Le tabou de la rémunération des seniors

Dans l’enseignement, la valorisation de l’ancienneté va jusqu’à des taux de 60 à 80%, pratiquement du simple au double entre un jeune enseignant et un senior. © Getty Images
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

En Belgique comme en France, les hauts salaires et la productivité en baisse des plus de 50 ans reste un obstacle à l’augmentation du taux d’emploi. Même si la situation évolue positivement.

“Le tabou de la rémunération des seniors.” C’est ce que titrait le journal Le Monde, en France, en marge du débat sur la réforme des retraites voulue par le gouvernement d’Elisabeth Borne. La situation chez nos voisins, de ce point de vue, fait étrangement penser à celle qui prévaut en Belgique: passé 50 ans, cela reste compliqué d’avoir un marché de l’emploi “viable”, avec une proportion importante de travailleurs qui contribuent à la croissance.

Chez nous, la “Suédoise” de Charles Michel (MR) a décidé, lors de la législature précédente, d’augmenter à terme l’âge de départ à la pension à 67 ans, mais l’essentiel reste ailleurs: dans la gestion des fins de carrière. Les salaires des plus de 55 ans, généralement bien plus élevés en raison de l’ancienneté, représentent un des obstacles sur la voie d’une des priorités du gouvernement fédéral d’Alexander De Croo (Open Vld): augmenter le taux d’emploi, particulièrement faible dans ces catégories d’âge.

Notre pays s’est fixé pour objectif un taux d’emploi à 80% en 2030, contre 72% environ actuellement. Pour y arriver, la Belgique devrait prendre des mesures pour aménager ces fins de carrière, y compris en matière de temps partiel, de formation ou de conditions de travail. Une nécessité qui tarde.

Ce constat est confirmé par les experts que nous avons interrogés. Le ministre fédéral de l’Economie et du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS), insiste, lui, sur le fait que le taux d’emploi des 55-64 ans augmente déjà fortement. Il nous annonce qu’un plan d’action devrait être approuvé prochainement par le gouvernement. A la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), on regrette de ne pas être entendu. Le sujet, estime le patronat, est bel et bien un tabou.

“Le système ne suit pas l’évolution”

“Cette réforme des fins de carrière tarde d’autant plus que nous sommes dans un contexte où le cycle des compétences se raccourcit, souligne Jean Hindriks, président de l’Ecole d’économie de l’UCLouvain et membre de la commission qui a mené une réflexion d’ampleur sur les pensions en 2014. Avec l’ancienneté, la rémunération augmente mais elle ne va pas toujours de pair avec l’adaptation aux nouveaux outils et à la productivité. Tout va de plus en plus vite et le système ne s’adapte pas à cette évolution.”

Les départs quasi systématiques à la prépension ont été supprimés mais de nombreux employeurs continuent d’écarter les travailleurs les plus âgés, dans le cadre de procédures Renault par exemple, pour soulager leur masse salariale et engager des jeunes plus productifs. Ce souhait rejoint bien souvent le désir de salariés en quête d’une fin de carrière permettant de prendre le temps de profiter de la vie. Et quand tout cela n’est pas possible, les “seniors” viennent souvent gonfler le rang des malades de longue durée, dont le nombre explose. Bref, c’est la quadrature du cercle.

“Ces souhaits des employeurs et des travailleurs peuvent pourtant faire partie de la solution, souligne Jean Hindriks. Pour augmenter la productivité, pourquoi ne pas prévoir des formations régulières et une remise à jour des compétences à 50 ans? De même, pourquoi ne pas aménager la fin de carrière et prévoir des temps partiels afin de diminuer les coûts et répondre au désir d’une plus grande qualité de vie? Dans les pays nordiques, le taux d’emploi au-delà de 65 ans avoisine les 30%, il est même de 40% en Islande. Cela prouve que cela peut fonctionner. Chez nous, au-delà de 65 ans, le taux n’est que de 6%…”

