Pourquoi l’accord de libre-échange entre l’Europe et l’Amérique du Sud provoque un tel tollé

L’accord commercial annoncé entre l’Union européenne et des pays d’Amérique du Sud (Mercosur), suscite de vives critiques en Europe. Explications.

L’Union européenne a validé vendredi soir après de âpres discussions qui ont duré plus de 20 ans de nouvelles règles de libre-échange avec le Mercosur, une organisation qui réunit les principaux pays d’Amérique du Sud (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay).

Ce traité touchant près de 770 millions de consommateurs doit permettre d’accroître considérablement les échanges entre les deux régions. Il vise à éliminer les droits de douane à hauteur de 91% pour l’Europe. Sur les produits agricoles, les taxes sur le vin (27%), le chocolat (20%), les spiritueux (de 20 à 35%), les biscuits (16 à 18%), les pêches en conserve (55%), les boissons gazeuses (20 à 35%) ou les olives seront supprimées.

En échange, les pays d’Amérique du Sud pourront écouler en Europe, de la même façon, du sucre de la volaille et de la viande.

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Dans les chiffres, cela donne l’exportation chaque année en Europe de pas moins de 99.000 tonnes de viande bovine, au taux préférentiel de 7,5%, ainsi que 180.000 tonnes de sucre et 100.000 tonnes de volaille sans droit de douane.

Bien que ce traité (qui doit encore être ratifié) contienne certaines garanties pour contrer ses potentiels effets négatifs (lire ici), il fâche les principaux syndicats agricoles européens.

Les produits sud-américains sont en effet moins chers que leurs homologues européens. Les ventes pourraient donc diminuer, notamment pour les éleveurs de blanc, bleu, belge. En Belgique, le prix au kilo de la viande est 5 euros plus chers que dans les pays d’Amérique du Sud. La filière bovine belge craint ainsi de perdre plus de 50 millions d’euros par an.

La Fugea, syndicat qui défend l’agriculture paysanne en Wallonie, a critiqué cet accord : “Cette annonce est en totale contradiction avec les engagements de l’Union européenne sur de nombreux dossiers environnementaux, économiques et sociaux. C’est un manque de respect pour la démocratie, nos agriculteurs, nos citoyens et notre planète”, fustige-t-elle

Pour le mouvement paysan, ce traité “accentuera encore plus la mise en concurrence de notre agriculture avec des productions ne respectant pas les normes strictes imposées aux agriculteurs européens. Une concurrence déloyale qui se traduira inévitablement par une pression à la baisse sur les prix des produits agricoles européens et donc sur le revenu des agriculteurs. Dans une filière d’élevage déjà fragilisée, le coup pourrait être fatal pour nos producteurs “, déplore la Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs.

Renforcer sur nos marchés des produits à bas coûts venus de loin est contraire aux intérêts des consommateurs et de la planète“, ajoute la Fugea, qui demande à la Belgique de ne pas soutenir l’accord lorsque les États membres devront se prononcer.

“L’arrêt de mort du blanc-bleu-belge”

L’accord annoncé entre l’Union européenne et les pays du Mercosur pourrait même carrément “constituer l’arrêt de mort” de la race blanc-bleu-belge, alerte de son côté la Fédération nationale du commerce de bétail (FNCB). Son coût pour la filière bovine belge pourrait atteindre plus de 50 millions d’euros par an, estime la fédération professionnelle.

Selon les calculs de la FNCB, l’accord commercial avec le Mercosur coûterait plus de 50.000.000 d’euros par an à la filière bovine belge et pourrait constituer l’arrêt de mort de la race BBB, spécialisée dans la production des morceaux nobles et de la viande haut de gamme“, affirme son secrétaire général Benoit Cassart.

En effet, les contingents de viande qui seraient octroyés au Brésil, à l’Argentine, au Paraguay et à l’Uruguay seraient essentiellement des pièces à haute valeur ajoutée telles que les entrecôtes et les contre-filets. Actuellement, la différence de prix pour ces pièces entre l’Amérique du Sud et l’Europe est de l’ordre de 5 euros par kilo. Ces arrivées massives vont, par effet domino, pousser également le prix de toutes les autres pièces de boucherie vers le bas“, s’inquiète Benoit Cassart.

