Fabien Pinckaers (Odoo): “Le monde va mieux qu’on ne le pense”
Le CEO de la licorne belge Odoo est notre grand témoin pour préfacer 2025. Fabien Pinckaers nous présente la recette de la croissance rapide de son entreprise et adopte un ton détaché pour évoquer les enjeux belges et mondiaux. “L’herbe n’est pas plus verte ailleurs”, dit-il en défendant la Belgique et l’Europe. Il voit en Inde et en Afrique le monde de demain.
Fabien Pinckaers, CEO d’Odoo, est la personnalité économique de cette fin 2024. Avec une nouvelle levée de fonds, son entreprise est désormais valorisée à 5 milliards d’euros. Il évoque déjà un horizon à 50 milliards. C’est avec ce même regard sans complexe qu’il balaie du regard le monde en 2025 pour Trends-Tendances.
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TRENDS-TENDANCES. La levée de fonds annoncée par Odoo laisse augurer d’une année 2025 sous les meilleurs auspices?
FABIEN PINCKAERS. Elle ne sera pas très différente d’une autre.
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On parle tout de même d’une autre échelle, non?
L’entreprise grandit chaque année de 50% depuis 20 ans. Il est évident qu’avec 5.000 collaborateurs, faire 50% de plus, c’est plus complexe à gérer qu’avec 100 employés, mais nous sommes habitués.
Votre succès est-il programmé?
Non, ce n’est pas programmé, on ne sait jamais vraiment où en est la valorisation. Mais en ce qui concerne la croissance en termes de chiffre d’affaires et de personnel, nous sommes devenus matures, c’est assez régulier. Il faut imaginer que 83% de nos revenus sont récurrents et garantis d’une année à l’autre, ce qui donne une forme de certitude sur le futur. Tout le reste, c’est de la croissance.
Vous évoquez la perspective de rivaliser un jour avec Google. Vraiment?
Nous allons continuer à croître de 50% pendant de nombreuses années. Notre part de marché est inférieure à 0,1%, cela nous laisse une belle marge de progression parce que nous pouvons toucher toutes les PME dans le monde. Notre marché potentiel est colossal. À ce rythme, nous pouvons facilement devenir 10 fois plus grand.
Vous ne rencontrez pas d’obstacle?
Je n’ai pas dit que c’était simple. Cela se travaille : il faut continuer à innover, à recruter énormément, tout en gardant la culture d’entreprise. Ce sont de vrais défis, mais j’ai la confiance que nous allons y arriver. Ce qui a toujours tiré la société vers l’avant, c’est notre produit qui est unique, dans le sens où il offre toutes les modalités de gestion à un faible coût. Cela permet de gérer toute l’entreprise, de la comptabilité au stock en passant par l’e-commerce. Notre avantage, c’est que le bouche-à-oreille fonctionne très bien, nos utilisateurs deviennent des fans. Cela génère un effet de croissance quasiment organique.
Le défi principal, c’est le recrutement, parce que l’on ne forme pas assez de développeurs?
C’est un défi local, qui vaut pour la Belgique où il n’y a vraiment pas assez de développeurs. Ailleurs dans le monde, il n’y a pas trop de soucis.
Le contexte concurrentiel est-il difficile?
J’ai énormément de concurrents, mais j’ai une énorme chance, c’est qu’ils sont tous nuls et qu’ils ont échoué : SAP, Microsoft, Oracle, etc. n’ont jamais réussi à s’adresser aux PME, en dépit de milliards investis sur ce marché. Ils n’y arrivent pas parce qu’une PME, c’est compliqué dans toute la palette des activités qu’elle doit couvrir, sans avoir d’argent, ni le temps d’attendre les prestataires de services.
Ils pourraient vous copier, non?
Mais ils ne l’ont pas fait. Les grands ne réagissent pas aussi vite.
Une des clés, c’est l’agilité?
Non, c’est l’innovation. Arriver à faire des choses simples, c’est compliqué. Cela demande beaucoup de recherche et de tests.
