Paul Vacca

“The Crown” : quand l’ambiguïté devient reine

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

La plateforme se trompe en prétendant que ses abonnés, c’est-à-dire nous tous, faisons parfaitement la différence entre ce qui relève de la fiction et de la réalité.

“Le problème avec la fiction, note Aldoux Huxley, c’est qu’elle a trop de sens. La réalité, elle, n’en a jamais.” C’est à ce théorème paradoxal de l’auteur du Meilleur des mondes que semble être confrontée actuellement la série The Crown. Le programme créé par Peter Morgan centré sur le règne d’Elizabeth II n’a récolté lors de ses trois premières saisons que louanges et récompenses. La quatrième saison proposée récemment sur Netflix possède quant à elle un ingrédient supplémentaire: un parfum de scandale.

La plateforme se trompe en prétendant que ses abonnés, c’est-à-dire nous tous, faisons parfaitement la différence entre ce qui relève de la fiction et de la réalité.

En cause, sa représentation du mariage de Charles et Diana qui a créé un certain émoi au royaume de Sa Majesté. On reproche à la série d’avoir travesti la réalité en faisant passer Charles pour le “méchant” de l’histoire. Est-ce ainsi que les choses se sont réellement passées? Un camp s’est constitué, qui ne réclame pas la censure mais formule une exigence en apparence toute simple: que Netflix ajoute un avertissement au générique de la série spécifiant qu’il s’agit bien d’une fiction.

Or, la plateforme a répondu par une fin de non-recevoir, n’y voyant aucune nécessité. Elle invoque le fait que The Crown a toujours été présentée au public comme une fiction (et non comme une docufiction, catégorie dans laquelle Netflix s’illustre avec de nombreux programmes dont un sur Diana actuellement) et se dit convaincue que ses abonnés font parfaitement le distinguo entre ce qui est de l’ordre de la fiction et de la réalité.

On pourra juger la réponse de Netflix inflexible et un rien arrogante. Après tout, que lui coûterait cette mention qui figure dans de nombreux biopics? D’autant qu’elle est totalement compréhensible. Netflix a certes raison de dire qu’une mention n’aurait aucun effet sur le public (à part celui de rassurer la famille royale): nous sommes tous habitués à (ne pas) lire ces mentions, y voyant souvent et à juste titre une simple clause de style ou un airbag juridique. En revanche, la plateforme se trompe en prétendant que ses abonnés, c’est-à-dire nous tous, faisons parfaitement la différence entre ce qui relève de la fiction et de la réalité.

Tout cela est beaucoup plus trouble et paradoxal qu’il y paraît. Pour traiter de ce que l’on appelle les “faits réels” d’histoire ou d’actualité, il existe trois types de formats audiovisuels par ordre de fictionnalisation croissant: le documentaire, la docufiction et la fiction proprement dite (films ou séries). Nous n’attendons pas évidemment de The Crown qu’elle nous dise, au même titre qu’un documentaire, la vérité “à la lettre” – nous savons parfaitement que les dialogues entre Churchill et la Reine ont été réécrits, par exemple. Pour autant, nous en attendons une vérité “dans l’esprit”, ce dont témoignent les recours fréquents des spectateurs à Wikipédia. Ainsi The Crown est-elle parvenue, au fil des saisons, à passer un contrat tout particulier avec ses spectateurs: offrir les plaisirs de la fiction – et avec quelle virtuosité dramaturgique! – et la caution de la réalité historique. Une forme de pacte fictionnel: celui d’un “mensonge qui dit la vérité”, travestissant la réalité des faits par la fiction mais offrant le sens que la réalité leur refuse, comme le note Huxley. Une ambiguïté qui constitue le capital de The Crown.

Dès lors, il n’est pas étonnant que Netflix s’interdise d’ajouter une mention explicite au générique qui dissoudrait ce pacte. Car la plateforme est pleinement consciente, comme le cardinal de Retz l’avait été avant elle, “que l’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens”.

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