Jets privés, avions régulés ou avions taxés?

Pilatus PC-12Ce monomoteur à hélice de fabrication suisse est le plus prisé pour les vols au départ de la Belgique. Il émet 260 kg de CO2 sur un trajet Bruxelles-Paris. © PG
Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

Les gouvernements sont mal à l’aise avec la polémique estivale autour des émissions de CO2 des jets privés, jugées excessives. Elle embarrasse également le secteur de l’aviation d’affaires… qui se défend.

“On sentait bien que cela allait arriver”, assure un spécialiste du secteur aéronautique belge qui con-naît bien le monde des avions privés. “La question revient parmi nos membres et le personnel, qui se sentent cloués au pilori.”La polémique sur l’usage inconséquent de jets privés, ceux du P-DG de LVMH Bernard Arnault ou de l’équipe de football du Paris-Saint-Germain, s’est développée ces dernières semaines. Quelques politiques ont déjà avancé des propositions. En Belgique, Nadia Naji, vice-présidente de Groen, a imaginé imposer 3.000 euros de taxes sur chaque vol. En France, leur interdiction pure et simple a même été souhaitée par Julien Bayou, secrétaire national des Verts.

“La tête à Toto”

Les émissions des avions privés sont spécialement visées car elles s’avèrent largement supérieures, par passager, à celles d’un avion commercial. Selon un rapport de l’ONG Transport & Environment souvent cité, “les jets privés sont 5 à 14 fois plus polluants que les avions commerciaux“.

En Belgique, le ministre fédéral des Transports, Georges Gilkinet (Ecolo), a lui aussi estimé qu’il fallait réagir, misant toutefois sur une approche européenne. Il a rencontré son homologue français, Clément Beaune, qui a le même point de vue, pour qu’ils accordent leurs violons avant une prochaine réunion des ministres européens des Transports. Mais sur le sujet, on doute que la France se montre réellement agressive. “On peut faire de la proposition de loi à gogo, mais ça ne changera rien, ils iront mettre leurs jets ailleurs, aurait affirmé le président Emmanuel Macron, cité par le Canard enchaîné. En termes d’efficacité, ce sera la tête à Toto! Une politique sociale qui ne tape que les plus riches, on a déjà vu le résultat: les plus riches s’en vont.”

Airbus
Airbus “Red Devils”Beaucoup de rotations privées sont en fait des vols affrétés par des compagnies pour des entreprises ou des équipes de sportifs. Ce qui ne les différencie pas réellement d’un vol régulier.© PG

“Des initiatives ont pourtant déjà été prises”, argue notre interlocuteur belge cité plus haut, qui s’occupe lui-même d’un club d’avions privés: “Une charte a été signée par le secteur au niveau international en 2009“. Celle-ci s’est donné un objectif de zéro émission nette en 2050. Et ce via plusieurs approches, comme l’usage de carburant SAF (sustainable fuel) à base notamment d’huile de friture, mais aussi des motorisations moins gourmandes et des mesures de compensation carbone. “Dans notre club, nous compensons déjà intégralement les émissions en investissant dans des projets de reforestation“, poursuit notre témoin.

106 en Belgique

La Belgique compte plusieurs dizaines d’avions d’affaires. Selon l’EBAA, l’association européenne du secteur, 106 appareils étaient basés chez nous en août 2022, dont 66 jets. Un chiffre à comparer avec les 500 répertoriés en France et 801 en Allemagne. Leurs destinations les plus fréquentes sont Paris, Genève et Nice (voir graphique). Les aéroports les plus utilisés? Zaventem, Anvers, Courtrai, Charleroi et Liège, avec un total de 25.982 mouvements (décollages et atterrissages), en croissance par rapport à 2019 (avant le covid). Une progression qui a continué jusqu’en août dernier.

25.982 mouvements

(décollages et atterrissages) d’appareils privés ont été répertoriés sur 2021 en Belgique, en croissance par rapport à 2019.

C’est cette croissance qui a ému certains observateurs, d’autant plus visible qu’il suffit de disposer d’une appli comme Flightradar24 pour suivre ces vols, selon leur immatriculation, au départ d’un simple smartphone ou d’un PC. Ainsi le long-courrier Bombardier Global 7500 immatriculé F-GVMA a-t-il été particulièrement “pisté” par des internautes, attribuant ses vols à des déplacements du CEO du groupe LVMH, Bernard Arnault.

Cette croissance semble être la conséquence des multiples restrictions prises dans le cadre de la lutte contre le covid, et de la suppression de nombre de vols réguliers. Beaucoup d’entreprises ont découvert ce type de transport à cette occasion. De nombreux particuliers fortunés mais qui ne possèdent pas eux-mêmes d’appareils ont aussi découvert les plaisirs du jet, loué parfois jusqu’à 4.000 euros l’heure.

