Faut-il s’attaquer aux riches pour sauver le climat?
Pour les plus radicaux des militants, l’écologie punitive est une nécessité alors que “la maison brûle”. Mais est-elle économiquement et socialement efficace?
Interdisons les jets privés, les SUV, les golfs, voire les barbecues… Dans la lutte contre le changement climatique, les positions se crispent. L’exemple le plus frappant concerne ce débat sur l’interdiction des jets privés qui a pris une ampleur insoupçonnée et qui parfois se résume à une stigmatisation des ultra-riches. Et le buzz fait par une vidéo montrant un joueur et un entraîneur d’un grand club de foot parisien s’esclaffer quand on leur demandait s’ils ne feraient pas mieux de prendre le train a ajouté une couche supplémentaire de lazzis à un débat déjà très chaud.
Alors bien sûr, quand on parle climat et milliardaire, il y a comme un grand écart. Plutôt que d’aider à décarboner l’économie, un certain nombre de milliardaires, notamment certaines stars de la Silicon Valley comme Peter Thiel (Palantir) ou Larry Page (Google), ont préféré s’acheter quelques hectares en Nouvelle-Zélande. Ce pays, apparemment, devrait être relativement épargné des effets du réchauffement de la planète.
D’autres, toutefois, ont un comportement un peu plus constructif et sont prêts à y aller de leur poche. En janvier dernier, à Davos, une millionnaire britannique, Gemma McGough, lançait cette invitation surprenante: “Honnêtement, nous, millionnaires, nous pouvons dire que pendant que le monde traversait une longue période de souffrance, nous avons vu notre richesse augmenter. Et nous savons aussi, en tant que millionnaires, que les systèmes fiscaux ne sont pas justes. D’où notre demande: taxez-nous, taxez-nous maintenant”. La riche quadra n’est pas la seule à penser de la sorte. Plusieurs collectifs, (Patriotic millionnaires, Millionaires for Humanity, TaxMeNow) rassemblent des très riches qui demandent à être taxés davantage.
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Tous responsables
Mais le tour qu’a pris le débat ces derniers temps n’est pas fiscal. Il porte plutôt sur la question de savoir si les riches sont les seuls responsables du changement climatique, et s’ils doivent donc seuls expier leurs fautes. Alors les sur-privilégiés à la base de la fonte des glaciers? Les statistiques pleuvent et sont parfois mises à toutes les sauces. Retenons-en deux.
Au plan mondial, on peut dire que les 10% des ménages les plus riches sont responsables de 50% des émissions de gaz à effet de serre. Cela signifie que la plupart des ménages européens et américains, même modestes, se retrouvent dans cette catégorie.
Au plan européen, plusieurs études réalisées en France (mais les résultats pour la Belgique ne devraient pas être très différents) montrent que les émissions carbone d’un ménage qui fait partie des 10% de la population les plus riches représentent grosso modo 33 tonnes, soit 2,2 fois plus qu’un ménage appartenant aux 10% les plus pauvres. En termes d’empreinte carbone, donc, l’écart entre riches et pauvres est bien plus faible qu’en termes de patrimoine ou de revenus. Mais cela signifie aussi que réduire la seule empreinte carbone des plus riches ne suffira pas à atteindre l’objectif d’un monde décarboné en 2050.
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Une lutte des classes
Pourtant, le débat symbolique sur l’interdiction des jets privés a ravivé une sorte de lutte des classes repeinte en vert, certains voulant mettre en place des mesures très coercitives pour punir les riches.
“Pour réduire drastiquement l’empreinte écologique collective, il est crucial de rendre inacceptable le mode de vie des classes supérieures“, explique dans le quotidien Libération l’essayiste Hervé Kempf. En traquant les jets privés des grandes fortunes, en France et ailleurs, on les ridiculise et on les incite à changer.