Du simple au double…

Le secteur privé n’est pas le seul concerné. L’économiste de l’UCLouvain cite en exemple l’enseignement, où la question est criante. “La valorisation de l’ancienneté va jusqu’à des taux de 60 à 80%, pratiquement du simple au double entre un jeune enseignant et un senior. Ils sont nombreux à décrocher en fin de carrière ou à clamer leur envie de ne plus se retrouver face à une classe. On pourrait cependant aménager différemment les fins de carrière là aussi ; profiter de l’expérience des plus âgés pour coacher les nouveaux, avec un horaire différent.”

“On va donner un bonus pour inciter les travailleurs à continuer à travailler après l’âge… de la pension anticipée. Tout cela va coûter très cher.”

En réalité, c’est comme si l’on ne tenait pas encore pleinement compte du fait que les temps changent. “La logique voulait que l’on fidélise le personnel dans un monde où les travailleurs effectuaient toute leur carrière dans la même entreprise, souligne le professeur. La réflexion doit être plus large vu qu’il y a désormais une autre vision de la carrière et une crainte réelle du déclassement chez les plus de 50 ans. On connaît tous des entreprises prêtes à payer pour les mettre dehors afin de faire de la place au changement, avec des profils plus souples et technologiques.”

Jean Hindriks regrette que le gouvernement De Croo n’agisse pas assez dans ce domaine. “Le développement du temps partiel pour permettre de quitter la carrière en douceur fait pourtant partie de la déclaration gouvernementale”, dit-il.

Quant à la réforme en gestation des pensions, qui prévoit notamment un “bonus pension” pour inciter les gens à travailler plus tardivement, elle ne trouve pas vraiment grâce à ses yeux: “On va donner un bonus pour inciter les travailleurs à continuer à travailler après l’âge… de la pension anticipée. Il était même question de le donner de façon rétroactive. Tout cela va coûter très cher. C’est une manière déguisée d’augmenter la pension.” Précisons que la réforme continue de faire l’objet de discussions au sein de la majorité. Mais la balance sociale penche à gauche.

Spécialiste de l’économie du travail, Vincent Vandenberghe (UCLouvain) souligne combien la longue période au cours de laquelle les prépensions quasi systématiques à 55 ans ont été privilégiées, depuis les années 1980, a été préjudiciable. “Dans ce pays, on a tout fait pendant des années pour pousser les gens dehors de manière prématurée, explique-t-il. En réalité, nous avons désappris à vivre les fins de carrière jusqu’à 65 ans. Or avant, c’était une réalité pour tout le monde: les hommes travaillaient jusqu’à 65 ans et les femmes jusqu’à 60 ans. En fait, on a tué l’idée qu’il y avait un marché du travail après 50 ans.”

“Réinventer le marché du travail des plus âgés”

Le nœud du problème? “Pour évaluer le déficit d’employabilité des plus de 50 ans, explique Vincent Vandenberghe, il faut regarder le rapport entre le coût salarial et la productivité. Pas l’un ou l’autre mais les deux, ensemble. J’ai beaucoup analysé cette question: au tournant des années 1990-2000, le constat n’était guère rassurant. En raison du handicap salarial, c’est vrai, mais la question la plus préoccupante concernait les baisses de productivité passé l’âge de 50 ans. De façon assez surprenante, ce constat valait davantage dans le secteur des services que dans le manufacturier. C’était une époque où les horizons de carrière étaient très courts. Quand on approche de l’âge de la retraite, il y a des effets de démobilisation qui sont logiques: les employeurs n’investissent plus dans les formations, les travailleurs ne s’y rendent plus… Mais ce n’était pas le cas dans d’autres pays, aux Pays-Bas par exemple.”

“Parmi les 500.000 personnes en maladie invalidité, plus de 70% sont des 50 ans et plus.”

