Enseignement: faut-il brûler les écoles de commerce?

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Rentrée académique animée dans les écoles de commerce du pays. La raison? Une lettre ouverte d’un enseignant, Laurent Lievens, qui y explique pourquoi il a démissionné.

Dans une lettre ouverte largement diffusée sur les réseaux sociaux, Laurent Lievens, chargé de cours à la Louvain School of Management (LSM), explique pourquoi il claque la porte de l’école. La suppression des cours de sociologie, de philosophie et de psychologie au programme de la Louvain School of Management cette année est “la goutte d’eau qui a fait déborder le vase”. Mais plus fondamentalement, il critique “l’anachronisme complet” qui existe entre l’enseignement des écoles de gestion et ce monde qui change rapidement. “J’ai essayé pendant 20 ans de faire changer les choses de l’intérieur, nous dit-il. Mes collègues sont sincères, je ne veux pas blesser. Mais je ne pouvais plus être complice”, ajoute-t-il.

Pourtant, on le verra plus loin, ces écoles changent. Mais ni assez vite, ni – et surtout – pas dans le bon sens, répond Laurent Lievens. “Nous n’avons plus le temps, dit-il. Le référentiel actuel doit être celui que j’appelle l’écocide: six des neuf limites planétaires sont déjà dépassées. Or, la nature du changement n’est pas à la hauteur du problème. Je constate qu’aucune mutation n’est engagée dans les fondements de ces formations, mais qu’on saupoudre çà et là quelques idées à la mode. J’analyse cela comme contre-productif, car ce n’est pas une question de degré, mais de nature. Nous devons passer à autre chose en arrêtant par exemple de distiller un concept inopérant (le développement durable) dans un cursus aux fondations obsolètes. Pour l’anecdote, les manuels des cours d’économie et de finance en vigueur encore aujourd’hui sont ceux que j’avais eus il y a 20 ans quand j’étais étudiant.”

Faire prendre à l’économie un tournant radical demande de la pédagogie, ajoute Laurent Lievens: “Trop radical, nous ne sommes pas audibles, mais pas assez, cela ne sert à rien. Il faut donc être radical dans nos objectifs, il faut viser le sommet de la montagne. En revanche, il faut de la bienveillance dans l’implémentation. On mélange souvent les deux moments, dit-il: soit on présente des propositions molles qui forment une soupe. Soit on est face à des actions violentes qui ne sont pas constructives”.

Une vieille réflexion

Face à ce cri du coeur, les écoles de commerce se défendent.

Per Joakim Agrell, le doyen de la Louvain School of Management, répond sur la forme aux critiques de Laurent Lievens en disant qu’il n’y a pas de réduction, mais un déplacement et une substitution de cours. Mais surtout, sur le fond, il explique que son école n’est pas sourde aux enjeux sociétaux.

Le doyen rappelle que le professeur Philippe de Woot a été un des pionniers de la responsabilité sociale des entreprises. “Nous avons étendu cette réflexion, et nous avons été les premiers à introduire en Belgique un cours sur la responsabilité sociale des entreprises, et les premiers à introduire des cours de RSE obligatoires dans tous nos programmes il y a déjà bientôt 10 ans. Nous avons ensuite développé une majeure complète en RSE. Et cette spécialisation, sur les 13 ‘majeures’ que nous proposons, regroupant environ 550 étudiants, est la plus populaire, avec 80 étudiants.”

Le changement est poussé par la génération montante. “Il y a 15 ans, l’employabilité était, pour les étudiants, le critère principal, observe le doyen de LSM. Une bonne école de gestion devait ouvrir les portes permettant l’épanouissement personnel, l’avancement, le salaire… Aujourd’hui, nous sommes face à une purpose generation. Les étudiants sont à la recherche de sens et de plus en plus exigeants à l’égard des objectifs sociétaux.”

Les programmes évoluent, poursuit-il. “Afin notamment de combattre la logique de la formation en silo (les financiers restent en finance, les commerciaux en marketing, etc., Ndlr), les étudiants sont désormais d’emblée soumis à quatre grands cours obligatoires sur les dimensions de la transition environnementale, de la transformation digitale, de la transition organisationnelle et sociétale et, quatrième grand cours, sur les questions éthiques et sociétales.” Pour que les grandes idées se frottent aux réalités du terrain, Per Joakim Agrell ajoute que les étudiants en première année de master sont également réunis en petits groupes de cinq auxquels on soumet une problématique réelle posée par une organisation ou entreprise. “Cela nécessite d’être humble face à ce que l’on ne connaît pas, mais suffisamment assertif pour apporter une réponse à quelqu’un qui vient vers nous avec une question sérieuse”, dit-il, ajoutant que LSM lancera à partir de l’an prochain un nouveau Master en gestion de l’énergie et des ressources en environnement.

La vision est assez semblable à HEC Liège. Le doyen de l’école, Wilfried Niessen, observe lui aussi un changement de génération et rappelle que son université a travaillé sur le sujet depuis des années. “Le centre d’économie sociale de l’université a été créé il y a 30 ans par le professeur Jacques Defourny”, précise-t-il.

