“Des jeunes m’ont dit: même toi avec tes diplômes, ils ne t’ont pas laissée…”

Ihsane Haouach © PG
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Diplômée de Solvay, Ihsane Haouach a été emportée par une tempête juste après sa nomination en tant que commissaire du gouvernement à l’Institut fédéral pour l’égalité hommes-femmes. La faute à son foulard. Elle revient avec un livre et une stratégie pour la diversité en entreprise.

Diplômée de la Solvay Business School, Ihsane Haouach multiple les expériences dans les secteurs privé et public, d’Engie à Brugel (régulateur bruxellois de l’énergie) en passant par l’entrepreneuriat social. L’été 2021, elle avait été désignée pour être commissaire du gouvernement de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes avant qu’une campagne politique féroce ne l’amène à se retirer. Raison principale de ces critiques? Son foulard.

Deux ans plus tard, elle revient avec un livre, Open Up Your Organisation (éditions Lannoo Campus), pour présenter de façon apaisée une stratégie pour inscrire la diversité au sein de la société et des entreprises.

TRENDS-TENDANCES. Votre livre est un guide posé, serein, qui induit une vision empreinte d’ouverture, d’empathie, de patience pour intégrer la diversité au sein de la société. Une façon de mettre les points sur les i?

IHSANE HAOUACH. C’est le reflet de ce que je suis. Pendant la polémique de l’été 2021, j’ai préféré m’abstenir de tout commentaire. Déjà, on m’avait demandé de ne rien dire pour ne pas enflammer le débat, j’ai clarifié les choses quand cela allait trop loin, mais de tout manière, ce que j’avais à dire était inaudible. A ce moment-là, je voulait surtout que cela se calme. Mais j’avais envie d’apporter par la suite ma vision des choses. Je me suis dit que je reviendrais quand tout cela sera posé… Ce livre en est le résultat. Quand le destin vous porte quelque part, il faut se laisser guider.

– Vos expériences personnelles et professionnelles illustrent les incompréhensions et les clichés que l’on entretient. Ce sont des obstacles à la diversité?

– Ce sont des obstacles à une inclusivité totale et au fait de traiter les gens d’une manière équitable. Si on déshumanise une personne, qu’on considère qu’elle ne vaut rien, qu’elle représente le mal incarné ou qu’elle n’est tout simplement pas comme nous, on empêche d’avancer dans ce sens. C’est pour cela que beaucoup de personnes baissent les bras.

“J’ai grandi avec une forme de militance en moi.”

– Pour vous, cela reste un combat?

– Il y a en moi une sorte de vigilance permanente mais aussi du déni. Je me retrouve parfois dans des situations où je n’ai pas envie de les voir. Quand j’ai été diplômée de Solvay, j’ai été invitée à un dîner avec une autre copine et quand on m’a présentée en disant “Ihsane, diplômée de Solvay avec grande distinction”, l’autre personne s’est d’office tournée vers ma copine. Sur le moment, cela ne m’a rien fait, mais j’étais dans le déni: d’autres personnes qui ont assisté à la scène étaient plus choquées que moi…

– Dans les entreprises, la diversité ne doit pas être une mode mais une évolution naturelle et une plus-value, écrivez-vous. C’est cette évidence-là qui doit s’imposer?

– Bien sûr. Je me posais la question de savoir si la diversité était à la mode et je l’ai demandé à des personnes interrogées pour le livre, dont l’humaniste Satish Kumar. Il m’a répondu que je ne devais pas me demander cela, qu’il faudrait que cela se fasse, c’est tout. Il a raison.

La toile de fond, c’est qu’il faut accepter la différence et même l’apprécier?

