Les projets “ville à un quart d’heure” à pied ou à vélo se multiplient
Paris ambitionne de devenir une “ville du quart d’heure”. Bruxelles emprunte également ce concept urbanistique mais compte le ramener à 10 minutes. Et à Utrecht, la Ville applique le même modèle pour canaliser la croissance démographique, en concertation avec les promoteurs immobiliers.
Les Champs-Elysées vont faire peau neuve cet automne. Avec les Jeux olympiques de 2024 en point de mire, la ville de Paris entend réenchanter sa plus célèbre avenue façon 21e siècle. Voiries, trottoirs et mobiliers seront rénovés ou remplacés. Après les Jeux, un réaménagement en profondeur aura pour but de prioriser les piétons et la végétation. Le projet ambitieux du bureau d’architectes PCA-Stream veut réduire le trafic sur les Champs-Elysées des huit bandes de circulation actuelles à deux dans chaque sens.
Je reste optimiste: les professionnels du secteur sont de plus en plus nombreux à prendre conscience de la plus-value des projets mixtes.
Maarten Van Acker (Université d’Anvers)
La maire Anne Hidalgo entend faire de Paris une “ville du quart d’heure”. Autrement dit, une ville de proximité où tous les habitants ont accès à un certain nombre de fonctions et d’équipements essentiels en 15 minutes, à pied ou à vélo. “C’est l’idée qu’on puisse trouver près de chez soi tout ce qui est essentiel à la vie: se loger, travailler, faire ses courses, se soigner, apprendre, se cultiver, bref s’épanouir, explique Maarten Van Acker, professeur d’urbanisme à l’université d’Anvers. Et les établissements moins fréquentés au quotidien, comme un hôpital ou un magasin spécialisé, doivent être accessibles en un quart d’heure avec les transports publics.”
La ville du quart d’heure est un concept créé par Carlos Moreno, urbaniste franco-colombien et professeur associé à la Sorbonne Business School. “Opposé à l’héritage de la vie moderniste et à la voiture reine dans les villes, Moreno a développé le concept de Smart City“, poursuit Maarten Van Acker à propos de son collègue parisien. Celui-ci a donné forme au concept dans son livre Droit de cité: De la “ville-monde” à la “ville du quart d’heure” (éditions de l’Observatoire, 2020). Mais l’urbaniste n’est pas l’initiateur de grandes idées révolutionnaires reprises dans cet ouvrage, précise Van Acker. “Les concepts de proximité, de walkability, de quartier propice au développement des contacts humains, de ville à dimension humaine… Tout cela revient régulièrement dans les travaux d’autres urbanistes. Par exemple Jane Jacobs, Jan Gehl et Jeff Speck. Carlos Moreno s’en inspire manifestement, il ne s’en cache pas. Il a toutefois réussi à en faire la synthèse dans un concept clair et très séduisant.”
Un concept dont s’inspirent de nombreuses métropoles. Paris n’est pas la seule à préparer ou implémenter un projet “ville du quart d’heure”, parfois décliné en version 5, 10 ou 20 minutes.
Objectiver et densifier intelligemment
Dans son Plan communal de développement durable (PCDD), vision à long terme de développement urbain, Bruxelles projette de devenir une “ville en 10 minutes“. “Cette vision veut donner plus de place aux piétons et aux cyclistes, et mise sur l’importance des quartiers forts”, explique Ans Persoons, échevine de l’Urbanisme. C’est aussi une façon d’objectiver la planification et le développement urbain. Car quels sont les services essentiels? Comment les mesurer au fameux étalon des 10 minutes?” La ville collabore avec le Brussels Studies Institute, plateforme de contact et de coordination des recherches universitaires sur Bruxelles. “Nous cartographions aussi les équipements et les services existants en 60 catégories afin d’identifier les lacunes et les besoins d’un quartier”, précise Ans Persoons.
