Tikehau Capital: “Nous essayons d’être le pont entre l’épargne mondiale et l’économie réelle”
Tikehau Capital, le groupe français de gestion d’actifs alternatifs qui avait été adoubé par Albert Frère, fêtera l’an prochain ses 20 ans. Et nourrit de grandes ambitions. Interview d’Antoine Flammarion, l’un des deux fondateurs de la société.
“Ils sont vraiment très bons.” Il y a quelques jours, une personne responsable d’un grand gestionnaire d’actifs parlait ainsi devant nous de Tikehau Capital, la société française qui, en 20 ans, a réussi à se faire une place enviable dans le monde compétitif de la gestion d’actifs. En février dernier, une filiale de Patrinvest, le véhicule patrimonial de certaines familles fondatrices d’AB InBev, a d’ailleurs décidé d’investir 400 millions d’euros dans Tikehau Capital Advisors, la société qui chapeaute ce groupe coté en Bourse. Auparavant, Luc Bertrand, Christian Dumolin, la famille du Monceau, Léon Seynave avaient également repéré le groupe français et y ont investi.
Mais le premier Belge à s’intéresser à ce groupe français fut Albert Frère. L’homme d’affaires carolo, qui se méfiait pourtant de la finance, donna en 2006 un joli coup de pouce à la jeune société.
Cette proximité avec le capital belge subsiste: Tikehau Capital a été désigné à l’automne 2021 pour gérer le Belgian Recovery Fund qui aide les sociétés belges ébranlées par la crise sanitaire. Le groupe est par ailleurs tout récemment entré au capital de Biobest, spécialiste de la pollinisation et filiale de Floridienne, en y apportant 120 millions d’euros. Et il a investi au cours des cinq dernières années un demi-milliard d’euros dans notre pays, la moitié en dette privée, le solde en equity et en immobilier.
Mais quel est ce groupe qui gère aujourd’hui 41 milliards d’euros, en pèse 3,6 milliards en Bourse et veut faire de l’ombre aux grands acteurs américains? Entretien avec Antoine Flamarion qui a cofondé Tikehau Capital avec Mathieu Chabran.
Profil d’Antoine Flammarion
· Diplômé d’une licence en droit de l’Université Paris-Sorbonne et d’une maîtrise de gestion de l’Université Paris Dauphine
· Commence sa carrière au sein du département Investissement pour compte propre de Merrill Lynch à Paris. Il devient ensuite associé au sein du département Investissement pour compte propre de Goldman Sachs à Londres.
· Il fonde Tikehau Capital en 2004 avec Mathieu Chabran, diplômé de l’ESCP et de l’IEP d’Aix-en-Provence.
· Tikehau est le nom d’un atoll polynésien où Antoine Flamarion a des souvenirs familiaux.
– TRENDS-TENDANCES. Comment avez-vous commencé?
ANTOINE FLAMARION. Tikehau Capital est une aventure entrepreneuriale et il n’y en a pas beaucoup dans l’industrie financière. Nous sommes partis de rien. Nous avons commencé en mettant personnellement, Mathieu Chabran et moi, 400.000 euros sur la table (sur un capital de départ de 4 millions). Quand nous avons créé la société en 2004, nous sommes donc rapidement allés sur des investissements très différents. Le premier a été l’achat des Puces de Saint-Ouen, le deuxième une société de crèches privées. Et aujourd’hui, nous sommes actifs dans cinq métiers et 20 secteurs d’activités et nous avons des bureaux dans 15 pays.
– Et vous êtes arrivés très tôt en Belgique?
Nous avons en effet fait des affaires avec des investisseurs belges dès 2006 et surtout avec la Compagnie nationale à portefeuille (CNP) d’Albert Frère, qui est devenue alors un de nos actionnaires. Nous avions discuté avec Gilles Samyn mais Albert Frère, qui avait alors 80 ans, voulait voir ces “deux financiers en culottes courtes”. Nous sommes donc allés à Loverval.
– Vous avez donc rencontré “Monsieur Frère”?
Oui. Il avait alors 80 ans mais il était en pleine forme. Et il nous a beaucoup aidés: il a investi 10 millions dans Tikehau Capital Advisors (la structure faîtière, Ndlr), prenant alors 50% de la société (nous l’avons rachetée en 2010). Il a également investi 20 millions dans Tikehau Capital. Et puis, comme nous lancions une activité d’asset management (Tikehau Investment Management), ses équipes se sont également engagées à mettre de l’argent dans les premiers fonds qui seraient créés. Un engagement qui, sur plusieurs années, représentait 110 millions. Nous avons eu beaucoup de chance d’avoir autant de bonnes fées autour de notre berceau.
– Se lier avec des familles, c’est important?
Nous essayons dans chaque pays où nous allons construire une marque. Construire une marque dans les services financiers, ce n’est pas aussi anodin qu’on le croit. Cela prend du temps. Vous devez pour cela passer du temps à parler avec beaucoup de gens et c’est pour cela que nous aimons bien nous associer avec des familles. Avoir de grands investisseurs institutionnels à votre côté est évidemment très appréciable, mais les familles donnent un “toucher de balle” extraordinaire quand vous abordez un marché. Ce sont de très bons vecteurs de l’économie locale.
