Sonaca-Orizio : un partenariat pour décrocher le nouveau « contrat du siècle »

Yves Delatte (Sonaca) et Stéphane Burton (Orizio) - Getty Images
Baptiste Lambert

Cet article intègre notre dossier sur “Le retour en grâce de la défense wallonne”, qui est paru dans le magazine Trends-Tendances, jeudi 14 mars 2024.


Nous sommes en 1975. La Belgique signe « le contrat du siècle » avec les États-Unis pour produire 998 avions F-16, dont les retombées, dans le civil, ont encore un impact aujourd’hui. Notre pays n’a pas connu la même réussite au 21e siècle, pour le moment. En mai 2018, après une longue saga, le gouvernement Michel décide finalement de remplacer les F-16 par des F-35 de l’Américain Lockheed Martin.

Notre pays arrive bien tard dans le processus de conception de l’appareil et les principaux contrats filent à la concurrence, dans d’autres pays. Les promesses des retombées économiques ne sont pas au rendez-vous. Il faudra attendre décembre dernier pour la signature des premiers gros contrats : la Sabca (filiale d’Orizio) et Safran souscrivent, au bout de quatre années de négociation, deux contrats de 1 milliard d’euros chacun. Safran fabriquera des éléments du moteur, sur une nouvelle ligne de production, à Liège, tandis que la Sabca interviendra sur des parties d’aile du chasseur. Mais c’est sans commune mesure avec les retours juteux du F-16.

La maintenance du F-35

Quelques mois plus tôt, en avril dernier, la Sonaca et le groupe Orizio (Sabca et Sabena Engineering) annonçaient un partenariat pour renforcer leur collaboration commerciale et développer des synergies. Les deux entreprises veulent relancer leur activité militaire à plein pot. Spécialisées dans l’aviation, elles lorgnent notamment la maintenance et le support des 34 F-35 commandés par la Belgique. Le premier exemplaire devrait être livré à notre pays courant 2025, après de nombreux retards.

« Les discussions sont en cours. Mais je ne peux pas vous en dire plus pour le moment », nous confirme Stéphane Burton, CEO d’Orizio. Pour quelles retombées économiques potentielles ? « C’est très difficile à dire. Nous aurons une idée plus précise pour la fin 2024 », poursuit celui qui est aussi le président de la BDSI, l’industrie de sécurité et de défense belge. Le cinquantenaire a donc une vue transversale sur toute l’industrie. Pour se replonger dans l’industrie de la défense, la Sonaca et Orizio adoptent la devise nationale : l’Union fait la force. “On a des activités qui sont hyper complémentaires avec Orizio. Ce partenariat vise justement à utiliser nos forces plutôt que de se tirer dans les pattes”, ajoute Yves Delatte, le CEO de l’entreprise basée à Gosselies.

Le SCAF

L’appétit vient en mangeant. Et s’il y a un tournant que Stéphane Burton et Yves Delatte ne veulent pas rater, c’est celui des avions militaires de 6e génération. L’après F-35/Rafale, et son potentiel économique de 100 milliards d’euros pour les prochaines décennies. Il est surtout question du projet SCAF, entre la France, l’Allemagne et l’Espagne. « C’est important de monter à bord maintenant”, estime Stéphane Burton. “Car on est encore dans la phase de recherche et de développement. Ce qui devrait nous permettre des retombées beaucoup plus importantes. C’est essentiel. »

À cet égard, une polémique est née entre la ministre de la Défense, Ludivine Dedonder (PS), et le patron de Dassault, Eric Trappier, l’un des principaux partenaires industriels du SCAF. Alors que notre pays avait acquis un statut d’observateur du programme, en juin dernier, la ministre a annoncé notre future participation à part entière en décembre dernier, à la surprise générale. Le Français ne voyait pas d’un bon œil l’arrivée d’une quatrième roue au projet, qui plus est pour un pays qui achète essentiellement américain : « On ne peut pas s’autoproclamer partenaire. Le statut d’observateur est celui qui a été décidé. Je sais que la Belgique souhaite faire travailler au plus vite ses industriels. Mais on ne fait pas un Scaf pour faire travailler des industriels. C’est d’abord un besoin des forces armées et nos pays comptent acheter ces appareils. La Belgique compte-t-elle un jour acheter des avions de combat non américains ? Je n’ai pas entendu de réponse des autorités belges. En trente ans, ils ne l’ont jamais fait », pestait Trappier, visiblement toujours remonté contre le choix de la Belgique d’opter pour des F-35 au détriment du Rafale français.

Eric Trappier (Dassault) et Emmanuel Macron au Salon du Bourget en juin 2023 – MICHEL EULER/POOL/AFP via Getty Images

Eric Trappier voudrait-il nous le faire payer ? « J’ai une autre lecture », tempère Burton. « Il s’agit plutôt d’une position dans les négociations. Mais il est clair que Dassault veut rester à la manœuvre. C’est un projet qui est déjà compliqué à trois pays. Par exemple, le Bundestag allemand devra se prononcer dans plusieurs années pour savoir si l’Allemagne décide de rester à bord. » Dans cette perspective, amener un 4e pays rendrait les choses encore plus complexes, dans l’aboutissement du projet.

