Mikael Petitjean (Waterloo Asset Management): “La fonction de banquier est aussi remise en cause par un mouvement de déconstruction de notre pensée occidentale”

© Waterloo Asset Management
Sebastien Buron
Sebastien Buron Journaliste Trends-Tendances

Economiste chez Waterloo Asset Management et professeur à l’UCLouvain, Mikael Petitjean revient sur le mécontentement des clients vis-à-vis de leur banque.

Un mécontentement qu’il analyse également de manière originale sous l’angle psychologique.

Les clients ont-ils raison, aujourd’hui, de se plaindre de leur banque ?

Oui, la clientèle âgée, celle qui appartient à la génération “silencieuse”, née avant la seconde guerre mondiale, a des raisons de se plaindre. Leur banquier personnel, dont elle connaissait les parents ou avec lequel elle avait parfois grandi, a disparu. Un très grand nombre d’agences de proximité ont fermé et, quand ce n’est pas le cas, le personnel change tellement vite qu’il est difficile de créer des liens. Se retrouver devant un distributeur de billets n’est pas l’aboutissement le plus heureux qu’on puisse imaginer pour cette génération qui a précédé la montée en puissance de l’ordinateur personnel et d’internet. On sait pertinemment bien qu’il est beaucoup plus compliqué pour une personne plus âgée de s’adapter à de tels changements. C’est également vrai pour une partie de la génération des “baby boomers” nés entre 1946 et 1964. Force est de reconnaître néanmoins que les générations X (1965 à 1980), Y (1980 à 2000) et Z (à partir de 2000) sont de plus en plus attachées à leur application bancaire et à la facilité de communiquer au téléphone avec quelqu’un en cas de besoin. Ne nous méprenons pas néanmoins : l’être humain a été, est et restera un “animal social”, pour reprendre l’expression d’Aristote. Il a besoin de contacts physiques et visuels, les deux.

Y a-t-il assez de concurrence entre les banques ?

Non, il y a plusieurs études qui montrent que la concurrence pourrait être plus forte en Belgique. Cela ne se mesure d’ailleurs pas simplement par le nombre d’acteurs, petits ou gros, dans le marché. On doit étudier la part de marché captée par les plus gros acteurs, et son évolution. Par exemple, il est courant de calculer un ratio de concentration sur la base de la part de marché cumulée des quatre plus grandes entreprises détenant une part importante du marché. En Belgique, on a BNP Paribas Fortis, KBC, Belfius et ING Belgique. On regarde aussi la sensibilité des recettes à l’évolution des coûts. Dans un marché peu concurrentiel ou monopolistique, où les marges sont élevées, une banque peut absorber une augmentation des coûts sans nécessairement la répercuter entièrement sur les clients car elle dispose d’un pouvoir de marché. Lorsque la concurrence est faible, la sensibilité des recettes à l’évolution des coûts est faible. Certes, il y a l’émergence de nouvelles banques en ligne et de fintechs, qui offrent souvent des services plus spécialisés ou innovants, mais la dynamique d’acquisitions et d’absorption est également très forte.

Faut-il voir dans les critiques émises par les clients à l’adresse de leur banque un signe de cette psychologie collective qui remet en cause toute autorité quel qu’elle soit ?

Ce n’est pas tant le banquier qui est détesté ou critiqué mais la fonction de banquier. Comme tant d’autres fonctions qui étaient respectées du temps de nos parents, la fonction de banquier est aussi remise en cause par un mouvement de déconstruction de nos institutions et de notre pensée occidentale, souvent pour le pire malheureusement. Cette approche, derrière laquelle on retrouve des philosophes et sociologues comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, ou Pierre Bourdieu, s’attaque en particulier aux structures de pouvoir implicites dans notre culture. Le banquier fait évidemment partie de cette structure de pouvoir mais les fonctions d’instituteur, de curé, de médecin, ou encore de responsable politique en font partie aussi. Le pouvoir que ces fonctions conféraient et la parole d’autorité qu’elles portaient jadis ont été profondément remis en cause si bien qu’on en arrive aujourd’hui à donner plus de poids à un influenceur extrémiste et complotiste, qui agite les peurs sur internet, qu’à un docteur universitaire.

En période de crise, c’est assez humain, nous avons aussi tous besoin d’un bouc émissaire, non ?

L’anthropologue René Girard (1923-2015) avait merveilleusement expliqué la tendance naturelle chez les humains à transférer sur le bouc émissaire la responsabilité entière du mal et, après son sacrifice, la responsabilité du bien. Comme il est impossible de sacrifier le secteur bancaire sur l’autel du capitalisme, en particulier en Europe qui en dépend cruellement, nous en sommes restés à la responsabilité du mal, qui est fondamentalement toujours collective. Il n’y a effectivement aucune banque commerciale qui danse la valse toute seule. Ce sont les chefs d’orchestre qui peuvent décider de mettre un terme à la soirée dansante. Avant toute autre chose, le secteur bancaire dépend des décisions prises par le législateur et le banquier central. Si le législateur et le banquier central visent à la stabilité financière en renforçant la réglementation, il y a mécaniquement des conséquences sur le plan concurrentiel.

D’où vient la mauvaise image du secteur, selon vous ?

