Un nouveau partenariat économique avec la Flandre
Le socialiste Thomas Dermine estime que la Wallonie est une terre d’opportunités pour le nord du pays. Le patronat flamand acquiesce, mais réclame des réformes. Le patronat wallon veut mettre davantage en évidence les entreprises. Cela bouge.
La Flandre et la Wallonie se regardent souvent en chiens de faïence. Avec méfiance ou mépris. Economiquement, leurs relations sont pourtant vitales par-delà les écarts de richesses. Et le futur ne se construira qu’en liant plus étroitement encore nos destins.
Un discours à contre- courant? C’est celui qui résonne ce 24 octobre au cœur de Bruxelles, dans les locaux de Passa Porta, la maison internationale des littératures, un lieu d’échanges où défilent des écrivains du monde entier et où les passionnés de livres se nourrissent de traductions. Un espace où l’on tente de comprendre l’autre en ces temps de repli sur soi. C’est là que Thomas Dermine (PS), secrétaire d’Etat fédéral à la Relance et figure montante du PS, a choisi de présenter son livre visant à dénoncer la caricature nationaliste flamande de la Wallonie et repenser la relation Wallonie-Flandre, par-delà les clichés.
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Sa démarche éditoriale est une façon d’ouvrir un débat économique, de s’adresser au nord du pays, mais aussi de mettre à l’épreuve son parti, qui court trop souvent après le PTB. Economiste, ancien de McKinsey, ce politicien de 37 ans ne mange pas de ce pain communiste. Il lui reste à convaincre…
“Ma démarche permettra peut-être aux Flamands de changer de perspective, plaide Thomas Dermine, appliqué et didactique, devant la petite assemblée réunie ce jour-là. Pour les Wallons, c’est l’occasion de se libérer des clichés qui les maintiennent dans une forme de défaitisme. Entre nos deux Régions, il y a beaucoup de ponts économiques à recréer. Depuis des décennies, nos économies ont eu tendance à se construire en opposition l’une de l’autre. C’est tout le contraire de ce que nous devons faire.”
Abattre les clichés
Au fil des pages et des slides de son exposé, le socialiste veut abattre les clichés véhiculés en Flandre et démontrer que la Wallonie souffre toujours des secousses de la désindustrialisation mais relève la tête depuis une vingtaine d’années. “L’écart de richesse entre la Wallonie et la Flandre s’élève à 26-27%, souligne-t-il. Cela reste beaucoup trop important, mais il faut pouvoir dire que l’écart ne se creuse plus. Bien sûr, on ne peut pas se complaire dans cette situation, mais le Wallon n’est pas le paresseux que certains dénoncent.”
Les transferts nord-sud au niveau de la sécurité sociale s’élèvent à 7 milliards d’euros, reconnaît Thomas Dermine, mais c’est bien moins que les transferts entre les régions les plus riches et les plus pauvres dans de nombreux pays européens. En termes de revenus, Bruxelles est par ailleurs le moteur du pays, générant des transferts de richesses dont on ne parle pas assez. En outre, les plans de redressement wallons ont porté leurs fruits, bien que de façon insuffisante. Il convient désormais de transformer l’essai.
“La Wallonie doit davantage se comparer avec des régions comme le Nord-Pas-de-Calais ou la Ruhr, soutient encore le socialiste. Tandis que la Flandre doit regarder davantage vers Hambourg, Rotterdam ou la Catalogne.” Il faut changer les regards.
Le Wallon aussi créatif et travailleur que le Flamand
1. Les Wallons sont aussi productifs que les Flamands
2. Les Wallons créent de nombreuses petites et très petites entreprises
3. Le Wallon est aussi indépendant que le Flamand
4. La Wallonie innove énormément
5. Les Wallons sont à la pointe de certains secteurs
6. Le Wallon travaille… au noir
7. Les Wallons sont plus jeunes, les Flamands plus âgés
Un sens de la responsabilité wallon
Pour remédier à la situation wallonne, Thomas Dermine propose de miser sur une réindustrialisation de la Région dans des secteurs plus larges que ceux prévus dans les plans Marshall & Co. Au-delà du succès des biotechs, il s’agirait de relancer une dynamique dans des secteurs ayant davantage d’impact en matière d’emploi. Mais la Région doit aussi saisir les opportunités de la transition écologique et mieux gérer son potentiel en matière d’aménagement du territoire et de capital humain.