Vous insistez sur le fait que votre recette, c’est aussi: travail, travail, travail…
On n’a rien sans rien. Le travail fait le bonheur aussi, il n’y a rien de pire que de ne rien avoir à faire ou alors de faire des choses qui n’ont pas de sens. J’ai le sentiment de contribuer à la société, c’est super cool. Comme on passe un tiers de son temps au travail, autant le faire en s’amusant.
Contribuer à la société, c’est-à-dire donner des clés à des PME pour qu’elles réussissent?
Il y a tout de même 200.000 emplois qui ont été créés par Odoo et qui vivent de nous. Nous réinjectons de l’argent: les fonds publics wallons ont fait 340 millions d’euros grâce à nous, ce qui n’est pas rien pour une petite Région. Et puis, il y a l’impact sur nos clients: énormément de PME souffraient de ne pas avoir les bons outils. Avant, on considérait que ces logiciels de gestion étaient conçus pour les managers. Nous avons toujours visé les utilisateurs: le comptable, le caissier, le chef de projet et le manager aussi. Le tout avec le moins d’administration possible. L’impact que l’on a dans le monde est énorme.
Auriez-vous imaginé cela au début, en passant sept années de galère au bord de la faillite?
La différence entre une boîte qui a réussi et une boîte qui a échoué, c’est la résilience. On ne peut pas réussir sans avoir de grandes difficultés. Quand on va vite comme Odoo, c’est inévitable, il y a des moments où c’est très dur.
Encore aujourd’hui?
Cela l’a été pendant sept années, au bord de la faillite. Je crois que cela va encore arriver parce que si ce n’est pas le cas, c’est qu’on ne va pas assez vite. Si on a trop d’argent sur le compte en banque, c’est qu’on ne l’utilise pas. Si on a l’impression que sortir une nouvelle version est facile, c’est qu’on n’a pas poussé l’innovation assez loin.
C’est un état d’esprit qui n’est pas très belge ça, si?
Je ne sais pas. C’est rationnel, non? Un coach sportif vous le dira: si vous voulez être au top niveau, il faut des entraînements difficiles.
C’est un état d’esprit auquel doivent adhérer tous les employés d’Odoo?
Je ne suis pas en train de dire que les gens travaillent comme des malades. Mais cela doit faire partie de notre culture d’essayer et de faire des erreurs.
La Belgique? “L’herbe n’est pas plus verte ailleurs”
Fabien Pinckaers
CEO
Est-ce une évidence pour Odoo de rester en Belgique?
Dans notre situation, oui. Nous avons déjà 1.500 collaborateurs qui travaillent ici, ce serait ridicule d’aller ailleurs. En Belgique, il y a un manque de compétences sur les développeurs, mais pas pour les autres métiers. Nous avons de vrais talents.
Le contexte régulatoire n’est-il pas rédhibitoire?
Mais c’est la même chose partout! Tout le monde se plaint, aux États-Unis et en Inde également.
La décision sur les droits d’auteur était mauvaise pour votre secteur, non?
Il y a des stupidités partout. L’herbe n’est pas plus verte ailleurs. En Belgique, nous n’avons aucun problème pour les trois choses les plus importantes: le logement, la santé et l’éducation.
En Inde, avez-vous dit sur RTL, la formation de vos enfants était meilleure pour apprendre l’esprit d’entreprise?
C’est vrai, mais il y a une grande différence d’une école à l’autre. Mais ici, on donne le même niveau à tout le monde, de qualité malgré tout.
Le redressement de la Wallonie, après son déclin industriel, est-ce une priorité pour vous?
Moi, ce n’est pas mon sujet, je n’ai rien à voir avec les politiciens… Nous allons continuer à aider à notre niveau, mais nous ne sommes qu’une petite goutte.
Mais Odoo est un modèle qui montre la voie à suivre…
C’est vrai. Nous organisons d’ailleurs beaucoup de formations dans nos locaux de Louvain-la-Neuve. Nous formons gratuitement tous les entrepreneurs ou les futurs entrepreneurs. La plupart d’entre eux ont des problèmes, mais ils ne savent pas qu’il y a moyen de les résoudre facilement. Il y a moyen de travailler mieux que ce que l’on fait depuis toujours. Il faut éduquer. Nous avons aussi des camions qui sensibilisent dans les écoles.