Quand la filière belge aura disparu, le consommateur européen sera pénalisé tant sur le prix que sur la qualité ou l’impact environnemental”, ajoute-t-il, implorant le “monde politique de prendre ses responsabilités”.

Pourquoi l'accord de libre-échange entre l'Europe et l'Amérique du Sud provoque un tel tollé
© getty

Eleveur de bovins à Liernu, Laurent Goomans explique ses vives inquiétudes à la RTBF: “On a l’impression d’avoir été vendus au bénéfice des intérêts économiques des grandes sociétés“, explique-t-il. “On est mis en concurrence avec des viandes d’Amérique du Sud qui ne répondent pas aux mêmes critères […] On nous impose des standards très exigeants pour nos productions en termes de respect du bien-être animal et environnemental. Ces contraintes ont un impact économique très important. Pourtant, elles ne sont absolument pas respectées en Amérique du Sud […] Là-bas, les hormones sont autorisées“.

Il pointe également l’impact environnemental d’un tel accord. Ces derniers mois, “on a connu les marches des étudiants qui militent pour le climat, c’est un non-sens absolu de faire traverser des océans à de la viande alors qu’on est tout à fait capable de la produire ici“, dit-il.

Manu Laruelle, aussi agriculteur déplore la signature de cet accord sur RTL: “On veut nous faire manger de la viande qui vient d’une agriculture qu’on ne veut pas chez nous. C’est-à-dire une agriculture intensive, qui est totalement différente de la nôtre. Nous aussi, nos vaches sont dans les prairies. Elles ne sont pas entassées dans des parcs. On veut nous faire manger l’inverse de ce qu’on fait.” Pour cet éleveur de 450 bêtes, c’est, au final, le client qui devra faire un choix.

Vous allez avoir le choix entre une viande où il y aura un petit drapeau belge et cette viande sera produite à 10 km de chez vous avec un éleveur local, ou alors vous allez avoir le choix d’avoir une viande produite à 20.000 km et qui va polluer en venant, etc..”, compare-t-il.

Même son de cloche du côté des producteurs de lait de l’European Milk Board (EMB) qui se disent eux aussi très inquiets de l’accord avec le Mercosur. Pour eux, certaines dispositions de cet accord pourraient potentiellement renforcer encore la surproduction qui existe déjà dans le secteur laitier. Les importations élevées de soja sont l’une des causes de la surproduction nocive dans l’UE. Or, la diminution des taxes à l’exportation prévue par l’accord laisse présager une augmentation des importations européennes de soja en provenance du Mercosur, ce qui risque de stimuler encore davantage la surproduction dans l’UE.

Toutefois, cet accord n’est pas seulement inquiétant pour les producteurs de lait et les consommateurs européens, comme avance Sieta van Keimpema vice-présidente de l’association de l’European Milk Board par voie de communiqué: “Pour les producteurs de lait sud-américains, les diminutions des droits de douane sur les produits laitiers européens risquent de s’accompagner de baisses des prix du lait dans leurs pays. Bien que notre association ait pour vocation première de représenter les producteurs de lait européens, nous ne souhaitons évidemment pas voir nos collègues des pays du Mercosur subir une dégradation du niveau des prix.”

“Un non-sens climatique, écologique et social”

L’accord annoncé “met gravement en danger notre agriculture familiale wallonne en la plaçant en concurrence avec un mode de production sud-américain qui ne respecte aucun des standards imposés chez nous”, déplore pour sa part la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA).

Pour le principal syndical agricole de Wallonie, les éléments de l’accord confirment que “l’agriculture a servi de variable d’ajustement dans la dernière ligne droite des négociations commerciales. Elle n’a pas fait le poids face aux intérêts industriels européens“.

