Ilham Kadri (Solvay): celle qui “vise les étoiles”

© FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

La femme est l’avenir de l’homme, dit le poète. Chez Solvay, on dira plutôt qu’Ilham Kadri est l’avenir du groupe. La CEO en place depuis mars 2019 a imprimé à l’entreprise des changements majeurs. Et si les actionnaires acceptent la scission du groupe, elle pilotera Syensqo, l’entité “chimie de spécialité”.

Corsque le vénérable groupe Solvay (qui fête ses 160 années d’existence) est venu chercher Ilham Kadri voici cinq ans, on ignore s’il a été guidé par l’étymologie du prénom de la manager franco-marocaine (Ilham signifie “inspiration”) mais il a mis à sa tête une personnalité très différente des CEO précédents. Première femme à diriger le groupe, Ilham Kadri y a apporté son expérience, sa passion et une vision ambitieuse et novatrice. Sous son impulsion, Solvay a préparé sa scission, qui doit encore être acceptée par les actionnaires le 8 décembre. Elle dirigera Syensqo, le pôle “chimie de spécialité”. Cette ambition et cette volonté de penser out of the box, Ilham Kadri l’a bâtie au fil de ses expériences et de ses rencontres. La première figure tutélaire est celle d’une grand-mère qui l’a pétrie d’amour. C’est elle – Ilham Kadri le raconte souvent – qui lui a dit lorsqu’elle était encore enfant de ne pas se laisser emprisonner dans ce proverbe africain qui ne voit pour la vie d’une femme que deux issues: la première pour aller vers la maison du mari, l’autre pour aller au cimetière. Elle a aussi été nourrie par la figure de Marie Curie, “une femme immigrée, libre, passionnée, qui est allée au bout de ses rêves”, dit-elle, et dont la photo au premier congrès Solvay de 1911 ornait sa chambre d’étudiante. Ilham Kadri choisit donc la voie scientifique, obtient une bourse et quitte le Maroc pour faire une école préparatoire en France, à Besançon. L’histoire fait parfois de ces clins d’œil: à Besançon, pour avoir l’argent pour passer son permis de conduire, Ilham Kadri trouve un stage rémunéré à l’usine Solvay de Tavaux. “Le premier chèque de ma vie a été signé par Solvay!” Ilham Kadri décroche en 1997 un doctorat en physico-chimie macromoléculaire à Strasbourg.

Intervient alors l’heure du choix: s’engager dans la recherche académique ou dans le privé? Elle choisit non sans déchirement la seconde voie. Elle est repérée par Shell, en Belgique. “Shell m’a donné un projet de recherche dans ma zone de confort (les polymères) mais m’a donné aussi une équipe à gérer. Cela a été très formateur, un tournant dans ma carrière.” Avec son équipe, Ilham Kadri invente la matière qui va constituer les bouchons synthétiques qui remplacent les bouchons de liège. “C’est le seul brevet que j’ai eu dans ma vie!” Suit alors un parcours exemplaire, qui va la mener plusieurs années chez UCB, puis dans divers groupes anglo-saxons, dans lesquels elle apporte son style de management particulier qui mêle, à entendre ceux qui l’ont côtoyée, charisme, assertivité, ambition et collégialité.

Lorsqu’au printemps 2018 le chasseur de tête Egon Zehnder la contacte, Ilham Kadri est en Caroline du Nord et dirige Diversey, une entreprise spécialisée dans le nettoyage, dont elle a assuré le redressement. “J’étais déjà bien installée, je faisais mon voyage avec eux.” Egon Zehnder lui demande, sans lui donner davantage de précisions, si elle serait intéressée par un poste de CEO en Belgique. “J’’appelle mon époux, qui est Belge, et je lui raconte en souriant qu’il y aurait un travail en Belgique pour moi. Mon époux me répond qu’avec mon expérience, Solvay serait la seule possibilité. Mais, ajoute-t-il, tu es sans doute trop disruptive pour eux.” On connaît la suite…