La prolongation de la carrière avec la suppression des prépensions a atténué le problème. “La situation s’est améliorée, confirme Vincent Vandenberghe. Il faut désormais aller plus loin dans les âges pour obtenir les mêmes baisses de productivité. Mais on n’a pas travaillé suffisamment sérieusement la question de l’allongement des carrières.”

Le relèvement mécanique de l’âge de départ à la pension n’a d’ailleurs qu’un effet partiel sur la question: seule la moitié des travailleurs concernés environ reste au travail. Ce n’est pas suffisant. Par ailleurs, des grandes entreprises ont abandonné de leur propre initiative le système d’ancienneté pour les nouveaux arrivants. “Mais il reste du stock, précise le professeur. De telles réformes ne se font pas avec effet rétroactif.”

Passé 50 ans, les C.V. sont écartés

L’économiste du travail met en évidence la question du changement d’emploi pour souligner combien le problème reste criant: “Les responsables des ressources humaines de grandes entreprises vous disent quasiment tous qu’ils ne recrutent plus de travailleurs passé 50 ans. Les durées de chômage pour ces personnes sont deux fois et demi plus élevées que pour les autres catégories d’âge. Parmi les 500.000 personnes en maladie invalidité, plus de 70% sont des 50 ans et plus. L’intérêt des entreprises reste de les faire partir. Le problème, c’est qu’il n’est guère évident de trouver un autre emploi, ou alors en encaissant une baisse de salaire très élevée”.

Il faut du temps, dit Vincent Vandenberghe, pour transformer un marché du travail anéanti: faire évoluer les contrats, les relations entre partenaires sociaux… “Je peux comprendre que tant le niveau des salaires que la productivité sont des questions qui fâchent. Mais le gouvernement n’a pas assez travaillé sur la question ces 20 dernières années. En matière d’ergonomie, par exemple: ce n’est plus dans les mœurs d’adapter le travail compte tenu de l’âge des gens.”

La logique salariale, en tout cas, doit changer. “Chez nous comme en France, la courbe salariale ne bouge plus à partir de 45 ans: on a hérité d’une logique où il faut pousser les salaires vers le haut dans un laps de temps assez court. Dans d’autres pays comme la Suède ou d’autre pays, la courbe des salaires s’apparente à un U inversé: globalement, les salaires diminuent en fin de carrière, mais il y a davantage de gens au travail. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut parler que des salaires ou de la productivité. On doit travailler sur l’ensemble des paramètres qui déterminent l’employabilité. Mais si l’on veut augmenter le taux d’emploi, on ne peut pas reposer sur la logique salariale des années 1980.”

Dans les pays nordiques, le taux d’emploi au-delà de 65 ans avoisine les 30%. Il est même de 40% en Islande.
Dans les pays nordiques, le taux d’emploi au-delà de 65 ans avoisine les 30%. Il est même de 40% en Islande. © Getty Images

Au cabinet du ministre Pierre-Yves Dermagne (PS), ministre fédéral de l’Economie et de l’Emploi, on ne nie pas la question mais on recadre: “Le lien entre salaire et productivité est un thème dont la droite adore s’emparer. Elle l’utilise pour remettre en cause les augmentations barémiques liées à l’ancienneté”.

Un rapport du Conseil central de l’économie, publié en 2018 à la demande du gouvernement Michel, ouvrait la porte à un changement de l’évolution basée sur l’ancienneté, mais ses conclusions laissaient les portes ouvertes à toutes les options. “Il n’existe aucun système de rémunération (que ce soit la rémunération à l’ancienneté ou à l’expérience, la rémunération basée sur les performances individuelles ou collectives ou la rémunération à la compétence) qui soit supérieur aux autres en toutes circonstances, soulignait le rapport. Les systèmes de rémunération doivent être adaptés aux spécificités de l’entreprise, telles que le secteur dans laquelle elle opère, sa stratégie, sa culture, l’ouverture de son marché, etc.” Balle au centre.