A Utrecht également, le concept de ville de 10 minutes sert de fil rouge dans le plan d’aménagement de l’espace urbain. “Utrecht affiche la croissance la plus forte des Pays-Bas, constate Eelco Eerenberg, échevin en charge de l’Aménagement du territoire. Nous projetons de construire 60.000 logements au cours des deux prochaines décennies. Pour que ce projet soit un succès, la qualité de vie en ville doit absolument évoluer positivement. Nous voulons que malgré la croissance, Utrecht reste Utrecht. Pour les habitants, cela signifie concrètement la possibilité d’accéder sans encombres à une série de commodités: conduire son enfant facilement à l’école, profiter d’espaces verts dans le quartier, s’inscrire à un club sportif à proximité, etc.”
Si ces quartiers idéaux attirent de nombreux habitants intéressés, l’impact sur les prix de l’immobilier sera inévitable
Ans Persoons (ville de Bruxelles)
Conformément à l’idéal de Carlos Moreno, toutes ces fonctions essentielles pour les Utrechtois doivent être accessibles en 10 minutes. Sans utiliser la voiture. “Cette dernière n’est pas proscrite mais un trafic dense n’a pas sa place dans la ville durable et agréable à vivre que nous voulons développer”, précise Eelco Eerenberg.
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A Utrecht, la méthode du code-barres
Pour atteindre son objectif, la ville a mis au point une méthode, le fameux code-barres d’Utrecht, qui associe l’augmentation du nombre d’habitations à un programme d’équipements supplémentaires. “Une sorte de formule mathématique qui permet de calculer l’espace et les fonctions nécessaires pour autant de nouvelles habitations, explique Eelco Eerenberg. Schématiquement, cela ressemble à un code-barres, d’où le nom. Dans les nouveaux quartiers, tout est prévu dès le début. Mais dans les quartiers préexistants, nous appliquons la méthode”. Elle y sert essentiellement à mieux cibler la densification.
Construire de nouveaux logements dans des quartiers résidentiels est tout sauf évident, rappelle Eelco Eerenberg. “Les habitants sont souvent inquiets. Ils se demandent s’il y aura encore de la place à l’école pour leurs enfants, s’il n’y aura pas de liste d’attente chez le médecin. Mais notre code-barres est en quelque sorte aussi un système d’évaluation. Si le résultat est négatif, la conclusion tombe sous le sens: il ne faut pas construire d’habitations supplémentaires dans cette zone.”
Par exemple, d’après l’analyse basée sur ce code-barres, le manque d’infrastructure sportive est criant dans les quartiers existants. Les terrains de sport prennent effectivement énormément de place. “Difficile d’aménager un terrain de football dans le centre-ville historique, ironise l’échevin. Comment résoudre le problème? En faisant en sorte que les habitants du centre-ville puissent se rendre à vélo au terrain de foot en l’espace de 10 minutes. D’où la nécessité d’aménager des pistes cyclables dépourvues de tout obstacle et de faciliter la mobilité.”
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Conjuguer mobilité et urbanisme
La “ville de 10/15 minutes” fait en effet le lien entre urbanisme et mobilité. C’est d’ailleurs un des points forts du concept, souligne Maarten Van Acker. “A l’heure actuelle, urbanisme et mobilité sont deux domaines encore bien distincts en Belgique, qui dépendent de ministères séparés, d’échevins séparés, d’administrations séparées et même de formations séparées. Ces deux matières sont pourtant indissociables.”
Question mobilité, le professeur parle même de retournement de tendance. “L’homme a toujours cherché à améliorer les moyens de transport pour aller toujours plus loin, toujours plus vite: grandes voies de communication, chemins de fer, autoroutes, etc. L’hyperloop d’Elon Musk s’inscrit encore dans cette logique.” Une logique dans laquelle la mobilité a longtemps été considérée comme un facteur de progrès et de bien-être mais sans tenir compte de ses effets néfastes, par exemple le tout à l’automobile et la suburbanisation à outrance, pointe Maarten Van Acker. D’où la dissociation des fonctions de logement, de travail et de loisirs. Et donc la disparition de divers équipements dans de nombreux quartiers. “Les enfants, les parents, les personnes sans voiture et les moins nantis en paient le prix fort, observe le professeur. Or, dans les quartiers où il est possible de se loger, de travailler et de s’épanouir, la nécessité de se déplacer est moindre, ainsi que la dépendance des transports.”
