Les inégalités sociales en matière de santé et de mortalité: l’angle mort du débat sur les pensions

pension malade

Les Belges ne cessent de gagner en espérance de vie. Mais derrière cette note d’espoir se cache une réalité qui n’est pas la même pour tous. Il s’agit d’une moyenne qui cache un réel fossé entre les plus riches et les plus pauvres. Cette inégalité en matière de santé risque de fausser sérieusement le débat sur les pensions.

On vit plus longtemps, donc il est logique que l’on travaille plus longtemps. Cet argument régulièrement rabâché fait fi d’une certaine réalité. Car cette prolongation de l’espérance de vie concerne surtout les milieux socio-économiques les plus privilégiés. C’est ce que l’on appelle le “fossé des inégalités autour de la santé”. Soit l’une des “discriminations” les plus fortes et en même temps les plus sous-estimées de notre société.

Ainsi, en moyenne, les personnes ayant fait des études longues vivent plus longtemps. Et pas qu’un peu. Les différences entre les plus riches et les plus pauvres atteignent 6 à 7 ans dans la plupart des États-providence européens dit De Morgen. Et ce fossé serait loin de s’atténuer. Les recherches menées par le gérontologue autrichien Marc Luy en 2019 montrent que dans des États-providence européens tels que le Danemark et l’Italie, l’écart d’espérance de vie en fonction du niveau d’éducation s’est creusé de plus de deux ans entre 1991 et 2011. Aux États-Unis, la différence s’est même élargie de 4 ans.

10 ans d’écart en Belgique

En Belgique aussi les chiffres sont inquiétants. Ainsi, en 2020, l’écart d’espérance de vie entre le groupe socio-économique le plus élevé et le groupe socio-économique le plus bas était de 9,3 ans pour les hommes et de 6,3 ans pour les femmes. Selon une étude de Solidaris plus d’un quart des hommes les plus pauvres (26,9%) n’atteindront pas l’âge de la pension. Ce pourcentage est deux fois plus élevé que chez les plus riches (13,1%). Parmi les 5% les plus riches de la population, ils seront donc près de 9 sur 10 à atteindre les 67 ans.

On constate aussi un taux de mortalité dans la tranche des 40 à 64 ans 5,3 fois plus élevé dans le niveau de revenu le plus bas que dans le niveau le plus élevé. Pour les femmes les différences existent aussi, bien que moins marquées. Ainsi, toujours selon Solidaris, 85,4%% des femmes les plus pauvres ne meurent pas avant 67 ans, contre 92,3% des plus riches. Ce qui n’empêche pas, dans la tranche âgée de 40 à 64 ans, le taux de mortalité d’être 3,9 fois élevé chez les plus pauvres.

Les pauvres meurent plus jeunes, mais aussi en moins bonne santé

Si les plus pauvres meurent plus jeunes, ils ont aussi une plus faible espérance de vie en bonne santé. L’écart en matière d’espérance de vie sans incapacité entre les plus riches et les plus pauvres était de 10,5 ans pour les hommes et de 13,4 ans pour les femmes en Belgique. Les personnes ayant un faible niveau d’instruction se sentent aussi plus souvent malades. Ainsi ils jugent que leur santé est mauvaise (ou moyenne) 2,2 fois plus souvent (35%) que les personnes ayant un niveau d’instruction élevé (16%). 

Selon la Mutualité Chrétienne, plus le revenu médian d’un quartier est bas et plus l’état de santé de ses habitants est mauvais. L’étude montre ainsi que les résidents des quartiers les plus pauvres ont un risque accru de 51% de souffrir du diabète que les résidents des quartiers les plus riches. Ils ont aussi 2,5 fois (150%) plus de risque d’être en incapacité que les personnes vivant dans les quartiers les plus riches.

Des inégalités socio-économiques dans de nombreux déterminants de la santé

Selon Sciensano, on observait ainsi de fortes inégalités socio-économiques dans de nombreux déterminants de la santé. En 2018, les personnes ayant un niveau d’instruction faible étaient trois fois plus susceptibles d’être des fumeurs quotidiens et deux fois plus susceptibles d’être obèses ou de consommer quotidiennement des boissons sucrées que les personnes ayant un niveau d’instruction élevé. Les personnes ayant un niveau d’instruction faible étaient également deux fois moins susceptibles d’avoir une consommation suffisante de fruits/légumes ou de pratiquer suffisamment d’activité physique que les personnes avec un niveau d’instruction élevé.

Or il se trouve que la contribution de certaines pathologies aux inégalités de mortalité prématurée (moins de 75 ans) chez les hommes était la plus importante pour le cancer du poumon, les cardiopathies ischémiques, le suicide et les bronchopneumopathies chroniques obstructives (BPCO). Chez les femmes, ces pathologies sont les cardiopathies ischémiques, le cancer du poumon, les maladies cérébrovasculaires et les BPCO. Autant de maladies encouragées par de mauvaises habitudes de vie.

L’effet Matthieu

Le fait est que cette grande différence d’espérance de vie et d’années de vie en bonne santé dans la population est souvent balayée d’un revers de la main. On peut même parler de véritable angle mort du débat sur les pensions. On l’a encore vu avec le débat des RCC la semaine dernière. La raison est à chercher dans ce qu’on appelle l’effet Matthieu.

Cette loi sociologique doit son nom à l’évangéliste Matthieu qui dit “On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a”. On peut le traduire sommairement par « on ne prête qu’aux riches » ou, pour sa version sociologique, « celui qui est le mieux représenté est aussi le mieux servi ». Un concept qui selon Herman Deleeck, un économiste de l’UAntwerpen, peut être élargi aux politiques belges de sécurité sociale.