– Mais oui! Je raconte dans le livre que je suis née dans une famille avec des parents très ouverts. Quand mon père disait “non”, ce refus cachait toujours une disponibilité au dialogue. Le tout est de savoir comment on amène la discussion. On pourrait se dire que c’est le père qui a le pouvoir dans la famille mais en réalité, c’est souvent la mère. J’ai grandi dans cette dynamique et cette réflexion. Comme j’ai étudié dans une école où il y avait peu de diversité, j’étais une minorité et j’ai très vite été baignée dans un contexte où il y avait du racisme. J’ai grandi avec une forme de militance en moi durant mon adolescence: soit tu te soumets et tu t’assimiles, soit tu t’opposes. Je me suis opposée au début pour m’affirmer, puis je me suis rendu compte que cela n’avait pas de sens et je suis revenue dans le fait de m’accepter telle que je suis, et les autres aussi. Il n’y a pas de honte.

En lisant votre livre, on ne peut s’empêcher de penser à la récente sortie du ministre bruxellois de l’Emploi, Bernard Clerfayt, qui avait évoqué le fait qu’un modèle “méditerranéen” est un obstacle à l’emploi des femmes. N’y a-t-il pas des difficultés à sortir d’un milieu qui peut être conservateur?

– Je trouve cela dommage de réduire le débat à des ensembles qui ramènent à une origine et qui oublient la double ou la triple identité que l’on peut avoir. C’est quoi une culture méditerranéenne? La culture, c’est quelque chose de vivant, qui évolue avec les individus. C’était une formulation malheureuse qui n’avait pas de sens et cela n’apporte rien au débat: ce n’est pas comme cela que l’on va émanciper des femmes ou des jeunes. Moi, je me demande davantage comment on peut donner les outils aux entreprises pour mettre un cadre plus ouvert et, en parallèle, travailler en amont avec les femmes et les jeunes pour pallier les manquements du système scolaire ou résoudre les inégalités structurelles de la société. Il y a des écoles ghettos, il y a des quartiers où moins de jeunes suivent des études ou prennent leur propre voie après les secondaires. Nous sommes encore dans un système où il y a beaucoup de discriminations, où l’école détermine en grande partie l’avenir.

L’école et les réseaux, non?

– Tout à fait. D’où l’importance des rôles modèles, des personnes qui sont issues de ces quartiers-là et qui réussissent pour montrer que cela est possible. Mais il ne suffit pas de le vouloir, non: on peut le vouloir et ne pas y arriver. Des jeunes doivent souvent faire davantage d’efforts pour y arriver.

– Quel cadre une entreprise peut-elle mettre en place pour la diversité?

– Tout d’abord, les entreprises ont une responsabilité sociétale. Dans mon livre, je leur propose d’être OPEN: O pour s’ouvrir aux autres, P pour développer sa patience, E pour avoir de l’empathie envers autrui et soi-même, N pour être naturel. Cela doit faire partie de leur ADN d’avoir une stratégie en ce sens. Il faut aussi s’assurer qu’au niveau du recrutement, on ait des personnes qui représentent la diversité de la société. Tout l’enjeu, c’est d’avoir des personnes dans le staff qui comprennent l’individu que l’on va servir, le client, de manière à avoir de meilleurs produits et une meilleure communication.

“Mon but, c’est désormais de pouvoir travailler en entreprise avec cet outil.”

Le fait d’avoir une diversité de points de vue dans les conseils d’administration ou les équipes, cela permet aussi de s’assurer que l’on traite de tout, que l’on n’oublie pas certaines choses… Cela augmente l’efficacité des prises de décision. Une étude de McKinsey, dont je parle dans mon livre, en témoigne. Cela permet de gagner de l’argent et de la performance: c’est la carotte. Il y a aussi le bâton: les discriminations, cela reste illégal et cela peut se terminer en justice, mais cela reste compliqué à prouver et cela demande encore plus d’effort à la personne discriminée de s’engager là-dedans. Personnellement, je préfère rester dans une optique positive.

Ce livre peut-il contribuer à dépasser les clichés, après ce que vous avez vécu l’été 2021?

