Elon Musk déclare la guerre à OpenAI: la fin d’une bromance

Elon Musk a déposé plainte contre le développeur de ChatGPT, OpenAI, ainsi que ses fondateurs Sam Altman et Greg Brockman. Une affaire émaillée de querelles personnelles et qui, sous couvert d’une éthique discutable, masque mal le véritable enjeu : un marché d’une valeur de 196 milliards de dollars et qui pourrait valoir 13 fois plus d’ici 7 ans.

Un juge de la ville américaine de San Francisco a reçu jeudi dernier les documents d’une plainte contre OpenAI. Les documents ont été rédigés par des avocats travaillant au nom d’Elon Musk, qui a cofondé la start-up en 2015. À l’époque, l’entreprise était encore une organisation à but non lucratif appelée OpenAI Institute.

“Notre objectif est de développer une intelligence numérique qui soit bénéfique pour l’humanité dans son ensemble et qui ne soit pas limitée par la poursuite d’un rendement financier”, indique les statuts de fondation d’OpenAI. Un peu plus d’un semestre avant la rédaction de ces statuts, Elon Musk avait convenu dans une série de courriels avec les dirigeants d’OpenAI, Altman et Brockman, du concept de l’organisation. Après quoi le PDG de Tesla avait décidé de contribuer personnellement à hauteur de 50 millions de dollars au capital initial de plus de 1 milliard de dollars d’OpenAI.

Contrats inexistants

Selon le raisonnement exposé dans la plainte d’Elon Musk, l’entreprise était censée fonctionner selon un modèle open source. Cela signifiait qu’OpenAI devait rendre ses méthodes de recherche et son code publics, afin que tout le monde puisse en vérifier le fonctionnement. Musk affirme maintenant qu’OpenAI agit non pas dans l’intérêt de l’humanité, mais pour remplir les poches de ses actionnaires. Selon la plainte, OpenAI aurait violé le contrat, et Elon Musk veut contraindre OpenAI à suivre à nouveau le cap défini dans les statuts.

Mais est-ce seulement possible ? « C’est peu probable », déclare Friso Bostoen, professeur adjoint en droit de la concurrence et réglementation numérique à l’Université de Tilburg. “Les statuts ne sont pas la même chose qu’un contrat. Le contenu est plutôt vague, et il n’y a certainement pas de partie adverse ou de contractant qui puisse simplement exiger ce qui y est décrit. Selon le texte de 2015, OpenAI devait également travailler dans l’intérêt de l’humanité, mais nous ne pouvons pas considérer Elon Musk comme un représentant agissant au nom de l’humanité.”

En d’autres termes, Musk fait référence à la rupture d’un contrat qui n’existe pas en réalité. “Selon le système judiciaire américain, OpenAI peut déposer une motion de rejet. Cela signifie qu’OpenAI affirme en réalité que, même si toutes les allégations de la plainte sont vraies, aucun crime n’a été commis. La plainte est alors rejetée et il n’y a pas de procès. Je m’attends à ce que cela se passe ainsi. Cette bataille sera plus que probablement remportée par OpenAI. Mais cela ne signifiera pas pour autant la fin de la guerre entre Altman et Musk”, note Bostoen.

Querelles personnelles

Tout indique que l’affaire se transformera en une guerre de l’IA. Il est en effet impossible de dissocier cette plainte contre OpenAI de l’historique qui lie les fondateurs de l’entreprise. Elon Musk peut souvent être imprudent et inattendu, mais il semble avoir une vision plutôt pessimiste et réservée du développement de l’intelligence artificielle (IA). Il craint les conséquences d’un modèle d’IA qui perd le contrôle et se rebelle contre ses développeurs humains. L’approche open source d’OpenAI était censée être une digue contre les acteurs commerciaux du secteur, comme Google.

Et c’est précisément à cause de Google que deux des figures clés d’OpenAI, Musk et Altman, se sont déjà trouvées en désaccord total. En 2018, l’homme le plus riche du monde a quitté OpenAI après un désaccord avec le conseil d’administration. Rien n’a été officiellement dévoilé sur le contenu de ce désaccord, mais selon des sources du site d’actualités Semafor, Musk aurait déploré que la technologie d’OpenAI soit en retard par rapport aux progrès réalisés par Google. Musk aurait alors proposé de diriger lui-même OpenAI, ce que les autres fondateurs auraient refusé.

Nouveau concurrent

Depuis le début de l’année dernière, Elon Musk s’oppose de plus en plus ouvertement à la façon dont les choses se passent chez OpenAI. Le 22 mars, il a publié une lettre ouverte avec des scientifiques appelant clairement des entreprises comme Google et OpenAI à freiner le développement de l’IA. Les chercheurs devraient, selon lui, d’abord pouvoir prouver que cela n’entraîne pas de risques ou d’effet négatifs avant de développer des technologies plus avancées.