Au cœur de son argumentation, le Carolo tend une perche au nord du pays: “Aujourd’hui, en Wallonie, il y a une certaine fierté à ne pas dépendre de la Flandre. Or, les complémentarités sont évidentes. L’économie flamande est au bord de la surchauffe, manque de forces de travail et de terrains pour accueillir des entreprises. En Wallonie, tout cela est disponible”. Dans son livre, le secrétaire d’Etat rappelle que la Wallonie est déjà le premier partenaire commercial de la Flandre en représentant 14% de sa valeur ajoutée. Son plaidoyer: il faut aller plus loin!
Thomas Dermine précise les contours de ce “nouveau partenariat économique avec la Flandre”: “Pour la Wallonie, être localisée en bordure immédiate de l’une des régions les plus dynamiques d’Europe est une aubaine. Capter une plus grande part d’investissements de Flandre et favoriser une mobilité accrue des travailleurs wallons vers la Flandre sont des leviers essentiels – et pourtant sous-exploités – pour le redressement économique de la Wallonie”.
Cela nécessite bien sûr de développer un “sens de la responsabilité” en Wallonie. “Quelque chose que j’adore en Flandre, dit Thomas Dermine, c’est l’esprit d’entreprise et la valorisation du travail au service de la Région.” Une thèse à mille lieues de celle du PTB, après laquelle le PS court trop souvent. Le secrétaire d’Etat sait qu’il marche sur une ligne de crête face au virage à gauche des Wallons.
Alors qu’il est interpellé au sujet de la crédibilité de son projet, Thomas Dermine souffle: “Le plus intéressant, c’est que mon discours intéresse les patrons flamands. Je ne dois pas le crier trop fort, mais je m’entends très bien avec le Voka, l’organe qui les représente. L’inquiétude grandit en leurs rangs sur l’image que donnerait la Flandre avec une extrême droite à plus de 25%. Les patrons flamands savent pertinemment que leurs relais de croissance se trouvent en Wallonie.”
Deux chantiers majeurs doivent être initiés d’urgence, reconnaît celui que certains voient déjà comme le futur ministre-président wallon ou, du moins, un ministre en charge de l’économie. Le premier, c’est la maîtrise des langues, dramatiquement mauvaise au sud du pays. Le second, c’est l’accélération de la mise à disposition des friches industrielles pour accueillir des opérateurs privés. “Il faut combattre la nostalgie en Wallonie, avec d’autant plus d’énergie qu’elle n’a pas lieu d’être”, insiste l’auteur de ce livre qui espère porter avec lui le débat durant la campagne électorale. Grâce à ses mots, le débat est amorcé.
Voka: un partenariat, bien sûr, mais…
Economiste en chef du Voka, l’organe représentant le patronat flamand, Bart Van Crayenest connaît bien le secrétaire d’Etat avec lequel il a débattu à de nombreuses reprises. “Je suis globalement d’accord avec la volonté affichée par Thomas Dermine d’œuvrer à une plus grande collaboration entre la Flandre et la Wallonie, souligne-t-il. Les deux Régions sont importantes l’une pour l’autre, il y a peu de discussion à ce sujet: Bruxelles et la Wallonie restent les principaux partenaires commerciaux de la Flandre, davantage que la France, les Pays-Bas ou l’Allemagne.”