Par extension, Maarten Van Acker apprécie aussi la dimension multidisciplinaire de la ville du quart d’heure. Le concept fait le lien avec la mobilité mais aussi avec d’autres domaines de gestion et répond aux défis actuels. La verdurisation de l’avenue des Champs-Elysées fait en effet partie intégrante de la lutte urbaine contre l’effet d’îlot de chaleur. De plus, la réduction du trafic automobile a un impact positif sur la qualité de l’air en ville et, par conséquent, sur la santé des habitants. En outre, le développement des quartiers grâce à l’amélioration du niveau de commodités booste l’économie urbaine et favorise la cohésion sociale.
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Une question de priorités
La priorisation des commodités (de proximité) est un autre point fort de la ville du quart d’heure, selon Maarten Van Acker. “En Belgique et aux Pays-Bas, le développement urbain se base essentiellement sur la création de logements supplémentaires, remarque l’universitaire. Or, l’approche adoptée à Utrecht a ceci d’intéressant qu’elle met en parallèle construction de nouvelles habitations et implémentation d’un programme complet d’équipements collectifs.”
Les promoteurs voient d’un bon oeil notre stratégie d’aménagement. Les choses sont claires pour tout le monde
Eelco Eerenberg (ville d’Utrecht)
Pour la réalisation et le financement de ces équipements, la cité néerlandaise lorgne du côté des professionnels de l’immobilier. “Nous disons aux promoteurs: ‘vous acceptez de construire un millier de logements? Parfait. Voici la liste des équipements à réaliser dans le quartier’. Nous commençons par nous concerter bien évidemment.” D’après Eelco Eerenberg, le secteur immobilier local réagit positivement au code-barres de la ville d’Utrecht. “Les promoteurs voient d’un bon oeil notre stratégie d’aménagement du territoire claire et précise, assure-t-il. Les choses sont claires pour tout le monde.”
Les promoteurs belges sont-ils d’aussi bonne composition? Ils n’apprécient pas toujours l’obligation de la commune de compléter leurs projets résidentiels par des commerces qui restent parfois longtemps inoccupés. La mixité des fonctions accroît en effet inévitablement la complexité du projet. “Cela demande un tout autre savoir-faire, confirme Maarten Van Acker. Nombre de promoteurs ont l’habitude de construire exclusivement des habitations. Mais je reste optimiste: les professionnels du secteur sont de plus en plus nombreux à prendre conscience de la plus-value des projets mixtes”.
“Le secteur immobilier est en pleine reconversion”
Marnix Galle, président exécutif du promoteur Immobel, est un fervent adepte de la “ville du quart d’heure”. “Le concept fait aujourd’hui partie intégrante de notre stratégie, assure Adel Yahia, managing director d’Immobel Belgique. La pandémie a montré que la proximité constitue un atout essentiel. On a aussi pris conscience de la qualité du cadre de vie, tant dans le privé que dans le professionnel, ainsi que de l’interaction avec l’environnement. Nous nous concentrons désormais sur les grands projets intra-urbains et nous les réalisons en appliquant les grands principes du concept ‘ville du quart d’heure’.”
Pour illustrer ses propos, Adel Yahia cite l’exemple du réaménagement du siège de Proximus dans le quartier nord de Bruxelles. Immobel est chargé de transformer l’immeuble de bureaux monofonctionnel en un complexe mixte de logements, d’équipements collectifs et d’espaces de bureaux plus compacts pour l’opérateur. Autre exemple: le projet Brouck’r place de Brouckère dans lequel Immobel intègre un mix de fonctions sur le site de l’ancien siège de l’assureur Allianz. “La ville du quart d’heure concentrée en un seul immeuble”, résume Adel Yahia.
