Jean Hilgers: “le métier de banquier central a profondément changé”

Jean Hilgers
Jean Hilgers (59 ans) quitte la Banque nationale de Belgique. © HATIM KAGHAT
Sebastien Buron
Sebastien Buron Journaliste Trends-Tendances

Alors que son mandat de directeur s’est achevé le 1er mars dernier, Jean Hilgers revient sur les deux décennies qui l’ont vu œuvrer à la Banque nationale et analyse l’état de santé du secteur financier belge.

Mercredi 1er mars 2023. Une page se tourne à la Banque nationale de Belgique (BNB). Jean Hilgers nous reçoit dans son bureau situé au quatrième étage. C’est son dernier jour, sa dernière interview en tant que représentant de la vénérable institution. Plus ancien membre du comité de direction, en charge de la stabilité financière, des marchés financiers et du contrôle des banques et des assurances, il a en effet vu son mandat de directeur s’achever ce 1er mars, après 24 années de bons et loyaux services.

Agé aujourd’hui de 59 ans, il avait intégré l’institution en 1999, après avoir débuté sa carrière à la CGER et évolué ensuite dans plusieurs cabinets ministériels sociaux-chrétiens. Alors que les chrétiens-démocrates (aujourd’hui Les Engagés) ne sont plus au pouvoir, lui qui fut chef de cabinet du ministre des Finances PSC Philippe Maystadt fait ainsi les frais de sa couleur politique. Et ce, au profit de l’économiste Géraldine Thiry, étiquetée Ecolo, qui devrait désormais le remplacer au sein du comité de direction de la BNB.

TRENDS-TENDANCES. D’emblée, si vous deviez résumer ces 24 années passées à la BNB, que diriez-vous?

JEAN HILGERS. Honnêtement, j’ai eu beaucoup de chance de travailler ici. Pour un économiste, c’est un poste d’observation extraordinaire. Vous avez tout ce que vous voulez en matière de données sur l’économie, sur le secteur financier, etc. Et puis, on gère aussi une entreprise et on contrôle des secteurs importants.

Vous avez connu plusieurs gouverneurs: Guy Quaden, Luc Coene, Jan Smets, Pierre Wunsch. Chacun avait son style…

Ils ont surtout été pour chacun d’entre eux la bonne personne au bon moment. Guy a été celui qui a arrimé la banque dans l’Eurosystème. Luc a d’abord été, au moment de la crise financière, patron du groupe de pilotage dont j’étais membre avec Peter Praet et Pierre Wunsch, qui était à l’époque chef de cabinet du ministre des Finances Didier Reynders. Ensuite, il a été l’homme qui a piloté l’intégration de la CBFA (Commission bancaire, financière et des assurances). Jan a contribué à la continuité de ce processus d’intégration du contrôle prudentiel mais aussi à l’élargir, notamment en matière de lutte anti-blanchiment. Quant à Pierre, depuis son arrivée, il a réalisé un travail énorme de modernisation de la banque en interne, notamment au niveau du personnel.

En quoi le métier de banquier central a-t-il évolué?

Quand je suis arrivé, les responsabilités de la BNB étaient essentiellement nationales avec des outils de politique monétaire classiques: taux directeurs, prêts aux banques sur des durées très courtes, etc. Aujourd’hui, quand vous voyez l’ensemble des outils aux mains des banquiers centraux, c’est très différent. Les prêts ont des durées beaucoup plus longues, nous procédons à des achats directs sur les marchés, il y a les critères ESG, etc. Bref, le métier de banquier central a profondément changé. Il est devenu beaucoup plus complexe, parce que le monde est devenu beaucoup plus complexe.

La BNB a-t-elle aussi beaucoup changé?

C’est un peu paradoxal pour une institution qui est censée incarner la stabilité mais oui, la maison a totalement changé avec le temps. D’abord parce que son scope s’est terriblement élargi depuis qu’elle assume une mission de gendarme du secteur. Ensuite parce que le contexte réglementaire n’est plus du tout le même. Les exigences en capital et en liquidité se sont beaucoup durcies. Les banques elles-mêmes ont changé. Les règles de compliance et de gouvernance se sont beaucoup développées. Et la technologie a fortement évolué.

“Les grands acteurs sont solides mais pour les banques généralistes de plus petite taille, le risque de se faire marginaliser est réel.”

La crise financière de 2008 avec la débâcle de Dexia et Fortis reste forcément un mauvais souvenir?

Je dirais plutôt un souvenir très marquant. J’étais en première ligne. On a travaillé sans filet, jour et nuit, tout en devant changer son schéma de pensée.

Quinze ans plus tard, comment se porte le secteur financier belge?

Il se porte assez bien. Globalement, la situation est bonne. Avec un niveau de fonds propres qui s’élève à 17% de leurs actifs, les banques sont bien capitalisées. Pour le secteur des assurances, la solvabilité est deux fois supérieure aux exigences réglementaires. Mais un certain nombre de risques existe. Même si nous n’observons pas encore les problèmes de compétitivité qu’une partie de notre économie peut avoir, certaines entreprises pourraient rencontrer quelques soucis dans des secteurs impactés par l’inflation, par la crise de l’énergie ou par l’augmentation assez forte de la masse salariale. Il y a donc un risque potentiel sur les crédits accordés par les banques. Or, il faut généralement entre 12 et 18 mois pour que ce type de risque se matérialise. C’est la raison pour laquelle nous demandons aux banques de rester prudentes.

Vu les solides bénéfices engrangés, y compris en 2022, elles ont pourtant la capacité d’absorber ces pertes?

