourd’hui les activités technologiques d’A6K. “Mon job est de trouver des centres d’intérêt technologiques partagés entre les membres d’A6K afin de mettre en place des projets qui déboucheront sur des infrastructures matérielles communes.” L’idée est d’installer chez A6K des infrastructures qui pourront être utilisées par tous les acteurs intéressés. C’est ainsi qu’on retrouvera le supercalculateur wallon, un ordinateur surpuissant dont le développement est assuré par le centre de recherche aéronautique Cenaero, pour un montant de 10 millions d’euros. “Ici, on développe une sorte de Disneyland de l’équipement industriel“, s’emballe Abd- Samad Habbachi.
Mon job est de trouver des centres d’intérêt technologiques partagés entre les membres d’A6K afin de mettre en place des projets qui déboucheront sur des infrastructures matérielles communes.
Marc Bekemans, (Thales Alenia Space Belgium)
Toutes ces initiatives doivent contribuer au redémarrage d’une région en panne d’essence depuis pas mal d’années. Mais le responsable des lieux insiste: ce n’est pas un projet local. “L’objectif est qu’A6K devienne une marque reconnue sur la carte européenne comme centre d’incubation, d’éducation et d’innovation technologique.”
Pour y arriver, la plateforme a décroché un joli chèque de 87 millions d’euros via le plan de relance. Le montant sera investi dans les infrastructures (pour deux tiers) et dans les activités (pour un tiers), au cours des cinq prochaines années. L’ambition d’A6K est d’agrandir sa surface en bord de Sambre pour atteindre un total de 30.000 m2 d’ici août 2026.
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