Yves Delatte n’est pas de cet avis. La Belgique arrivera avec une nouvelle manne financière, « atour de 10% », et surtout, son expertise. « Dassault construit des avions complets, alors qu’en Belgique, on a un ensemble d’entreprises avec une expertise extrêmement pointue, qui ne sont en aucun cas des concurrents de Dassault. On ne va pas aller marcher sur les plates-bandes de Trappier. Aujourd’hui, la Sonaca est le leader mondial dans les pièces mobiles d’aile, Asco est le leader mondial dans l’usinage de métaux durs, Safran Aero Boosters est le leader mondial dans les compresseurs pour moteur des jets, la Sabca est extrêmement pointue dans les actionneurs. Je ne vois rien dans ces technologies-là qui soient en concurrence avec Dassault, au contraire. »

Le patron d’Orizio ajoute : « Il faut savoir que le programme SCAF va bien au-delà d’un avion. Il s’agit d’un système des systèmes, qui connectera tous les types d’avions entre eux, avec les drones, les véhicules terrestres, les bâtiments navals et les satellites. Ce sera phénoménal ». Le contrat du 21e siècle, ce sera celui-là, et vous l’aurez compris, il ne s’agira pas de le rater. « On espère que ce dossier avancera encore, d’ici aux élections », se risque Burton. Yves Delatte attend aussi un signal du monde politique pour savoir quand on passera du statut d’acteur à celui d’observateur : « Il faut transformer l’essai. »

Enfin, une nouvelle politique de défense

Le contexte géopolitique a changé. Les entreprises liées à la défense ne doivent plus se cacher. Si vis pacem, para bellum : Yves Delatte et Stéphane Burton s’inscrivent parfaitement dans cette vision. « On pensait que la prospérité amènerait la paix. Visiblement, ça n’a pas fonctionné. Maintenant, on se rend compte que l’industrie de la défense est importante et nécessaire. Une politique industrielle, c’est juste du common sense », lance Burton. « La défense fait partie d’une chaîne de sécurité : il y a le législatif, l’exécutif, le judiciaire, la police, et à côté de cela, la défense, qui fait partie de cette même chaîne. Il ne faut pas se demander s’il faut le faire, mais comment le faire. Pour défendre notre mode de vie et notre vision du monde. »

« Je l’ai déjà dit de nombreuses fois, je suis un pacifiste dans l’âme », appuie Delatte. « Si on vivait dans un monde sans armes, je serais le plus heureux des hommes. Mais L’Europe doit comprendre qu’elle a des voisins belliqueux. Qui ne craignent pas d’envahir un autre pays et qui ont les moyens de mener une guerre à haute intensité. Aujourd’hui, on n’est tout simplement pas prêts à se défendre. »

Mais les choses bougent visiblement : « Cela faisait 30 ans qu’on avait plus eu de politique industrielle de défense en Belgique. Maintenant, nous en avons une depuis 4 ans », se réjouit le patron d’Orizio, Stéphane Burton. « On a des relations qui sont basées sur la confiance. Et il y a beaucoup d’intelligence qui est mise dans cette relation, aussi bien de la part de la ministre que de l’état-major. Nos relations sont bonnes. Il y a des divergences, mais nous sommes dans une relation de partenariat. Moi, cela fait 20 ans que je suis actif dans ce secteur et je peux vous dire qu’il y a un véritable changement. »

Ludivine Dedonder (PS) – JOHN THYS/BELGA MAG/AFP via Getty Images)

Yves Delatte confirme : « Ce gouvernement a tout fait pour retisser des liens avec l’industrie de la défense. On a le plein support de la ministre et du gouvernement dans son ensemble. Pour le SCAF, on est vraiment main dans la main avec l’état-major et les autorités. Même s’il nous faut maintenant un signal définitif. »

Impact économique

Les deux patrons insistent sur l’impact économique d’une telle relance industrielle, qui va bien au-delà du militaire. « À chaque fois que l’on fait de nouveaux développements militaires, on a un facteur 10 pour les retombées économiques dans le civil derrière », calcule Yves Delatte. Burton insiste lui sur l’emploi : « Pour un emploi créé dans le militaire, on crée trois emplois dans le civil. »

En tout cas, la Sonaca et Orizio entendent bien profiter de ce nouvel engouement. De leur partenariat devrait également découler un nouvel avion pour les forces spéciales belges. Un avion de taille moyenne à hélice, mais qui est bardé d’équipements et de senseurs hyper technologiques. On parle aussi de nouveaux hélicoptères légers et lourds pour la défense et même pour la police. Les ambitions sont élevées : « Le but de notre partenariat est de se présenter ensemble pour tous les appels d’offres liés à la défense belge. Et si ça se passe bien, de pouvoir exporter cette position commune à l’international », ajoute Yves Delatte.

L’opportunité est immense, et pas seulement pour les grandes entreprises de défense : « Au-delà des grands industriels en Wallonie, il ne faut pas oublier toutes les PME qui tournent autour. On a un tissu de PME très diversifié et riche, dans la cybersécurité, la data connection, dans le cloud, etc. On a vraiment des PME avec une véritable valeur ajoutée », conclut le CEO de la Sonaca.

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