Le secteur immobilier tout entier est en pleine reconversion, selon lui. “Les promoteurs ont longtemps opéré dans une sorte de bulle, loin de la réalité sociale. Cette époque est aujourd’hui révolue. Les projets d’aujourd’hui doivent s’ancrer dans la société. Autrement dit, nous avons pour mission d’assurer la meilleure mixité possible – y compris sociale – dans nos projets. Les villes doivent être accessibles et agréables à vivre pour tous.”
Gare à l’approche trop normative
Les métropoles sont aujourd’hui mieux armées pour négocier avec les promoteurs immobiliers, remarque le professeur. Grâce aux (big) data et aux systèmes d’informations géographiques (SIG) performants. “Pour convaincre un promoteur de co-investir dans des espaces verts ou des équipements comme une crèche ou un magasin de proximité, la ville n’hésite pas à présenter les chiffres prouvant le manque de telles facilités dans le quartier. Le promoteur pourra à son tour faire valoir ces nouvelles commodités comme arguments de vente auprès de ses clients potentiels.”
Dans l’analyse des lacunes de l’offre d’équipements collectifs, la ville oublie parfois de prendre en compte les futurs habitants. Maarten Van Acker: “Un parc d’un hectare suffit peut-être dans le contexte actuel mais si 200 habitants supplémentaires viennent s’installer, il faudra probablement agrandir ce parc.”
Le professeur met toutefois en garde contre une implémentation strictement quantitative de la ville du quart d’heure. “Le code-barres d’Utrecht est un outil intéressant, certes, mais je crains une approche trop normative de programme basé uniquement sur des données: 30% d’espaces verts, 5% de commodités, etc. Pour moi, le développement urbain est et reste un travail sur mesure.”
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Pas pour toutes les bourses?
D’autant que ce développement se doit d’être souvent conditionné à certaines politiques sociales. Le concept de “ville du quart d’heure” suscite en effet aussi quelques critiques comme la présomption de privilégier la classe moyenne. “La pandémie a remis le télétravail à l’ordre du jour, avec en corollaire l’esprit de voisinage, dit Maarten Van Acker. Mais comment télétravailler quand on est ouvrier d’usine, livreur ou cantonnier? Certaines personnes ont besoin de leur voiture. L’employé qui travaille dans un zoning industriel excentré ne se sent pas concerné par le slogan ‘la voiture n’a pas sa place en ville’.”
Autre objection: le concept ne répond pas à la demande d’habitats abordables en ville. “Si on réussit à doter un quartier de toutes ces commodités, il faut également faire en sorte que les gens puissent y habiter, insiste l’universitaire. Et pas seulement les nantis.”
Un piège dont Ans Persoons est parfaitement consciente. “Le projet de ‘ville de 10 minutes’ a pour but de développer des quartiers résidentiels idéaux, assure l’échevine bruxelloise. Mais si ces quartiers idéaux attirent de nombreux habitants intéressés, l’impact sur les prix immobiliers sera inévitable. Nous n’avons pas pour objectifs d’exclure les habitants moins nantis de la ville. Mais on ne peut pas cesser d’investir dans ces quartiers en espérant que le prix des habitations diminue.”
Il n’y a pas de solution simple, insiste l’élue, consciente que l’habitation abordable constitue le défi n°1 pour Bruxelles dans les prochaines années. “Le débat sur la question de savoir comment rendre abordables les habitations en ville est autrement plus complexe que l’affectation des espaces publics. Sans parler du débat sur la priorisation des piétons et des cyclistes au détriment des automobilistes, un combat pour ainsi dire gagné. La ville a très peu d’impact sur le prix des logements, qui dépend essentiellement de la fiscalité, la législation, la loi de l’offre et la demande, etc.”
Confirmation d’Eelco Eerenberg, son collègue d’Utrecht. “Aux Pays-Bas, l’acheteur qui emprunte pour financer l’acquisition de son logement bénéficie de taux très favorables, ce qui pousse les prix à la hausse. La ville essaie d’atténuer la pression sur le marché en construisant chaque année des habitations en suffisance. Notre programmation de construction résidentielle impose de proposer 75% des nouveaux logements à des prix raisonnables. Nous essayons ainsi de contenir tant bien que mal les prix sur le marché du logement.”
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