Nicolas Van Nuffel, qui préside la Coalition Climat, va dans ce sens. “Si nous voulons faire société, nous ne pouvons pas uniquement regarder le coût économique, dit-il. Oui, taxer les jets privés plutôt que les interdire permettrait de générer davantage de moyens. Mais la taxation environnementale a aussi pour objet de changer les comportements. Or, pour les possesseurs de jets privés, le signal prix n’a aucun sens. En outre, il faut faire accepter la transition par tous. Si vous interdisez aux véhicules les plus polluants, ce qui a beaucoup de sens, l’entrée dans les villes, ceux qui pourront obéir à cette réglementation et acheter des véhicules électriques sont les plus riches. Vous aurez donc un sentiment d’injustice si vous ne prenez pas des mesures pour montrer que les riches contribuent aussi. Les gilets jaunes sont la démonstration que l’on clive la société lorsque l’on prend des mesures environnementales injustes.” Et Nicolas Van Nuffel ajoute un souvenir personnel: “J’ai vécu au Brésil, société parmi les plus inégalitaires du monde, dans un quartier populaire de Rio. J’étais survolé en permanence par des hélicoptères, ceux de la police qui surveillaient constamment, et ceux des plus riches qui ne circulaient plus en voitures. Quand on met en place ce type de société où les plus riches ne sont plus confrontés aux autres, on casse le tissu social. Je ne demande pas aux ultra-riches de prendre le métro. Mais prendre un vol commercial en première classe n’est pas la pire des tortures”.
Mais un tel discours ne va-t-il pas hérisser non seulement les milliardaires, mais aussi, plus largement, les ménages simplement fortunés? “Le plus grand succès du néolibéralisme (à ne pas confondre avec le libéralisme) est d’avoir mis dans la tête des classes moyennes supérieures l’idée que si on s’attaque aux extrêmes des inégalités, c’est à leurs propres intérêts que l’on s’attaque, répond Nicolas Van Nuffel. Or, ici, nous parlons de gens extrêmement riches. Le détenteur d’un jet privé possède en moyenne un patrimoine de 1,3 milliard de dollars.”
Bien sûr, ajoute-t-il, l’interdiction des jets privés ne règle pas à elle seule la question complexe du dérèglement climatique, et il faut donc un ensemble de solutions. Mais celle-là a une vertu symbolique. Et quand on parle d’interdiction, ce n’est pas du jour au lendemain. Ce qu’une organisation comme Transport & Environment propose, c’est de décider qu’à partir de 2030, les seuls jets privés autorisés dans le ciel européen seront ceux qui fonctionnent avec les nouveaux types de carburant (hydrogène, kérosène synthétique) et d’imposer d’ici 2030 une taxe élevée, comme le fait la Suisse en imposant 3.000 euros par vol.
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Une question d’efficacité
Alors, user de la coercition, interdire l’usage de ceci ou de cela, serait-il efficace quand on parle de freiner le changement climatique? Le directeur de la Toulouse School of Economics, le Belge Christian Gollier, grand spécialiste de l’économie environnementale, estime que c’est loin d’être toujours le cas. Il s’oppose à ce qu’il appelle la “dictature écologique”. “Le naming-and-shaming est une bonne chose seulement quand il vise les actions qui détruisent de la valeur sociale, fait-il observer dans un tweet. Tous les vols aériens ne sont pas socialement indésirables. Le tribunal populaire est borgne et manchot.” Christian Gollier milite en revanche pour une main invisible fiscale: faire payer très cher ce qui va contre l’objectif de la neutralité carbone, autrement dit faire payer très cher l’usage d’une énergie polluante en gaz carbonique. “Car seule l’incitation donnée par le prix du carbone permet d’aligner la myriade d’intérêts individuels sur l’intérêt général”, ajoute-t-il.