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Oui, la Wallonie est susceptible d’offrir des solutions à la Flandre pour assurer sa prospérité. “Le principal problème de la Flandre, ce sont les pénuries sur le marché du travail, acquiesce le représentant du patronat. Le manque d’espace, aussi. En théorie, il y a davantage d’opportunités en Wallonie. Pour l’économie wallonne, ce serait positif.” Mais, car il y a un mais… “On évoque souvent le fait que la Flandre dispose d’un port important à Anvers, et pas la Wallonie, prolonge-t-il. C’est vrai… mais la Wallonie est centrale en Europe, elle pourrait profiter davantage de sa situation et elle ne le fait pas assez.”
Bart Van Crayenest estime que Thomas Dermine regarde trop vers le passé quand il veut dénoncer les clichés. “L’échec de la reconversion industrielle a certainement joué un rôle sur la situation actuelle de la Wallonie, dit l’économiste du Voka. Mais on peut se demander s’il est normal que ce passé soit toujours invoqué aujourd’hui. Nous ne sommes pas les seuls à poser cette question: le FMI, notamment, a lui aussi épinglé les maux de la Région. Quand Thomas Dermine regrette que certains critiquent les ‘Wallons paresseux’, ce n’est pas le sujet. La question, à laquelle il ne répond pas assez dans ses interventions est de savoir pourquoi la différence économique reste aussi importante et comment y remédier.”
Aujourd’hui, en Wallonie, il y a une certaine fierté à ne pas dépendre de la Flandre. Or, les complémentarités sont évidentes.” – THOMAS DERMINE
Le discours contre-productif du PS et du PTB
Dans une récente vidéo de sept minutes diffusée sur les réseaux sociaux en guise de pré-campagne électorale, Bart De Wever, président de la N-VA, fustigeait une nouvelle fois cette Vivaldi qui n’a pas suffisamment réformé le pays et ces partis francophones qui ne contribuent pas assez à sa croissance. Une façon d’appuyer là où cela fait mal. “La prospérité flamande est en grande partie due à l’internationalisation de son économie, souligne Bart Van Crayenest. C’est indispensable car notre marché intérieur est trop petit. Par ailleurs, les multinationales qui s’installent dans notre pays tirent notre économie vers le haut par leur production propre, mais surtout à travers les fournisseurs qu’elles font vivre. Des études témoignent que même les entreprises qui n’exportent pas en profitent. Cette internationalisation est également importante car elle renforce la concurrence et augmente notre productivité. Cela va au-delà du simple port d’Anvers et cette dimension n’est pas suffisamment prise en considération par Thomas Dermine.”
Aux yeux des Flamands, dit l’économiste du Voka, “le discours tenu par le PS et le PTB n’est pas positif à l’égard des multinationales et du commerce international, même si Thomas Dermine tente de porter une autre sensibilité. Mais à quel point est-il représentatif de son parti et de la Wallonie? Une petite dizaine d’accords commerciaux conclus par l’Union européenne ne sont toujours pas approuvés par la Belgique parce que la Wallonie ou la Communauté française s’y opposent. Ce n’est qu’une indication, mais c’est révélateur. Or, le redressement de la Wallonie passera par cette internationalisation et c’est possible grâce à vos aéroports, vos cours d’eau et des secteurs d’avenir.”
Nous prévoyons d’organiser des échanges entre patrons flamands et wallons pour faire mieux connaître le tissu d’entreprises extraordinaires dont nous disposons.” – CÉCILE NEVEN (UWE)
Les patrons flamands sont globalement positifs à l’idée d’un partenariat renforcé avec la Wallonie, précise Bart Van Crayenest. Mais de façon générale, ils attendent davantage de mesures libérant l’économie. Le Voka verrait d’un bon œil un engagement politique mêlant coopération renforcée et réformes politiques audacieuses. “La situation actuelle est marquée par les blocages à répétition. Ces dernières années, trop peu de pas ont été posés en direction de ces réformes.” Emploi, fiscalité, pensions: le PS, Ecolo et le MR ont été pointés du doigt en Flandre pour leur conservatisme socio-économique.
