Olivier Torres: “Entreprendre, c’est bon pour la santé mais…”
Le professeur Olivier Torres se définit comme « un PMiste ». Il nous explique les atouts et risques de santé spécifiques des dirigeants de PME. Avec des détours aussi passionnants qu’étonnants par la salutogénèse ou l’existentialisme de Jean-Paul Sartre.
Quand on veut parler de la santé des dirigeants de PME, Olivier Torres, professeur à l’université de Montpellier est un interlocuteur incontournable. Il a fondé en 2009 l’Observatoire Amarok, qui étudie ce domaine jusque-là un peu oublié par le monde scientifique. Un oubli étrange, au regard de l’importance des PME dans le tissu économique européen. Chez Amarok, on est convaincu qu’une «société mature est une société qui protège ceux qui la font vivre ». L’association contribue à cet objectif, en jouant à la fois sur les leviers de la sensibilisation (conférences, séminaires, publications etc) et de la recherche scientifique (colloques, article, thèses). Elle fédère les travaux d’une quinzaine de chercheurs et encadre des thèses universitaires sur le thème. Amarok va même un cran plus loin puisqu’elle a élaboré un pack de prévention et une plateforme d’écoute à destination des dirigeants de PME. L’observatoire est présent en France, en Suisse et au Japon. Il devrait débarquer en Belgique dans quelques mois.
TRENDS-TENDANCES. Quand on voit la charge de travail et le stress des entrepreneurs, comment expliquez-vous qu’il y ait proportionnellement si peu de problèmes de burn-out et de dépressions parmi eux ?
OLIVIER TORRES. Effectivement, quand on compare leur existence à celle des salariés, on peut s’étonner que les entrepreneurs ne tombent pas comme des mouches. Ils travaillent en moyenne 42h/semaine et même 52h pour les employeurs, contre 36,5h pour les salariés. En outre, il y a souvent en plus de cet engagement en temps, un engagement en capital.
Les dirigeants de PME ont un rapport existentiel à leur travail et à leur entreprise. Cela a une triple conséquence, ce que j’appelle la théorie des trois « S ». Le premier, c’est la Subordination. Ils sont tellement orientés vers la performance de leur entreprise que la santé passe au second plan. « Je n’ai pas le temps d’être malade », disent-ils volontiers. A cause de cette subordination, les entrepreneurs dorment moins que la moyenne de la population. Ils rognent sur leur temps de sommeil, cela devient une variable d’ajustement de leur temps disponible. A terme, c’est évidemment dangereux pour leur santé.
Ne devrait-il pas y avoir, dès lors, plus de problèmes de santé parmi cette population ?
Si ce n’est pas le cas, c’est en raison de la deuxième conséquence de leur rapport existentiel au travail, le deuxième « S » : la Salutogénèse. Quand on parle de santé, on étudie toujours les facteurs négatifs. Mais il y a aussi des facteurs salutogènes, des éléments qui influencent positivement votre état de santé. Chez les entrepreneurs, ils pèsent plus que les facteurs négatifs dont nous venons de parler. Il s’agit de la capacité d’adaptation, du sentiment de maîtriser son destin et du fait d’assumer les conséquences de ces actes. C’est bien un facteur salutogène, par opposition à celles et ceux qui ont toujours une excuse, pour qui rien n’est jamais de leur faute.
Cette disposition d’esprit est-elle innée ou l’acquiert-on au fil du temps, en dirigeant son entreprise ?
Comme c’est en forgeant que l’on devient forgeron, c’est en entreprenant que l’on devient entrepreneur. Un entrepreneur, ce qui importe ce n’est pas son genre, son origine, sa couleur de peau, sa religion ou que sais-je. Ce qui importe, c’est ce qu’elle ou ce qu’il fait. L’entrepreneuriat, c’est en fait la science de l’action.
Je vais peut-être vous surprendre mais dans « L’existentialisme est un humanisme », le philosophe Jean-Paul Sartre dit la même chose. Il affirme que l’homme est fondamentalement libre et que le corollaire de cette liberté, c’est qu’il doit assumer les conséquences de ses actes. Un humain n’est jamais que la somme de ses actes, écrit Sartre. Et bien, cela correspond parfaitement à l’entrepreneur.