L’économiste reprend l’exemple des jets privés. “Il pourrait être bien plus intéressant de laisser les riches les utiliser en échange d’une taxe très élevée. Si X est prêt à payer 1.000 euros pour émettre 1 tonne de CO2 alors que l’Etat peut réduire ses émissions à un coût de 50 euros par tonne de CO2, il vaut mieux profiter des 1.000 euros pour financer la réduction de 20 tonnes que d’exiger que X n’émette pas cette tonne de CO2.” Christian Gollier ajoute: “éviter d’émettre du CO2 par tous les moyens? A part les décroissantistes les plus extrêmes, personne ne soutient un tel objectif avant 20 ans au moins. Les sacrifices seraient énormes”.
Economiquement inefficace, la “dictature écologique” le serait aussi socialement. Sur France 5, dans l’émission C ce soir du 13 septembre dernier, le Liégeois François Gemenne, politologue et spécialiste des questions environnementales, co-auteur du rapport du Giec, fustige “l’écologie punitive” avec des mots très durs: “Je ne supporte plus une sorte d’écologie donneuse de leçon, qui va stigmatiser, faire la police des comportements des uns et des autres, et qui va en arriver, à coup d’indignations un peu creuses et morales, à dresser les gens les uns contre les autres et à rendre la société complètement immobile alors qu’il y a devant nous une urgence climatique et qu’il faut que nous avancions absolument”.
Des politiques pris en tenaille
François Gemenne ajoute que la cause de cette immobilité est avant tout politique: “Aujourd’hui, nous n’avons pas un déficit de connaissance, mais un déficit de volonté. Les gouvernants connaissent bien le problème mais ne veulent pas agir”. Voilà pourquoi le chercheur pense que ceux qui feront réellement bouger s les lignes sont les organisations citoyennes et les entreprises.
Ce problème de volonté politique, Vincent de Coorebyter, politologue et ancien directeur du Crisp, le met lui aussi en avant. “Dans un grand nombre d’exécutifs, souvent de coalition, qui doivent donc tenir compte d’intérêts très variés – on pense à la Commission européenne, au gouvernement fédéral, à la France, etc. – une partie des forces politiques en présence ne fait pas de la lutte contre le changement climatique la priorité. Et c’est déjà un premier motif de freinage aux yeux de ceux pour qui il faudrait y aller vite, fort et sans concession parce que la maison brûle. Il y a en démocratie un inévitable partage du pouvoir. Certains diront: ‘ heureusement, car si nous laissons exclusivement des écologistes au pouvoir, ils vont saccager l’économie ou nous contraindre dans la vie quotidienne d’une manière insupportable’. Il y a un vrai débat autour de cette question.”
Mais si l’on se met dans la peau des militants les plus engagés pour le climat, “nous voyons des impatiences et des exigences de radicalité qui se manifestent“, poursuit l’ancien patron du Crisp. Car l’arrivée d’une majorité politique écolo au pouvoir est très peu probable. “Il suffit de regarder les résultats électoraux et les sondages.” Si l’inquiétude climatique est désormais partagée par une bonne partie de la population, elle ne se traduit pas en termes électoraux par une priorité dominant les autres. On constate aujourd’hui qu’il suffit d’une tension sur le pouvoir d’achat, ou la possibilité de voir prises des mesures gênantes dans la vie quotidienne ou touchant à la liberté de consommer ou d’agir – par exemple la diminution de la vitesse maximale sur route -, pour que des résistances apparaissent.
Toutefois, si le politique est dans l’embarras face à ces résistances, la société civile ne semble pas mieux armée, ajoute Vincent de Coorebyter. “Si le politique n’agit pas pleinement parce qu’il ne veut pas courir le risque de l’impopularité, je ne vois pas comment on pourrait se fonder sur une société traversée par de telles résistances pour trouver une solution! La bonne volonté, même si elle est réelle, ne suffira pas. La prise de conscience de l’enjeu a certes augmenté, mais une série d’acteurs ne veulent pas aller trop loin.”