Avant tout de la crise financière de 2007-2009. Il y a eu de nombreux abus, en particulier aux Etats-Unis, et surtout dans le secteur immobilier. Nous oublions néanmoins que ces dérives n’auraient jamais eu lieu si les gouvernements américains successifs, en particulier ceux dirigés par les présidents Clinton et Bush Junior, n’avaient pas suivi un objectif purement électoraliste en cherchant à démocratiser l’accès à la propriété immobilière à tout prix, pour le plus grand bien du plus grand nombre. Raghuram Rajan, professeur à Chicago, ancien chef économiste du FMI et ancien président de la Banque centrale en Inde, l’avait expliqué dans un chapitre lumineux, intitulé “Laissons-les bouffer du crédit”. L’ampleur de cette crise n’aurait jamais été celle que nous avons connue sans le blanc-seing du gouvernement américain qui avait souscrit à l’absence de garde-fous élémentaires en matière d’octroi de prêts hypothécaires, tout en offrant sa garantie de sauvetage implicite aux agences fédérales qui vendaient ces prêts dans le monde entier. L’État est d’ailleurs maître en la matière : “à l’insu de son plein gré”, il crée souvent les conditions idéales qui permettent aux acteurs privés de prendre plus de risque qu’ils ne le devraient s’ils avaient à en supporter toutes les conséquences. L’appât du gain, très prononcé dans la finance, fait le reste mais c’est l’aléa moral qui est au centre de presque tous les problèmes à grande échelle en finance.

Plus largement, qu’est-ce qui a changé par rapport à il y a 20 ou 30 ans ?

La régulation, avant tout autre chose. C’est d’ailleurs ironique de voir que le législateur est surpris de la faible intensité de la concurrence. Le renforcement de la régulation qui a été mis en place aux lendemains de la crise financière avait comme objectif la stabilité financière. Il ne faut donc pas s’étonner que l’entrée de nouveaux acteurs soit devenue encore plus compliquée qu’il y a 20 ans. La réglementation post-crise a eu un impact sur la concurrence. Les exigences en matière de capital et de liquidité, ainsi que les réglementations visant à protéger les consommateurs, ont modifié la dynamique concurrentielle, souvent en faveur des plus grandes banques qui peuvent mieux absorber les coûts réglementaires. Les législateurs actuels devraient sans doute interroger leurs prédécesseurs pour mieux comprendre les objectifs qu’ils poursuivaient. En réalité, il n’y a jamais de repas gratuit : il y a toujours un coût d’opportunité lié aux décisions discrétionnaires prises par le politique. Il faut simplement bien savoir derrière quel lièvre on veut courir, et ne pas l’oublier surtout.

A cause de tout cela, certains diront que les frais ne cessent d’augmenter et que le service diminue, voire que les banquiers ne sont plus que des délateurs et des collecteurs d’impôts ?

C’est exagéré. De nombreuses banques offrent des services adaptés à une large gamme de clients, des plus aisés aux plus vulnérables. Le taux de bancarisation est de 98% en Belgique (données HFCS) mais il reste moins élevé qu’en France, Allemagne, Espagne ou même en Grèce. On peut donc faire mieux. Par ailleurs, la mission des banques commerciales n’a pas changé depuis des siècles et, si les banques sont de plus en plus perçues comme des délateurs et des collecteurs d’impôts, c’est en raison de notre système de taxation et de la mise en place d’une réglementation beaucoup plus stricte en matière de conformité et de lutte contre le blanchiment d’argent. Il ne faut pas non plus oublier que les banques jouent un rôle crucial dans l’économie, en particulier en Europe, où 80% du recours à la dette par les entreprises viennent des prêts bancaires.

Que feriez-vous pour contrer le bank-bashing actuel ?

Les grandes banques doivent développer leurs initiatives locales dans le domaine de la préservation de l’environnement, du vivre ensemble et de l’amélioration de leur propre gouvernance. Elles doivent également tout faire pour ne plus jamais faire appel aux contribuables quand leurs créanciers sont au bord du gouffre. Au fur et à mesure que les agences disparaissent, elles risquent aussi de ne plus être considérées comme un acteur positif du dynamisme local et elles n’auront plus aucune valeur ajoutée par rapport à des banques 100% en ligne. L’éducation financière doit également être l’une de leurs préoccupations majeures, avec l’objectif d’aider les clients à prendre des décisions éclairées et à comprendre le fonctionnement du système bancaire au sujet duquel subsistent de nombreuses idées fausses, en particulier sur les dépôts bancaires. Elles doivent aussi fournir des informations claires sur la manière dont elles fonctionnent et comment elles génèrent des profits. Par exemple, je trouve particulièrement regrettable qu’elles ne promeuvent pas assez les trackers ou fonds indiciels négociés en bourse et gérés de manière passive. Ce sont d’excellents produits mais qui rapportent moins aux banques que des SICAV gérées dynamiquement.

Pour ou contre la taxation des surprofits ?

Totalement contre. D’ailleurs, s’agit-il déjà de taxer des “surprofits” ou de “surtaxer” des profits ? Si le législateur décide de se lancer dans cette direction, alors il ne faudra pas s’étonner que les banques demandent de subsidier leurs « surpertes » si elles devaient surgir. Le législateur a une mission très claire : veiller à assurer une concurrence et une stabilité adéquates dans le secteur bancaire. Il est temps de mettre un terme à ce “capitalisme de connivence” qui consiste systématiquement à intervenir pour aller chercher de l’argent dans les banques quand il y en a et à en pomper chez le contribuable quand il n’y en a plus dans les banques. Le législateur n’est ni là pour sauver les créanciers des banques, ni là pour se servir dans la caisse quand cela rentre dans l’agenda politique en période électorale.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content