Le doyen souligne que le plan stratégique 2019-2024 de son école comprend aux côtés des missions classiques comme l’enseignement, la recherche et les services à la communauté, deux nouveaux axes transversaux: l’internationalisation et la transformation sociétale. “Et le mot transition n’est pas choisi par hasard. On ne parle pas de rupture radicale”, souligne Wilfried Niessen. HEC Liège, avec les universités de Vilnius et Zagreb, a ainsi lancé un Master Erasmus Mundus sur l’impact entrepreneurship, l’entrepreneuriat à impact.

Pour Wilfried Niessen, ces thématiques doivent être abordées de manière transversale. “Nous avons demandé à chaque professeur d’aborder dans son cours les trois thématiques de la transformation sociétale: le durable, l’environnemental, le digital, dit-il. Il n’est pas envisageable d’ignorer l’économie circulaire dans un cours de logistique.” Et comme son collègue de LSM, il observe la popularité de ces thèmes chez les étudiants. “Il y a 116 mémoires réalisés en 2020-2021 qui tenaient compte de la thématique durable et 94 en 2021-2022. Dans les mémoires, 30 à 40% des étudiants travaillent au moins sur un des trois thèmes de la transformation sociétale”, souligne Wilfried Niessen.

Rester quand même

Professeur à l’ULB auprès de la Solvay Business School, Marek Hudon, avec des collègues d’autres écoles, a été interpellé par la lettre ouverte de Laurent Lievens. Ce groupe d’enseignants a signé une carte blanche expliquant pourquoi eux ne démissionnaient pas, tout en comprenant la position de l’enseignant de la LSM.

“Il y a des combats énormes à mener à l’extérieur, mais il faut le faire en bonne intelligence avec des acteurs qui restent dans ces lieux de recherche et de formation, pour amener l’université et les hautes écoles à la pointe de ce qu’il est possible de faire en termes de modèle de gestion, dit-il. Nous perdons quelque chose si le progrès n’est plus à l’université.” Mais ce n’est pas facile, ajoute-t-il: “la complexité des problèmes – et c’est un véritable constat – nécessite une approche interdisciplinaire et pluraliste”.

“Il est essentiel d’avoir une prise de conscience du monde académique afin que les choses changent vraiment, poursuit Marek Hudon. Secouer le cocotier est donc une bonne chose. Mais il est aussi important de continuer d’avancer en interne. En sachant que nous avons besoin de changer autrement qu’à la marge. Nous devons être plus en avance sur ce qui touche aux limites planétaires, au rapport du Giec… Mais il faut aussi une vraie cohérence. Et de ce côté, le dialogue entre économistes orthodoxes et hétérodoxes reste très compliqué.”

Et c’est vrai, poursuit le professeur à l’ULB, les modèles les plus populaires aujourd’hui ne sont pas suffisamment développés pour répondre à l’emballement planétaire. “Lorsqu’un prix Nobel d’économie comme William Nordhaus avance que le réchauffement climatique à 4 °C est l’optimum (c’est-à-dire le meilleur équilibre entre le coût d’évitement des dommages du réchauffement et le coût des dommages du réchauffement, Ndlr), on peut se poser des questions”, dit-il.

Sibylle Mertens, qui dirige le centre d’économie sociale au sein de HEC Liège, a elle aussi signé cette carte blanche. “Nous sommes obligés de reconnaître les limites inhérentes au modèle capitaliste, dit-elle. On peut plaider pour une pluralité de modèles, mais certains ne peuvent plus être défendus et enseignés aujourd’hui.” La directrice du CES poursuit: “Ces anciens modèles étaient séduisants de simplicité et de cohérence. Mais quand on introduit la question des externalités, des biens communs, des inégalités, etc., on amène de la complexité et ces modèles ne tiennent plus. Je suis dans une université censée rendre service à la collectivité, je dois enseigner les modèles de demain. Nous devons être à la pointe des enjeux, sinon la recherche n’a plus de sens“. Et elle ajoute: “Nous réfléchissons avec des gens de la société civile et des entreprises. Nous expérimentons. Nous en tirons des leçons. Je revois d’ailleurs mes cours chaque année. Je sais la lenteur de changement des grands acteurs. Je vois aussi l’accélération ces deux dernières années, même au sein de l’université. Et ce n’est pas grave si ce changement ne s’opère pas au rythme que je souhaiterais”.

Les avancées sont en effet parfois hésitantes. “Mais pour les étudiants, cela fait sens, poursuit Sibylle Mertens. Ils nous sont même reconnaissants lorsque nous leur disons: ‘nous ne savons pas, essayons avec vous de trouver des solutions’. Ces étudiants trouvent ensuite des jobs en finance, dans des entreprises qui sont demandeuses d’avoir des cerveaux capables de penser out of the box.”

Finalement, le geste de Laurent Lievens, au-delà des appréciations diverses qu’il a suscitées, a une portée qui est indiscutable: il n’a rendu personne indifférent. “J’ai décidé de quitter, avec l’espoir que cela suscite le débat. Et c’est ce qui est en train de se passer”, se réjouit-il.

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