Pour aller plus loin, “il faudrait en effet vaincre les résistances de la partie la plus influente de la société, la partie socialement, économiquement, idéologiquement la plus dominante”, poursuit-il. Et on n’y est pas encore. “La polémique autour des jets privés montre que toucher à certains privilèges des plus nantis fait se cabrer un certain nombre d’acteurs politiques. Tant que nous en sommes là et que l’on n’a pas le courage d’agir sur ces symboles qui peuvent avoir des effets d’entraînement, on va alimenter la désespérance des militants. Je suis persuadé que nous allons voir se multiplier des actes de désobéissance civile si nous ne parvenons pas à débloquer la machine“, ajoute Vincent de Coorebyter.
Tracer un chemin dans ce paysage n’est vraiment pas facile. “Nous devons chercher, en bonne politique, le meilleur équilibre entre l’efficacité d’une mesure et le fait de pouvoir l’appliquer jusqu’au bout, ajoute Vincent de Coorebyter. Il ne faudrait pas devoir y renoncer vu l’ampleur de l’opposition. Je suis incapable de dire s’il faut surtaxer, interdire les vols pour une distance de moins de 800 km… On entre dans la technique opératoire. Cependant, choisir entre interdire ou taxer doit prendre en compte le risque de résistance majeure. Un risque qui est aussi un risque politique pour les élus, et a fortiori ceux qui sont portés par d’autres priorités. Les responsables sont pris en tenaille.”
Efficace, juste et bénéfique
La voie est donc étroite. Mais elle existe, si l’on cherche plutôt à inclure qu’à exclure, souligne une étude publiée au début du mois de septembre par un groupe de chercheurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et du laboratoire d’économie sociale de l’université de Harvard. Ils se sont interrogés sur les conditions qui permettent à une politique climatique d’avoir un écho et d’être acceptée par la population. Et la conclusion est assez claire: “Nous montrons que, dans tous les pays, le soutien aux politiques climatiques s’articule autour de trois perceptions clés, centrées sur l’efficacité des politiques à réduire les émissions (préoccupations d’efficacité), leurs impacts distributifs sur les ménages à faibles revenus (préoccupations d’inégalité) et leur impact sur le ménage des répondants (intérêt personnel)”. En fait, si l’on montre que les mesures sont efficaces, justes et bénéficient à l’intérêt personnel des citoyens, on a de bien meilleures chances de l’emporter.
50%
Part des émissions de gaz à effet de serre émises par les ménages les plus riches de la planète, représentant 10% de la population mondiale. Une catégorie dans laquelle se retrouvent la plupart des ménages européens et américains, même modestes.
Il y a trois choses que les gouvernements peuvent faire, ajoute l’OCDE. La première est de rendre disponibles des alternatives vertes aux technologies polluantes. Cela signifie donc d’investir dans les infrastructures publiques et notamment les transports publics ou octroyer des subventions ciblées sur les ménages les plus exposés pour les inciter à adopter les pompes à chaleur ou les véhicules électriques.
“La généralisation des transports publics accroît le soutien à l’interdiction des voitures à moteur à combustion d’environ 10% en moyenne dans tous les pays”, note l’OCDE.
Le deuxième élément qui permet à une population d’accepter plus facilement un politique climatique est de veiller à ce que les groupes vulnérables ne soient pas touchés de manière disproportionnée par ces mesures. Les chercheurs notent que “la taxe carbone peut recevoir un fort soutien des citoyens si ces recettes sont utilisées pour financer des infrastructures vertes et des technologies à faible émission de carbone et si ces recettes sont redistribuées aux ménages à faibles revenus ou aux ménages fortement touchés par cette taxe (par exemple dans les zones rurales)”.
Et le troisième élément de soutien est de distiller une bonne information. “Des informations répondant spécifiquement à ces préoccupations clés peuvent augmenter considérablement le soutien aux politiques climatiques dans de nombreux pays. Expliquer comment les politiques fonctionnent et qui peut en bénéficier est essentiel pour favoriser le soutien à celles-ci, alors que simplement informer les gens sur les impacts du changement climatique n’est pas efficace”. Expliquer donc, plutôt que punir.
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