Le secteur bancaire est rentable mais avec une distribution de la rentabilité assez inégale. Les grands acteurs sont solides. Ils se sont très fort digitalisés. Ils ont restructuré assez bien leur position sur le marché. Et leur business model est viable. Pour les banques généralistes de plus petite taille, c’est plus compliqué. On voit bien que leurs poches ne sont pas profondes. Le return on equity est beaucoup plus faible. La capacité à investir massivement dans la technologie et dans le coût de la compliance est plus difficile. Pour ces acteurs-là, le risque de se faire marginaliser est réel.

Jean Hilgers: “Le poids de la réglementation est beaucoup plus important qu’avant, et pour de bonnes raisons.” © HATIM KAGHAT

Est-ce pour cette raison que la BNB s’est montrée réticente face au projet NewB?

La BNB ne s’est pas montrée réticente mais prudente, et ce pour deux raisons. D’abord, le paysage belge est déjà fortement bancarisé. Trouver sa place dans ce monde n’est pas simple. Ensuite, pour créer une banque, les exigences réglementaires sont aujourd’hui énormes: il faut un département compliance, un outil de gestion des risques, une qualité de reporting très importante vis-à-vis du régulateur et du marché, etc. Vous ne pouvez justifier ce coût de structure que si vous avez un périmètre d’activité assez large très vite. A part des néobanques comme N26 ou Revolut, qui sont des banques digitales dédiées à certains produits, on ne voit pas de banque généraliste se créer en Europe.

“Dire que la BCE subsidie les banques, ce n’est pas vrai.”

Les banques bénéficient à présent d’un environnement de taux favorable de la part de la BCE, tant pour les prêts que pour les dépôts. La BCE subsidie-t-elle les banques?

La marge d’intermédiation des banques a été fortement compressée ces dernières années. Pour compenser cela, certaines ont réussi à tirer leur rentabilité d’autres types d’activités, essentiellement en amenant les clients vers des produits de placement qui génèrent des commissions. Mais toutes n’y sont pas parvenues. D’aucunes sont restées très dépendantes de la marge d’intermédiation. Aujourd’hui, le mouvement de hausse des taux est globalement positif. Il est clair que cela permet de recréer une partie du métier de banquier. Mais la courbe des taux reste très plate.

Profitent-elles de l’inertie des épargnants?

Que les banques prennent un peu de temps pour mieux rémunérer les dépôts d’épargne, cela peut se comprendre. Il ne faut pas oublier non plus que quand une banque relève le taux de son livret, elle est obligée de le faire sur tout son stock de dépôts, y compris sur ceux qui servent à financer des crédits hypothécaires ou aux entreprises octroyés dans le passé à des taux très faibles. Mais dire que la BCE subsidie les banques, ce n’est pas vrai.

Que répondez-vous aux banquiers qui se plaignent de l’énorme poids réglementaire?

Ils ont raison de s’en inquiéter. C’est un facteur objectif. Le poids de la réglementation est beaucoup plus important qu’avant, et pour de bonnes raisons. Un: il y a eu la crise financière et ses facteurs explicatifs. Deux: l’évolution de la technologie génère elle aussi de nouvelles réglementations (résilience opérationnelle, protection des données, etc.). Et puis, il y a les évolutions sociétales. Dès lors que les banques sont au centre du financement de l’économie, il est logique de les amener à être attentives à la question climatique dans la façon dont elles octroient des crédits, dans leur pricing, dans la gestion des risques, etc. Tout comme il me paraît normal pour un superviseur, quoi qu’en pensent certains, d’intégrer le risque climatique dans les modèles d’analyse et dans les outils de politique prudentielle.

“Les cryptos sont potentiellement dangereuses pour le consommateur.”

Quid des cryptos qui défraient la chronique depuis plusieurs mois: représentent-elles un risque systémique pour la planète finance?

Non. Les actifs financiers mondiaux représentent aujourd’hui 460.000 milliards. Les cryptos, au plus fort de leur valorisation, c’était 3.000 milliards. Aujourd’hui, c’est 850 milliards. L’effet de contagion sur le reste de l’économie traditionnelle est donc très limité. Par contre, elles sont potentiellement dangereuses pour le consommateur. Le meilleur exemple, c’est la faillite de FTX. Elle démontre toute la nécessité de réguler ce secteur.

Qu’allez-vous faire maintenant de vos journées?

Je vais d’abord penser à mon avenir professionnel (sourire). La première possibilité, c’est une fonction exécutive. L’autre option, ce sont des mandats d’administrateurs, dans le secteur financier ou pas. Je pense avoir des choses à apporter.

On pourrait donc par exemple vous retrouver au “board” de Belfius?

Le Conseil de régence de la BNB a été clair sur les limites à ne pas franchir, notamment en matière d’incompatibilité par rapport à des institutions qui font l’objet d’un contrôle par la BNB. Je dois attendre un an pour un mandat dans une banque et une compagnie d’assurance en Belgique. On verra…

Profil

· 1963: Naissance à Berchem-Sainte-Agathe

· 1986: Licence en sciences économiques

· 1987: Entame sa carrière en entrant à la CGER

· 1992: Chef de cabinet adjoint du vice-Premier ministre aux Affaires économiques et à la Justice Melchior Wathelet (père)

· 1995-1998: Chef de cabinet adjoint et puis chef de cabinet du ministre des Finances Philippe Maystadt

· 1998-1999: Chef de cabinet du ministre des Finances Jean-Jacques Viseur

· 1999-2023: Directeur à la BNB

· Président du CA de l’UCLouvain

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