“Pour les entreprises, la question se pose forcément de savoir si quelqu’un qui devient trop cher ne doit pas être remplacé.”

“On peut dire que le taux d’emploi des personnes âgées augmente en Belgique de manière importante, insiste-t-on par ailleurs chez Pierre-Yves Dermagne. Début 2017, il y avait un taux d’emploi de 46,2% chez les 55-64 ans. Il est désormais de 56,4%. C’est d’autant plus impressionnant que le nombre de personnes de plus de 55 ans augmente.”

Le cabinet du ministre souligne encore que le thème de la première Conférence sur l’emploi, en septembre 2021, était précisément “les fins de carrière harmonieuses”. “L’objectif est de maintenir à l’emploi plus longtemps les travailleurs les plus âgés afin de tendre vers l’objectif d’un taux d’emploi de 80% à l’horizon 2030 mais avec une série de mesures qui encadrent cette évolution, souligne le ministre socialiste. D’ailleurs, nous avons toujours dit que les axes majeurs qui allaient se dégager des débats entre tous les acteurs belges du monde de l’emploi ne demeureraient pas lettre morte. Il reste donc beaucoup de choses à faire pour rendre la fin de carrière harmonieuse. C’est pourquoi on a élaboré un plan d’actions qui doit encore être validé en gouvernement.” Il est encore trop tôt pour en dévoiler le contenu.

FEB: “Les entreprises oubliées”

Monica De Jonghe, directrice générale de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), rappelle que le gouvernement de la coalition suédoise avait bel et bien avancé dans le sens d’une réforme salariale. “Le ministre de l’Emploi, Kris Peeters (CD&V), avait commandé au Conseil central de l’économie une étude détaillée sur les barèmes d’ancienneté en vigueur dans tous les secteurs, souligne- t-elle. C’est une nécessité parce que ces augmentations barémiques sont systématiques et conséquentes. Pour les entreprises, la question se pose forcément de savoir si quelqu’un qui devient trop cher ne doit pas être remplacé, à un moment donné, par quelqu’un de plus jeune. Mais pour les syndicats, il est hors de question de parler de ce sujet.”

Même si l’on veut changer les règles au niveau interprofessionnel, cela ne suffit pas, prolonge Monica De Jonghe. “C’est au niveau des secteurs que tout est bloqué. Or, c’est là que le changement doit avoir lieu. C’est d’ailleurs le même problème qui se pose avec l’indexation automatique des salaires.” D’autres systèmes de rémunération existent pourtant, estime le patronat, études universitaires à l’appui.

“C’est vrai qu’il y a eu une amélioration pour les plus de 50 ans sur le marché de l’emploi, reconnaît Monica De Jonghe. Le relèvement de l’âge permettant d’entrer dans des systèmes de chômage avec complément de l’entreprise (RCC) a facilité le recrutement. Ce RCC était un piège à l’emploi: les entreprises craignaient que les travailleurs fassent rapidement appel à cette possibilité de partir. C’est positif mais il faudrait aller plus loin: il reste des pièges, dont le principal est celui dont nous parlons. Il faut trouver un juste équilibre entre compensation d’ancienneté et récompense pour la productivité. Les entreprises doivent avoir un peu plus de souplesse pour rémunérer les gens.”

Mais quid du plan d’actions annoncé par le ministre de l’Emploi? Positif? “Nous n’avons aucun contact avec lui depuis plus de deux ans, regrette la directrice générale de la FEB. J’ai l’impression que les employeurs n’existent pas pour lui. Il y a une frustration de notre part. Quand il veut réformer les choses, cela va toujours dans le sens d’une plus grande protection des travailleurs pour la formation, le bien-être au travail… Pour le reste, rien ne bouge. Les ministres de l’Emploi précédents, eux, prenaient quand même le temps de nous voir.”

Un sourire et un soupir: “Oui, cela prouve que cela reste un tabou.”

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content