Ce qui n’empêche pas Musk d’avancer pied au plancher. Le 9 mars 2023, quelques semaines avant la publication de la lettre ouverte, il a fondé sa propre entreprise de recherche en IA, xAI. Selon sa propre communication, l’objectif est de “enrichir notre connaissance collective de l’univers”.

Il est remarquable que xAI ne soit pas enregistré comme une organisation à but non lucratif, note également Bostoen. “xAI a pris de l’ampleur, ce qui fait que Elon Musk peut de plus en plus être considéré comme un concurrent d’OpenAI, plutôt que comme un investisseur mécontent.” En janvier, on apprend que xAI cherche à lever 6 milliards de dollars pour développer son propre modèle d’IA.

IA fermée

Bien qu’il y ait beaucoup d’incertitude sur les motivations du patron de Tesla, il marque tout de même un point dans sa critique d’OpenAI. Malgré son nom, l’entreprise ne se démarque pas particulièrement par son ouverture. Une entreprise qui, selon le Financial Times, afficherait un chiffre d’affaires annuel à plus de 2 milliards de dollars. Dans un article récent sur Sora, le générateur de vidéos d’OpenAI, l’expert en IA Thomas Winters de la KU Leuven précise que “l’architecture ou certains paramètres sont gardés secrets. C’est devenu la façon de travailler chez OpenAI. C’est ironique lorsqu’on sait que l’idée de départ était de développer une IA en open source. D’un autre côté, cette approche commerciale est compréhensible, étant donné le coût élevé de la formation des modèles.”

Winters fait référence aux dizaines de milliards de dollars d’investissements réalisés par l’entreprise depuis son lancement. En raison du coût élevé de la formation des modèles d’IA, Altman est rapidement devenu partisan de la création d’une deuxième entreprise à but lucratif aux côtés de l’organisation à but non lucratif. Celle-ci a vu le jour en 2019, un an après le départ d’Elon Musk. L’objectif était d’aider l’entreprise à lever plus facilement des fonds et à attirer les bons talents.

Marionnette de Microsoft

Microsoft, qui détient près de 50% des actions, a déjà investi 13 milliards de dollars dans l’entreprise. Entre-temps, Microsoft a intégré plusieurs des services d’OpenAI dans ses propres produits commerciaux Office et son moteur de recherche Bing financé par la publicité. Dans la plainte, Elon Musk dépeint donc volontiers OpenAI et son PDG comme la marionnette de Microsoft.

Ce sentiment de domination de Microsoft s’est renforcé ces derniers mois. En novembre, le PDG d’OpenAI, Altman, a dû faire face à une prise de contrôle dans son entreprise. Il a été licencié sur-le-champ parce qu’il “n’était pas toujours clair dans sa communication avec le conseil d’administration, ce qui limitait sa capacité à assumer ses responsabilités”, selon un communiqué de presse partagé par OpenAI le 17 novembre. Plusieurs membres du conseil d’administration auraient trouvé la vision d’Altman trop commerciale et un nouveau PDG avait été désigné dans la foulée.

Grâce au soutien prononcé du PDG de Microsoft, Satya Nadella, Altman va finalement retrouver son poste. Microsoft va, dans la foulée, gagner en influence au sein d’un conseil d’administration restructuré. “Microsoft a abusé de sa position dominante par rapport à OpenAI pour faire démissionner la majorité des membres du conseil d’administration, y compris le scientifique en chef, Ilya Sutskever”, déclarent les avocats d’Elon Musk dans la plainte contre Brockman et Altman.

Temps et argent

Si la plainte contre OpenAI est rejetée, comme s’y attend Friso Bostoen, que se passera-t-il ensuite ? Comment la lutte entre Musk et Altman finir-t-elle ?  Beaucoup dépendra de l’évolution de l’entreprise d’IA d’Elon Musk dans les mois à venir. xAI veut-il vraiment dévoiler les secrets de notre univers, ou est-il surtout le dernier concurrent en date d’OpenAI et de Google ?

Le temps et l’argent jouent en tout cas contre l’entreprise d’Elon Musk. Alors que xAI cherche à lever des fonds de 6 milliards de dollars, la valeur d’OpenAI est déjà estimée à plus de 90 milliards de dollars. L’entreprise d’Altman vise même à devenir un développeur de puces d’IA, pour laquelle elle cherche à réunir 7 000 milliards de dollars. Mais le temps est peut-être un facteur encore plus important. Technologiquement, OpenAI a pris une énorme avance. Depuis le lancement de ChatGPT le 30 novembre 2022, la recherche chez Sam Altman a progressé à grands pas. Rien n’indique qu’un contrat inexistant, un coup d’État et encore moins une lettre ouverte, pousseront Sam Altman à réduire la voilure pour permettre aux concurrents de suivre OpenAI.