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Ce qui avait suscité des critiques…
Nous avons eu plus de soutien que de critiques. Nous avons trois camions et nous sensibilisons 30.000 étudiants par an. En une session de deux heures, nous apprenons aux enfants l’esprit d’entreprendre. On crée un intérêt et des vocations. Il y a neuf ateliers, de la gestion de caisse et de magasin à la création d’un site web en passant par le recrutement ou la comptabilité. Cela montre que la technologie est accessible, cela casse des barrières et cela permet de comprendre le monde de l’entreprise. Beaucoup d’enfants m’ont dit qu’ils détestaient la compta mais qu’après cet atelier, ils ont trouvé cela sympa.
Estimez-vous contribuer à une digitalisation accélérée du pays?
Nous sommes le principal accélérateur, oui, de loin, bien plus que les initiatives gouvernementales comme les chèques aux entreprises. Nous leur donnons accès à des outils rapides pour faire évoluer nos PME.
Faut-il soutenir davantage la “Belgian Tech”? Doit-elle être au cœur de l’économie belge?
À votre première question, ma réponse sera simple: je ne crois pas que l’on doit soutenir les entreprises. Le gouvernement doit se focaliser sur lui-même, simplifier les contraintes et les taxes, réduire ses coûts, etc. Les entrepreneurs sont des grands garçons, ils savent se gérer tout seuls et trouver des modèles qui fonctionnent. Je suis contre les subsides, d’autant que ce sont souvent les mauvaises personnes qui en profitent.
En revanche, oui, je crois que la tech doit être au cœur de l’économie. Si vous regardez les 10 entreprises les plus valorisées au monde, il y a 20 ans, elles émanaient des secteurs du pétrole, de la finance ou de la consultance. Aujourd’hui, c’est Google, Apple, Amazon, Microsoft… Sur les 10 les plus valorisées, sept ont été créées par un développeur !
Mais la plupart se trouvent aux États-Unis…
Oui, c’est de notre faute, nous n’enseignons pas assez ces compétences. Le développement et l’algorithmique, ce sont des compétences aussi essentielles que le français ou les mathématiques. Les développeurs ont un raisonnement rationnel très utile au management, cela aide à prendre de bonnes décisions. L’ordinateur est l’outil le plus utilisé au monde, mais les gens savent à peine s’en servir.
Peut-on encore rivaliser avec les États-Unis?
Oui, nous allons y arriver. Je l’ai dit, c’est le produit qui a tout fait pour Odoo. Ce produit, il a été réalisé par 40 personnes ces dernières années. Vous imaginez? Quarante personnes pour une valorisation de cinq milliards! Il n’y a aucun autre métier où l’on peut faire ça, à l’exception peut-être des chercheurs qui font des vaccins. C’est fondamental d’investir là, car on crée de l’emploi et de la croissance.
La révolution de l’intelligence artificielle…
… ce sont les développeurs qui vont gérer cela!
Ouvre-t-elle des potentiels gigantesques?
C’est la continuité de ce dont je vous parle. C’est une palette de plus pour les développeurs.
Faut-il s’en méfier?
Au début, les gens avaient peur d’internet et de Facebook. Ce sont des logiciels, qui sont moins malins que ce que l’on croit. Il y a une part d’inconnu, mais ce n’est pas pour cela qu’il faut réguler, il faut l’explorer et on comprendra.
En Europe, régule-t-on trop?
Nous sommes les spécialistes, oui. Là où on doit aller vite, nous freinons.
Il est souvent dit que l’Europe est à la traîne…
On a vite tendance à s’auto-flageller. On vit mieux en Europe qu’ailleurs.
Mais on n’a pas de grands champions, à part Airbus: a-t-on raté quelque chose?
Peut-être, mais je n’aime pas le côté négatif des choses, il y a tellement de positif.