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Les relations avec elles s’inscrivent dans la durée, ce qui est assez rare dans l’industrie financière. Elles aident à gagner du temps, apportent certaines opportunités d’investissement et nous évitent de commettre parfois certaines erreurs. Elles connaissent souvent les acteurs avec lesquels nous voulons faire des opérations. Il est assez rare que nous fassions une transaction sans que quelqu’un de proche de la maison soit impliqué ou interrogé.
– Une de vos devises est “create, not compete”. Qu’est-ce que vous voulez dire?
Je prendrai l’exemple de nos investissements dans la transition énergétique. Nous en avons réalisés très tôt, dès 2014. Mais en 2018 nous décidons de passer à la vitesse supérieure. Nous nous associons alors avec TotalEnergies. Ce que fait le groupe TotalEnergies dans ce domaine n’est peut-être pas toujours bien compris en France. Pourtant, il est le principal investisseur au monde dans les énergies renouvelables. Nous avons lancé avec lui un premier fonds qui a levé 1,4 milliard d’euros. Et nous en lançons aujourd’hui un second qui devrait faire un peu plus de 3 milliards.
Autre exemple: pendant la pandémie, alors que la filière aéronautique était malmenée, nous nous sommes associés avec Airbus, Safran, Dassault, Thales. L’Etat français a également investi dans ce fonds, ce qui est un bel exemple de partenariats public-privé. Il y en a d’ailleurs trop peu à mon sens.
– Le partenariat, c’est votre marque distinctive?
Le partenariat et l’échange sont en effet ce qui nous distingue et vous le retrouvez dans notre modèle de rémunération. Dans notre industrie, les gestionnaires d’actifs reçoivent une partie de la plus-value dégagée sur ces fonds, ce que l’on appelle le carried interest. Chez nous, ces carried interests vont en grande partie dans la société cotée. Ils sont donc partagés avec nos actionnaires.
– Mais finalement, quel est votre objectif?
Il est de construire un leader européen de la gestion alternative. Le secteur ne fait que grandir. Nous vivons de plus en plus vieux, nous sommes de plus en plus nombreux sur la planète, il y a de plus en plus d’épargne. Et de l’autre côté, nous devons financer de plus en plus d’investissements dans la transition énergétique, la cybersécurité, etc. Il y a donc l’épargne mondiale d’un côté, l’économie réelle de l’autre, et nous essayons de faire un pont entre les deux. Nous essayons d’innover, dans la manière dont nous investissons, par notre approche des secteurs, par un certain dynamisme et un certain savoir-faire.
– Le monde offre encore des opportunités?
Il a profondément changé en 20 ans et il continue d’évoluer très vite. Avant 2008, il y avait les banques et les assurances. Aujourd’hui, il y a l’émergence de nouveaux acteurs. Une société de payement comme Ayden, malgré la baisse de son cours de Bourse, affiche une capitalisation de plus de 20 milliards d’euros, soit davantage que la Société Générale.
Dans la gestion d’actifs, Blackstone, avec une capitalisation boursière de plus de 100 milliards, pèse davantage que Goldman Sachs. Le métier de la gestion d’actifs a lui aussi évolué. Il gagne du terrain sur la banque traditionnelle dont le rôle était de récolter l’épargne et d’octroyer des prêts. La gestion d’actifs est partagée en deux branches. La gestion d’actifs classique (qui investit dans des titres classiques, comme les obligations et les actions, Ndlr) et la gestion alternative, la nôtre, qui investit plutôt dans des sociétés non cotées, de la dette privée, l’immobilier, ou des niches particulières comme des obligations à haut rendement… Cette gestion alternative est née aux Etats-Unis, avec KKR en 1976, Blackstone en 1985, mais il y a encore très peu d’acteurs en Europe.
– Comment voyez-vous l’évolution des marchés?
L’argent créé par les banques centrales depuis 2008 n’a pas tellement été déversé dans l’économie réelle. Il a plutôt créé une bulle dans les actifs financiers. Et c’est pour cette raison que nous avons davantage de tensions un peu partout, en Europe et aux Etats-Unis.
Mais il s’est passé deux choses importantes depuis un an et demi. D’une part, la quantité de monnaie des banques centrales est en train de se rétracter. D’autre part, les banques centrales ont brutalement remonté leurs taux d’intérêt. Nous pensons donc qu’il va y avoir des chocs significatifs. Il y aura une crise du crédit qui va handicaper les acteurs très endettés: on pense aux opérations de LBO (leveraged buy-out qui sont des rachats d’entreprise par endettement, Ndlr), aux infrastructures, à l’immobilier. Une crise immobilière a d’ailleurs déjà commencé et nous pensons qu’elle sera similaire à celle des années 1990.
– Cela n’est pas très réjouissant…
La période qui s’annonce sera turbulente mais offrira beaucoup d’opportunités. Des opportunités défensives tout d’abord. Certains, en besoin de liquidités, seront forcés de vendre des actifs. Il y aura donc des possibilités de prêter de l’argent, de racheter des portefeuilles de dettes décotées, ce que nous faisons déjà aux Etats-Unis. Il y aura des opportunités offensives également, dans des secteurs très prometteurs tels que la transition énergétique, la cybersécurité, l’aviation de nouvelle génération… Vous savez, nous sommes des entrepreneurs. Nous sommes donc très optimistes.
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