Cet accord est un non-sens climatique, écologique et social”, clame la FWA, à l’instar des principaux syndicats agricoles européens. “Dans un contexte économique très difficile, notre agriculture, et en particulier notre production betteravière et notre élevage allaitant wallon, risquent d’être particulièrement impactés.”

Le secteur sucrier européen, qui vient de subir une crise avec la fin des quotas, va devoir affronter “une très grande distorsion de concurrence” face à des importations “issues d’autres régions du monde moins sévères en termes de normes sanitaires et environnementales”. Les morceaux nobles de viande bovine, à haute valeur ajoutée, “sont un segment de marché intéressant à l’exportation pour les pays du Mercosur”, relève encore la Fwa.

Alors que la question climatique est une préoccupation urgente et majeure, les accords conclus se révèlent en totale contradiction avec les objectifs fixés par ailleurs“, insiste la Fédération, qui souligne que l’agriculture wallonne émet près de 50% de gaz à effet de serre en moins que l’agriculture mondiale.

Des achats responsables

Dans ce contexte, la FWA recommande “aux consommateurs qui souhaitent faire des achats responsables d’être attentifs à la provenance des produits qu’ils choisissent et de favoriser les aliments issus de nos productions belges et wallonnes“. Pour la viande transformée, elle appelle les autorités à imposer un étiquetage plus transparent à cet égard.

Car “les importations alimentaires devront respecter les standards de l’UE en matière de sécurité sanitaire” spécifie la Commission européenne dans son communiqué publié vendredi. Mais selon Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, premier syndicat agricole en France, “cet accord est un mensonge, une tromperie”.

Elle explique que “74 % des produits phytosanitaires utilisés au Brésil sont interdits en France”. Par ailleurs, la patronne de la FNSEA se posait aussi la question de la traçabilité des viandes sud-américaines dans les produits préparés : “Les consommateurs (…) ne sauront même pas qu’ils consomment ces produits-là”.

En Belgique, côté politique, le ministre fédéral de l’Agriculture Denis Ducarme (MR) n’a pas dénoncé l’accord, mais il a enjoint à la Commission européenne “d’utiliser l’ensemble des outils de l’accord pour protéger nos agriculteurs contre toute concurrence déloyale”.

Son collègue wallon René Collin (cdH) s’est montré plus ferme, en appelant à “faire barrage” au Mercosur. “Ce traité est un coup de poignard à notre agriculture. Il est contraire à l’intérêt de nos consommateurs et à leur santé, et que dire de ses impacts sur l’environnement et le climat“, a-t-il écrit sur Twitter.

Interrogé par Belga, le ministre régional a rappelé que l’accord devra au final franchir le cap parlementaire. “C’est là qu’il faudra faire preuve de responsabilité politique”, a-t-il dit.

Pas en vigueur avant de nombreuses années

Malgré l’annonce de vendredi, l’accord UE-Mercosur est encore loin d’être appliqué. Le texte doit d’abord être soumis à l’approbation des Etats membres dans le cadre du Conseil de l’UE, puis voté par le Parlement européen et par les Parlements nationaux. En Amérique du Sud, les quatre pays doivent aussi le ratifier. Mais “au Brésil, Bolsonaro n’a pas de majorité stable au Congrès, explique Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Iris en France (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) et spécialiste de l’Amérique latine interrogé par le site 20minutes. “Et en Argentine, une élection présidentielle a lieu à la fin de l’année et pourrait porter au pouvoir l’actuelle opposition, qui est contre l’accord avec l’UE”. Au final, “l’accord n’entrera pas en vigueur avant plusieurs années “, conclut le chercheur.

En revanche, plusieurs secteurs européens peuvent se satisfaire de l’accord. En échange des quotas sur les produits agricoles, les pays du Mercosur devront en effet supprimer leurs droits de douane sur les importations de voitures, de pièces détachées, d’équipements industriels, ou encore de produits pharmaceutiques. Le vin et le chocolat produits dans l’UE auront aussi les mêmes avantages. Au total, la Commission européenne estime que les entreprises de l’UE économiseront 4 milliards d’euros de taxes chaque année.

Avec Belga

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