– Je l’espère. Mon but, c’est désormais de pouvoir travailler en entreprise avec cet outil, de faire des ateliers et des formations. J’ai la particularité d’être au croisement de différents pans de la société: j’ai une expérience dans le social, j’ai créé des associations, j’ai une connaissance du public en tant qu’administratrice de Brugel et j’ai travaillé 10 ans dans le privé, chez Engie. Ce sont des langages différents, des façons de faire différentes, j’essaye de tirer le meilleur de chacun. Je préfère le pragmatisme et l’efficacité du privé, c’est clair, mais il y a des vertus dans le public aussi.

Moi, j’adore les débats et je passe mon temps à discuter avec des gens qui ne pensent pas comme moi. Il faut simplement avoir, au départ, un respect de l’opinion de l’autre et une écoute. On peut éveiller les connaissances, mais aussi accepter les désaccords. Dans le milieu professionnel, on n’est pas obligé de s’aimer pour travailler ensemble.

Il y a toutefois une différence importante entre public et privé: c’est la neutralité des services publics et de la place des signes religieux. C’est cela qui vous a emportée il y a deux ans…

– Les débats sont sains. Et le fond de la question, c’est de savoir comment on peut traiter les citoyens de la manière la plus équitable possible. Dans mon cas, il faut quand même rappeler qu’il n’y avait aucun problème dans la loi pour ma nomination. Rien ne disait que je ne pouvais pas porter un signe religieux. A partir du moment où l’on veut changer cette loi, il faut faire un travail législatif et politique en ce sens. Ce n’était pas en m’attaquant personnellement, moi, que cela changeait quoi que ce soit. Comme on ne voulait pas d’une personne portant le foulard à cette place, on a cassé, cassé, cassé… J’ai été complètement déshumanisée, ma personne ne servait à rien. Pendant six semaines, en ouvrant les journaux, je voyais ma tête, mon nom et j’ai compris peu à peu que ce n’était pas moi le problème, cela aurait pu être moi ou une autre.

“Ce qui s’est passé avec moi, c’est la bassesse du système politique.”

C’est un débat qui cristallise, je le comprends bien, dans une société qui se polarise: on est pour ou on est contre et on se bouffe. La réalité n’est pas aussi simple mais on n’y arrivera pas si l’on ne se détache pas de cette violence et de ces affrontements. Ce qui m’a fait mal à l’époque, c’est que des jeunes m’ont dit: “Tu vois, même toi avec tous tes diplômes et tes expériences, ils ne t’ont pas laissée. Tu vois pourquoi on dit que l’on n’a pas d’avenir dans cette société”. Des travailleurs sociaux m’ont dit que l’on avait cassé des années de travail auprès des jeunes parce l’on a attaqué mon origine, on n’est pas resté uniquement dans la question des signes convictionnels.

Certaines personnes qui ont porté ce combat ne se sont pas rendu compte de cette violence. J’en en ai rencontré certaines par la suite et c’est impressionnant parce qu’elles venaient me parler comme si de rien n’était. Comme si j’étais rentrée dans la politique alors que cette politique-là ne m’intéresse absolument pas. “C’est le jeu”, me disait-on. Mais non, ce n’est pas le jeu, c’est ma vie, mon parcours, ma carrière… Pendant tout un temps, je n’osais pas sortir. J’étais indépendante et je n’osais plus démarcher les clients. Cela peut vraiment détruire quelqu’un. En discutant avec ces gens, ils ont compris le mal que cela pouvait produire. J’espère que cela ne se reproduira plus. Ce qui s’est passé avec moi, c’est la bassesse du système politique, quelle que soit la position que l’on défend.

Ce livre, c’est une réponse sans l’être, une réponse apaisée, avec le recul?

– C’est mon espoir. Ce n’est que comme cela que l’on pourra avoir une société ouverte.

Profil

Née le 2 avril 1985 à Uccle

2008: Diplômée de Solvay avec grande distinction

Mai 2021: Nommée commissaire du gouvernement à l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes

Juin 2021: Démission

2023: Parution du livre Open Up Your Organisation.

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