Cela dit, en Flandre aussi, il y a des raisons de s’inquiéter. “Dans le système actuel, la question est de savoir si ces réformes sont encore possibles, prolonge Bart Van Crayenest. La N-VA affirme que le confédéralisme serait la solution pour tout résoudre. Peut-être. Tout ce qui peut permettre des réformes serait une bonne chose, mais les chances d’y arriver sont limitées dans le contexte actuel. En Flandre, le Vlaams Belang veut scinder le pays et quitter l’Union européenne, ce qui sont des non-sens complets.”
La crainte de l’extrême droite, il le confirme, pèse sur un nord du pays tenté par le repli sur soi et politiquement morcelé. “En Flandre, le débat sur le renforcement de notre prospérité et le développement de l’activité n’est pas assez présent, le climat est davantage à la confrontation entre partis, regrette-t-il. Il est trop tard pour cette législature. Mais ce doit être la priorité absolue. Nous ne pouvons pas perdre cinq années supplémentaires. Des deux côtés de la frontière linguistique, on semble privilégier des réponses extrémistes qui semblent faciles mais qui seraient économiquement désastreuses.”
C’est dit: la Belgique devrait rester une planque tournante, ouverte, tolérante et soucieuse de sa prospérité.
Nommée à la fin du mois d’août à la tête de l’Union wallonne des entreprises (UWE), Cécile Neven applaudit des deux mains cette volonté de mettre fin aux clichés et de sceller une nouvelle ère avec la Flandre. “Nous sommes déjà des partenaires économiques incontournables et, à notre niveau, nous collaborons très bien avec le Voka et Beci au sein de la plateforme de la FEB”, dit-elle.
“Une image positive de la Wallonie”
La Flandre représente déjà une part importante des investissements “étrangers” en Wallonie. Entre 2013 et 2022, sur les plus de 9 milliards déversés au sud du pays, la Flandre représentait 14% de la manne et 19% des emplois créés. Les accords entre les organismes d’emploi ont été renforcés et, à l’heure où l’on parle, environ 45.000 Wallons travaillent en Flandre. “Nous sommes convaincus qu’il faut renforcer ces liens, mais aussi donner une image positive de la Wallonie”, insiste Cécile Neven.
Depuis son arrivée récente à la tête du patronat wallon, la CEO a pris son bâton de pèlerin pour nouer des contacts et préparer un programme en ce sens. “L’année prochaine, nous prévoyons d’organiser des échanges entre patrons flamands et wallons pour faire mieux connaître le tissu d’entreprises extraordinaires dont nous disposons. Nous devons en être fiers et travailler à l’attractivité de notre territoire.”
Oui, il y a encore du pain sur la planche, reconnaît Cécile Neven. “Nous devons œuvrer en Wallonie à une administration qui fonctionne bien pour accompagner les projets et les entreprises, à une disponibilité accrue des terrains, à la mise à disposition de l’énergie à un prix abordable, sans oublier la capacité à trouver des talents car les pénuries sont sans aucun doute le mal le plus préoccupant. Nous avons certainement des choses à apprendre de la Flandre. Mais il y a beaucoup de positif en Wallonie, il suffit de voir des joyaux comme Odoo, Ecosteryl, Aerospacelab et tant d’autres. On ne le dit pas assez et cela peut générer de la prospérité pour tous les Wallons.”
Tandis que le Voka dicte souvent l’agenda politique en Flandre, l’UWE cherche à marcher sur cette voie, au service de la Région. C’est une source d’inspiration. “Le contexte n’est pas le même en Flandre, le Voka est largement connu au sein de l’opinion publique et la force des entreprises est saluée”, précise toutefois la CEO de l’Union wallonne. Il y a encore des campagnes à mener pour convaincre de l’importance de l’initiative privée dans une région dont le cœur penche à gauche.
Le plaidoyer de Thomas Dermine est une étape en ce sens. Un signal politique? Dans les coulisses, des politiques de la N-VA confient leur volonté d’arriver à un grand accord avec le PS au lendemain des élections de 2024. “Pour apaiser le pays.” Et aussi, espérons-le, pour bâtir les jalons d’un nouvel équilibre et d’un partenariat économique réinventé.
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