Dans son ouvrage publié datant de 1978, mais qui reste valable aujourd’hui, il stipule que les mieux organisés obtiennent par priorité la satisfaction de leurs besoins. Ce qui dans les faits se traduirait par le fait que ce sont les riches qui profitent plus de l’Etat social. Pourtant ce sont les moins nantis qui y contribueraient davantage. Selon une étude de 2019 de l’OCDE, la classe moyenne contribuait en 2015 à 76% des recettes fiscales nationales, alors qu’elle comptait pour 65% de la population.

A ceci s’ajoute encore ce qu’on appelle le «non-recours aux droits». Toute une série d’aide sociale n’est pas octroyée systématiquement. Ce qui fait qu’une partie substantielle de ces aides ne sont pas réclamées. Soit parce que les personnes ne savent qu’elles y ont droit, soit parce qu’elles ne savent pas comment y avoir accès. De même tout une série de services publics ne sont pas ou peu utilisée par les classes les moins favorisées.

Les trois régimes de pensions légale

L’effet Matthieu s’illustrerait ainsi parfaitement dans les trois régimes de pension légale présent en Belgique précise le journaliste de LeVif Nicolas De Decker. Les retraités de la fonction publique sont ainsi mieux lotis que les salariés et les indépendants. Bien que ces derniers soient en train de rattraper les autres travailleurs, le véritable effet Matthieu des pensions n’est pas là.

A en croire Nicolas De Decker, l’effet Matthieu se ressentirait surtout dans le fait que si les plus pauvres cotisent comme tout le monde pour les pensions, ils en profitent moins longtemps. Puisque même si cette personne aura toute sa vie dépendu d’allocation, elle n’en aura pas moins, toute sa vie, cotisé. Et ce, par exemple, via les impôts indirects comme la TVA, dit encore Nicolas De Decker. Ainsi, et de façon pour le moins cynique, ils renflouent les caisses de l’état via les accises sur les produits nocifs comme le tabac (ou elles ont rapporté 2,316 milliards € en 2020 et 2,484 milliards € en 2019), l’alcool ou la junkfood qu’ils consommeraient, en moyenne toujours, plus que les autres.

Les personnes aux revenus les plus faibles reportent davantage leurs soins

On notera aussi que même si les maladies des plus pauvres représentent un coût non négligeable, cette catégorie le ferait moins payer à la société. Tout du moins dans un premier temps. En effet comme le signalait déjà Herman Deleeck, ce sont les patients des classes moyennes et supérieures qui consultent le plus et qui sont donc le plus souvent remboursés par l’assurance maladie-invalidité. Un fait toujours d’actualité selon l’étude de la MC. A ceci près que si les personnes aux revenus les plus faibles reportent davantage leurs soins, elles font, du coup, plus recours aux soins lourds. Ils ont ainsi un risque accru de 23% d’être admis dans un hôpital et de 39% de se retrouver aux urgences par rapport aux habitants des quartiers les plus riches.

Il existe aussi de grandes différences dans les soins de santé mentale. Les personnes avec de faibles revenus vont davantage chez le psychiatre, les personnes avec les revenus plus élevés chez le psychologue. Plus le quartier dans lequel on vit est pauvre, plus le risque d’utiliser des antidépresseurs (26% de plus que dans les quartiers les plus riches) ou des antipsychotiques (160% de plus) est élevé. Le risque d’hospitalisation psychiatrique est 2,8 fois plus élevé dans les quartiers les plus pauvres que dans les plus riches.

Enfin, selon le «Health Status Report» de Sciensano, ce seraient les patients dont le capital culturel et économique est le plus bas souffrent qui souffriraient le plus de maladies chroniques. Ainsi 31,2% des patients à faible niveau d’instruction déclaraient alors une maladie chronique, contre 27,3% des patients à niveau d’instruction élevé.

Tout le monde n’a pas les mêmes chances d’arriver en bonne santé, ni même en vie, à l’âge de la pension

Bref, tout le monde n’a pas les mêmes chances d’arriver en bonne santé, ni même en vie, à l’âge de la pension. D’autant plus qu’à tout cela s’ajoute aussi souvent un environnement de vie plus précaire et des conditions de travail plus usantes.

Ignorer cette inégalité dans le débat autour du recul de l’âge de la pension ou des fins de carrière murent le gouvernement encore un peu plus dans une impasse.  C’est d’autant plus dommage qu’il y a déjà eu une tentative de rééquilibre à la fin du règne de Di Rupo. La commission de réforme des pensions – avec Alexandre De Croo, Madame Lalieux, mais aussi Frank Vandenbroucke, alors encore professeur de politique sociale – a en 2014 proposé un projet de réforme générale des pensions.

Il s’agissait d’un système de points permettant à un travailleur d’accumuler des droits à la pension pour chaque année travaillée. Ceux qui effectuent des travaux pénibles pouvaient obtenir des points bonus pour prendre leur retraite plus tôt, tout comme ceux qui commencent à travailler jeunes. Un plan plus juste, qui tenait compte de la réalité de terrain selon de très nombreux experts. Mais il va rapidement être tué dans l’œuf par les socialistes, puis par le gouvernement Michel qui va relever l’âge légal de la retraite à 67 ans.

Le travail de sape viendra aussi des syndicats, précise encore De Morgen. Ces derniers vont augmenter le nombre de professions lourdes, en les confondant avec les professions fortement syndiquées. Du coup, aujourd’hui, les règles de retraite les plus avantageuses ne concernent pas les professions vraiment lourdes, mais plutôt quelques services publics, comme certains postes de direction dans l’armée ou à la SNCB.

Ou comment dix ans à faire l’autruche n’ont fait qu’accentuer le problème. Et chaque jour qui passe le rend plus inextricable encore puisqu’on ne peut nier qu’il y a urgence à trouver un système de pension capable d’encaisser le vieillissement de la population.

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