Ilham Kadri a donc réveillé la belle endormie: fin 2019, quelques mois après son arrivée, elle lance le plan de croissance Grow, dont les objectifs seront atteints avec deux ans d’avance. Puis, au fil des ans, elle définit quatre plateformes stratégiques (les composites thermoplastiques, les batteries pour véhicules électriques, l’hydrogène vert, les matériaux biotechnologiques). Elle allège le bilan (la dette de Solvay ne pèse plus que 0,9 fois l’Ebitda, contre 2,2 avant son arrivée) et décide de la scission du groupe pour que chacune de ses entités (la chimie “essentielle” et la chimie de spécialité) puisse suivre plus librement son développement. “C’est ma culture anglo-saxonne: je suis une moon shooter, dit Ilham Kadri. Je suis quelqu’un qui vise les étoiles plutôt qu’une personne qui cherche la perfection à 100%.”

Intelligence collective

Quand on évoque son style de management, elle déclare croire en l’intelligence collective. “C’est ce qui m’aide à prendre une décision importante: entendre une grande diversité de points de vue.” L’importance du collectif et de l’élément humain transparaît d’ailleurs dans les divers programmes initiés ces dernières années. Elle a lancé une nouvelle raison d’être qui a été définie avec les employés en janvier 2020: “Unir les personnes, les idées et les éléments pour réinventer le progrès”. Elle crée un fonds de solidarité qui a aidé 8.000 familles de travailleurs touchées par la crise sanitaire. Elle est au cœur du programme de durabilité Solvay One Planet lancé en 2020, suivi en 2021 de Solvay One Dignity, destiné à soutenir la diversité au sein du groupe. En 2021, Solvay décide aussi d’atteindre la neutralité carbone avant 2050 et lance un programme d’actionnariat salarié. “Ce qui est en dehors du financier est le plus important. C’est l’humain qui aidera à relever les énormes défis qui sont devant nous: les transitions écologique et énergétique, la mise en place d’une chimie circulaire et plus verte. Nous ne sommes pas seulement le problème, nous sommes aussi la solution. C’est tellement passionnant”, conclut Ilham Kadri.

© National

“L’IA permettra d’aller plus vite, plus loin”

L’intelligence artificielle? “Aucune société ne peut se permettre de l’ignorer, sous peine de connaître son ‘moment Kodak’”, répond Ilham Kadri. Kodak avait en effet décidé de rester dans la photo argentique alors que le groupe avait pourtant inventé la photo digitale. “Nous avons commencé la digitalisation de nos outils sur nos sites industriels depuis 2019. L’IA fait partie de notre quotidien: dans la gestion commerciale, dans les outils de tarification, dans la gestion de la production, dans la gestion des processus industriels, dans la recherche. Nous utilisons aussi les formidables capacités prédictibles de l’IA pour notre consommation d’énergie, ce qui nous aidera à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050”, poursuit Ilham Kadri.

A l’étude aussi: des projets d’IA dans la gestion des achats, dans la communication multilingue. “Nous avons aussi des outils d’IA qui permettent de prévoir le comportement des molécules, et notamment leur biodégradabilité. L’IA est un outil fascinant qui permet, notamment, de raccourcir le processus d’essais-erreurs dans la recherche, ce qui permet d’aller beaucoup plus vite. J’étais en Chine il y a quelques semaines, et dans un laboratoire, l’assistant chimiste qui aide le chercheur est désormais un robot. J’ai regardé avec des grands yeux. Le robot ne remplacera pas l’homme, mais il permettra de décupler son potentiel, d’aller plus vite, d’aller plus loin.”

C.V.

· 1969: naissance à Casablanca

· Doctorat en physico-chimie macromoléculaire

· 1997: intègre Shell Belgique, puis LyondellBasell

· 2002: product, marketing & business manager pour UCB et Cytec

· 2005: directrice marketing époxy de Huntsman

· 2007 : directrice marketing de Dow Chemical

· 2010 : general manager adv. materials MEA et directrice commerciale water & solutions EMEA de Dow Chemical

· 2013: vice-présidente de Sealed Air Corporation et présidente de Diversey Care

· 2017: présidente et CEO de Diversey

· 2019: CEO de Solvay

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