Plus qu’un combat environnemental, la polémique pourrait dès lors aussi revêtir les apparences de la lutte des classes. Sauf qu’il existe une grande variété de vols privés. Et tous ne véhiculent pas des vedettes ou des milliardaires. Par exemple, les transports médicaux représentent 4% des mouvements aériens privés en Europe. Et beaucoup d’autres sont en fait des vols affrétés pour des entreprises ou des équipes de sportifs, ce qui ne les différencient pas réellement d’un vol régulier. Brussels Airlines a ainsi transporté régulièrement les Diables Rouges. Et si un Airbus porte les couleurs de l’équipe nationale de football, il est également utilisé sur le réseau régulier de la compagnie (immatriculation OO-SNA pour ceux qui souhaitent le suivre…). De la même manière, l’équipe du PSG avait été épinglée pour un vol court Nantes-Paris mais les avions affrétés servent habituellement pour des déplacements internationaux bien plus longs. En outre, certaines entreprises possèdent des jets pour relier des usines ou des zones d’exploitation parfois très difficiles à rejoindre via un vol classique.

Jets privés, avions régulés ou avions taxés?

Une économie de 127 minutes

Un chose est sûre, la multiplication des contraintes de sécurité dans les vols commerciaux réguliers ces 30 dernières années a rendu l’usage de l’avion privé plus attractif. Notamment à cause des délais réduits d’embarquement. A l’aéroport de Bruxelles-National, les terminaux ExecuJet (Luxaviation) et Aviapartner sont situés loin de ceux des vols réguliers. Les voyageurs garent leur véhicule juste en face, à une centaine de mètres. Selon FlyingGroup, opérateur belge qui loue ce type d’appareil, le gain de temps est de 127 minutes par vol.

“Je reconnais qu’il y a parfois des abus, estime notre interlocuteur expert. Chaque avion est destiné à un certain usage, et voyager dans un Gulfstream (jet privé long- courrier, Ndlr) pour un trajet de moins d’une heure, c’est une aberration. C’est comme prendre le bus pour faire 200 mètres.” Mais l’appareil le plus prisé n’est pas un jet: c’est un monomoteur à hélice de fabrication suisse, le Pilatus PC-12. Il embarque jusqu’à 10 personnes et émet 260 kg de CO2 sur un trajet Bruxelles-Paris, contre 1,21 tonne pour le long-courrier Bombardier Global 7500. Une automobile récente émettra, elle, une bonne cinquantaine de kilos sur la même distance.

Sur la sellette, l’association européenne EBAA a également publié un communiqué rappelant les efforts réalisés depuis 2009. “Par exemple, sur les 15 dernières années, les émissions par heure, vol et avion d’affaires ont diminué de 35%.” L’EBAA soutient que des mesures contre les avions d’affaires “pourraient simplement dissuader l’industrie d’opérer et de développer des technologies durables”, ajoutant que le secteur employait presque 400.000 personnes en Europe “et contribue presque à 90 milliards d’euros au PIB européen”. Pour la Belgique, EBAA parle de 2.300 emplois et de 2,4 milliards d’euros.

Avions électriques à partir de 2030?

Mais l’ONG Transport & Environment semble avoir pris l’EBAA au mot. Elle propose qu’à partir de 2030, les régulateurs interdisent l’usage de jets privés, sauf à hydrogène ou électriques, pour les vols sous les 1.000 km. Pour les destinations plus éloignées, elle demande que les avions carburant à l’e-kérosène, produit notamment à l’aide d’eau et d’air. D’ici 2030, la même ONG propose de taxer le kérosène classique, d’imposer une redevance d’au moins 3.000 euros par mouvement et d’utiliser l’argent collecté pour développer des technologies de vols plus durables.

Ce ne sera pas simple. D’une part, les avions électriques ont actuellement bien du mal à décoller: la MIT Technology Review indiquait récemment qu’un appareil électrique de 19 places ne pourrait toujours pas dépasser la quarantaine de kilomètres d’autonomie, vu le poids actuel des batteries. D’autre part, l’e-kérosène est encore expérimental. Reste que les moyens dont jouit l’aviation d’affaires pourraient contribuer à développer des avions plus propres plus rapidement, surtout s’il y a une pression régulatoire. Comme le titrait le Financial Times : “Ne bannissez pas les jets privés, faites-en le banc d’essai d’une aviation plus verte.”

Plusieurs formules de vols privés

  • La propriété. L’avion est acquis par un particulier ou, plus souvent, par une société. Il en coûte plus de 3,7 millions d’euros pour un Pilatus PC12, 5 à 6 millions pour un petit jet (Cessna Citation) et plus de 44 millions pour un Gulfstream long-courrier. Le propriétaire peut demander à un opérateur de gérer l’avion et fournir les pilotes ou même le sous-louer quand il n’est pas utilisé. A Zaventem, Luxaviation (ex-Abelag) assure ce type de service, de même que FlyingGroup.
  • La copropriété. C’est une formule très courante pour mieux partager les coûts. En Belgique il y a deux approches: s’en remettre à un acteur local (Luxaviation, FlyingGroup ou un club) ou faire confiance à NetJets, le numéro 1 mondial du vol privé.
  • La location. Elle se paye à l’heure. Un Paris-Nice en petit jet peut revenir à 5.000 euros. Il existe aussi des formules de cartes prépayées, comme Try&Fly de Luxaviation (19.800 euros pour six heures en Cessna Citation CJ).

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