De fait, vous me surprenez et vous surprenez sans doute nos lecteurs : on ne s’attendait pas à parler de Jean-Paul Sartre en évoquant la santé des entrepreneurs…
Le parallèle est pourtant saisissant, convenons-en. J’ai appris récemment qu’un créateur d’entreprise se traduisait en allemand par « existenzgründer », ce qui signifie littéralement « fondateur d’existence ». Les Allemands ont tout compris : l’entrepreneur est quelqu’un qui fonde sa propre existence, en devenant un créateur –le mot est fort, quasi religieux. Il crée son travail, il crée son monde, il crée son univers. Et cela va développer des facteurs salutogènes à une puissance très forte. Il y a une forme d’exaltation quand on entreprend.
Bien sûr, il y a le stress, la surcharge de travail, la solitude, la rogne du sommeil, l’incertitude des carnets de commande. Mais, à la fin, ces hommes et ces femmes sont portés par leur projet, par leur travail. Ce sont des créateurs, des « existenzgründer ». Cela leur donne la capacité d’adaptation, le sentiment de maîtrise de leur destin et l’obligation d’assumer les conséquences de leurs actes, comme le dit d’ailleurs Sartre.
A contrario, cela explique peut-être pourquoi les patrons de PME ont si mal supporté le confinement : ils perdaient soudain la maîtrise de leur destin.
Exactement. Pendant le covid, nous avons constaté un niveau d’épuisement sans égal. Ce qui les a épuisés, ce n’est pas la crainte de la maladie mais la crainte de déposer le bilan. Pour la première fois depuis quinze ans que je travaillais sur la santé des entrepreneurs, je voyais exploser un sentiment d’impuissance et d’être coincé, qui ne correspond pas du tout à la psychologie d’un entrepreneur. Rien n’épuise plus un entrepreneur que de l’empêcher de travailler. Le covid a fait émerger un épuisement d’empêchement.
En plus, il y avait cette distinction entre les activités essentielles et non-essentielles. Un fleuriste, c’est sa vie les fleurs et on vient lui dire « ce n’est pas essentiel, vous fermez », c’est insupportable. Moi, c’est à ce moment-là que j’ai réellement compris ce rapport existentiel de l’entrepreneur à son travail.
Le rapport existentiel à l’entreprise ne complique-t-il pas le moment de la transmission ?
Absolument, nous comparons d’ailleurs la théorie de la transmission à la théorie du deuil. Le dirigeant qui transmet son entreprise vit l’équivalent d’un deuil et il doit parfois être accompagné comme tel.
La relation est si forte que les dirigeants de PME parlent volontiers de leur petite entreprise comme leur bébé. Cette comparaison est-elle saine, selon vous ?
Elle atteste en tout cas d’une confusion entre les vies professionnelles et personnelles, de l’emprise de l’activité, de la subordination comme je le disais précédemment. Ce rapport existentiel à l’entreprise peut engendrer de profondes souffrances. J’utilise à dessein ce terme qui est plus fort que le mal-être et qui peut parfois entraîner un dirigeant à commettre l’irréparable. C’est le troisième « S » de l’entrepreneur après Subordination et Salutogénèse. J’hésite parfois à en évoquer un quatrième : le « S » de Sacrifice. A priori, l’entrepreneur se consacre plus qu’il ne se sacrifice –nous sommes à nouveau dans un vocabulaire religieux- mais j’ai tendance à considérer qu’un sentiment de sacrifice peut apparaître au cours du parcours professionnel.
Vous nous avez bien expliqué les facteurs salutogènes de l’entrepreneur. Mais il y a aussi des facteurs pathogènes, des risques de santé liés au stress, au travail etc. Les entrepreneurs en ont-ils bien conscience ?