Ma vision du monde: “Les PME sont loin des conflits politiques”
Vous avez passé une année en Inde pour y développer Odoo. Avec le recul, c’est une grande leçon de vie?
C’est avant tout une grande leçon de business. On a pu y grandir très vite, plus vite que je ne le pensais possible.
Parce que vous vous êtes rendu sur place, aussi?
Il y avait des gens compétents, mais il manquait un coup de pouce. Ce fut une expérience passionnante, parce qu’ils ont une chouette culture: ils sont très accueillants, dans l’entraide.
C’est un géant, l’Inde…
C’est un cinquième de la population mondiale, 8% de croissance du PIB, un des seuls grands pays où tous les feux sont au vert. Ils parlent anglais, c’est une démocratie contrairement à la Chine, on ne va pas saisir votre entreprise si elle marche bien. La démographie explose. La monnaie est relativement stable. Il n’y a pas d’autre pays comme cela.
L’avenir est là?
C’est un marché auquel tout le monde devrait s’intéresser, bien sûr. En Chine, c’est beaucoup plus compliqué, beaucoup d’acteurs ont essayé et même Google a échoué. Et même si vous réussissez, il existe le risque que l’on vous impose un dirigeant chinois. L’Inde n’est pas comme ça, c’est un pays ouvert.
Le rêve américain demeure-t-il?
Les États-Unis restent la première puissance économique mondiale, un pays où tout est possible. Mais pour démarrer une entreprise aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est plus facile en Inde. C’est un pays en plein boom où tout est à faire parce que les entreprises ne sont pas du tout équipées.
L’Afrique est-elle également un continent que vous regardez?
Nous avons précisément ouvert un bureau au Kenya. Les Américains peinent à aller en Afrique ou Inde, en raison de la difficulté d’adaptation à la culture, alors que nous, Belges, savons le faire: nous sommes obligés, d’ailleurs, vu que chez nous, il n’y a pas de marché… Cela dit, l’Afrique est un marché compliqué parce que les prix sont hyper bas: nous y vendons toutes nos applications pour 6 euros par mois. Nous sommes un des seuls à y être arrivés, mais nous posons des jalons pour le futur.
Politiquement, le Sud Global s’élève contre l’Occident, est-ce que cela vous inquiète?
Non. Je n’ai pas d’avis à ce sujet.
Cela va à l’encontre de votre dynamique?
Non, j’ai l’impression que les PME sont loin des conflits politiques.
L’actualité est souvent dramatique, avec le retour des guerres, qu’est-ce que cela vous inspire?
Je ne suis pas l’actualité. La plupart des gens qui le font ont une vision biaisée de la réalité, plus négative qu’elle ne l’est. Comprendre le monde, ce n’est pas suivre les informations au jour le jour, c’est davantage lire un paper ou un bon livre. Un ouvrage incroyable, c’est Factfulness : Ten Reasons We’re Wrong About the World du physicien suédois Hans Rosling (éditions Flammarion, 2019). Il démontre, sur base d’un sondage géant, que les gens sont toujours plus négatifs que ce qu’est la réalité sur un grand nombre de sujets. Le taux de pauvreté a drastiquement diminué, le taux d’éducation des femmes a explosé, de même que le taux de vaccination dans le monde. Le taux d’emploi augmente, contrairement à ce que l’on pense. Le nombre de morts par guerre et par crise sanitaire s’effondre.
Le progrès se poursuit?
Oui. Les gens pensent que les technologies tuent l’emploi, mais le taux de celui-ci n’a jamais été aussi haut qu’aujourd’hui. Il faut prendre du recul. On entend la dernière entreprise qui a fermé ses portes et on pense que c’est la catastrophe, mais ce n’est pas la vérité.
Quel est votre moteur dans la vie?
Développer un produit et faire vivre l’entreprise. Je veux faire des choses utiles et contribuer à la société. Chaque PME est un projet, familial parfois. La vie des gens dépend de ce qu’ils entreprennent. Si je peux les aider, j’ai gagné.
Propos recueillis par Olivier Mouton
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