Non, ils sont dans le déni et sous-estiment ces tabous. Mais, grâce au travail que nous menons sur le terrain, les mentalités commencent à changer. L’une des difficultés, c’est qu’il n’existait pas pour les entrepreneurs un équivalent des services de santé au travail, qui jouent un rôle préventif utile pour les salariés. Mais grâce à nos recherches, nous avons finalement été entendus. En France, une loi de 2021 permet, en son article 23, aux services de santé au travail de s’intéresser à la santé des dirigeants d PME et des indépendants. C’est pour Amarok une victoire politique. J’espère qu’une évolution de ce type pourra aussi se concrétiser en Belgique.
Mais venons-en aux risques spécifiques à cette population. Le premier est le risque suicidaire. Quand un dirigeant doit liquider son entreprise, c’est comme s’il liquidait une partie de sa vie avec. Vous voyez, nous sommes bien dans la thèse existentialiste. Le deuxième, c’est le stress post-traumatique du commerçant ou de l’artisan qui a fait l’objet d’un braquage et pour lequel il n’existe pas beaucoup d’aide. Enfin, le troisième et le plus important en nombre, c’est l’épuisement professionnel, le burn-out. Ens 2021, nous avons mis en place le dispositif Amarok e-Santé, qui permet d’évaluer la santé mentale des entrepreneurs, sur base des événements positifs et négatifs auxquels ils sont confrontés. Les statistiques produits pas ce dispositif nous montrent que 6,5% des dirigeants de PME français sont en risque de burn-out. Ce qui m’intéresse, c’est ce risque et les solutions pour le prévenir.
N’est-ce pas contradictoire avec l’exaltation dans le travail, dont vous parliez précédemment ?
Pas du tout. Entreprendre est bon pour la santé, mais c’est épuisant. Tout s’enchaîne en fait : le fait de reléguer sa propre santé au second plan, de travailler énormément, de ne pas dormir assez, de réduire les temps de récupération, tout cela crée une forme d’épuisement.
Quels conseils donnez-vous aux entrepreneurs pour éviter cet épuisement ?
Je cite souvent l’exemple de l’athlète Stéphane Diagana (champion du monde du 400 m haies en 1997) qui, chaque semaine, prévoit dans son agenda un créneau de deux heures baptisé « rencontre avec moi-même ». C’est pour lui, pas pour son boulot, sa famille ou ses amis : pour lui seul. Il n’y a pas de recette miracle mais un entrepreneur doit élaborer des stratégies de récupération pour entretenir son capital-santé. Pour certains, ce sera s’oxygéner avec de petites siestes, pour d’autres s’aménager des périodes de vacances. Même si ce n’est que 3 ou 4 jours, on change d’air, on s’aère l’esprit.
Vous n’êtes pas diplômé en médecine mais en gestion. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la santé des indépendants et des dirigeants de PME ?
Je suis surtout un PMiste, un théoricien des PME. Je me suis rendu compte qu’on ne parlait pas de la santé des personnes qui dirigent les petites entreprises. Or, la santé des dirigeants, c’est le premier capital immatériel d’une PME. Quand Steve Jobs est mort, l’action d’Apple a perdu moins de 1% ; quand Christophe de Margerie est mort dans un accident d’avion, 48h plus tard il était remplacé et TotalEnergies continuait, presque comme si de rien n’était. En revanche, quand le patron d’une entreprise de 2 ou 3 personnes disparait ou s’absente pour plusieurs mois, sa société est vraiment en péril.
C’est pourquoi je revendique un droit spécifique pour les PME, ce qui n’existe nulle part dans le monde. Les hauts fonctionnaires ont fait des études, durant lesquelles ils n’ont entendu parler que des grands groupes. Dans le cadre de leur travail, ils côtoient les dirigeants de ces groupes. Cela crée un biais de représentation du monde à partir des géants, que j’appelle « l’effet Gulliver ». Les lois et réglementations conviennent aux grandes entreprises. Mais le patron de PME, il n’a pas un directeur juridique, un responsable RH ou un directeur IT à disposition. Tout repose sur ses épaules et cela peut finir par l’épuiser.
Retrouvez le dossier complet “Quand la santé des entrepreneurs vacille: des patrons de PME témoignent” dans votre magazine Trends-Tendances de cette semaine.
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