Gaz-électricité: “hausse de prix et ruptures d’approvisionnement possibles début 2022”

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Adel El Gammal (ULB), spécialiste de la géopolitique de l’énergie, met en garde contre les risques liés à une situation extrêmement incertaine, notamment les tensions avec la Russie et un hiver froid. La solution, à terme: accélérer la transition.

Adel El Gammal est professeur à l’ULB et spécialiste de la géopolitique de l’énergie. Il évoque longuement pour Trends Tendances les enjeux de ce dossier explosif pour la fin 2021 et le début 2022. Oui, l’explosion des prix du gaz et de l’électricité risque de se prolonger, en dépit de la baisse des derniers jours. Pour plusieurs raisons, dont les tensions avec la Russie. La solution est l’accélération de la transition énergétique, pas forcément le nucléaire. Voici pourquoi.

L’explosion du prix du gaz va-t-elle se poursuivre en 2022 ? Comment s’explique-t-elle ?

Plusieurs facteurs expliquent cette forte hausse. Le premier phénomène est lié à une demande “naturelle”, en lien avec la reprise économique. L’autre dimension est géopolitique et elle est très importante.

En ce qui concerne la demande, tout d’abord, on a assisté à un rebond industriel assez important après la crise du Covid, avec une forte augmentation, surtout en Asie et en Chine. Le début d’hiver assez froid dans l’hémisphère Nord, même si nous n’en avons pas vraiment souffert chez nous, a induit une forte demande en matière de chauffage. Assez curieusement, cela a été lié à une production plus faible que d’habitude de l’éolien.

Dans le même temps, la capacité du système à fournir du gaz a été fortement entravée pour deux raisons.

Premièrement, les stocks de gaz dans les pays développés étaient particulièrement bas – c’est vrai tant pour l’Europe que pour la Chine. Pourquoi ? C’est très difficile à expliquer parce que les mécanismes qui régulent ces stocks sont complexes.

Deuxièmement, l’approvisionnement par le flux de gaz était lui aussi problématique. Au niveau conjoncturel, beaucoup d’activités de maintenance du réseau ont été reportées l’année passée en raison du Covid, ce qui a mis une partie du réseau à l’arrêt. Au niveau structurel, depuis plusieurs années, la pression sur les énergies fossiles, au profit des énergies renouvelables, a rendu le climat pour les investissements moins favorables. On assiste dès lors à un sous-investissement chronique. Il y a notamment eu plusieurs pannes au niveau du gaz liquéfié (LNG) : or, c’est lui qui donne de la consistance au marché du gaz. Une grande partie du LNG a en outre été acheté en Asie : en tant qu’économie planifiée, la Chine est prête à faire n’importe quoi pour faire tourner son économie.

Le résultat, c’est que le prix du gaz, en général, a augmenté d’un facteur 6 à 8 par rapport à l’année précédente. C’est absolument colossal. L’électricité a aussi augmenté très fort et cela compte autant pour les ménages. Le gaz intervient beaucoup dans la production d’électricité et c’est pour cela qu’elle a suivi.

Les éléments géopolitiques jouent aussi un rôle ? Le risque généré par les tensions avec la Russie, notamment ?

C’est essentiel.

L’Europe importe 95% de son gaz. La production locale de gaz est quasi nulle. Il y avait une part de production aux Pays-Bas, notamment, mais il a été décidé il y a deux ou trois ans d’abandonner cela à l’issue d’un grand débat populaire.

La Russie représente 45% des importations de gaz européennes, 25% vient de Norvège, le reste est morcelé entre l’Algérie, le Qatar… Près de la moitié de Russie, c’est tout à fait fondamental. Ce gaz vient de Russie en Europe par pipeline, dont un qui traverse l’Ukraine et a fait l’objet de beaucoup de discussions.

Or, une série de problèmes crispent la situation entre la Russie d’une part, l’Europe et les Etats-Unis d’autre part. Une énorme capacité militaire russe a été installée aux portes de l’Ukraine. La Russie fait peser la menace d’une invasion territoriale. Une réunion a lieu entre les présidents Poutine et Biden, on ne sait pas encore si la menace russe est une posture de négociation. La Russie exige que l’Ukraine, qui est traditionnellement un Etat tampon, n’intègre pas l’OTAN, alors qu’elle en a fait le voeu. Au-delà de cela, Poutine veut diminuer l’emprise de l’OTAN sur l’ensemble des anciennes républiques soviétiques. C’est une résurgence de la guerre froide, sous une forme tout à fait différente.

C’est tout à fait inacceptable pour l’Europe et pour les Etats-Unis.

L’énergie est vraiment un moyen de pression, dans ce cadre-là ?

Poutine agit de la sorte parce qu’il sait très bien qu’il tient l’Europe entre ses mains. Avec 45% du gaz européen, il peut l’étrangler du jour au lendemain. Bien sûr, il peut faire pression, mais ce faisant, il risque de se priver de revenus. C’est un double jeu, mais il peut faire très mal.

L’Agence internationale de l’énergie estime que l’infrastructure existante permettait déjà à la Russie d’augmenter son approvisionnement à l’Europe de l’ordre de 15%. Cela aurait été largement suffisant pour ne pas provoquer d’envolée des prix, mais Poutine ne l’a pas fait parce que cela lui sert de moyen de pression dans le contexte que je viens de décrire, mais aussi dans le cadre du dossier du North Stream 2.

Le North Stream 1 existe déjà, il relie la Russie à l’Allemagne via la Mer Baltique. Ce deuxième pipeline doit en doubler la capacité. Ce projet gigantesque a été un sujet de discorde permanent entre pays européens. Beaucoup d’Etats sont opposés à ce que l’on accepte plus de gaz russe En gros, il y a deux camps en Europe : celui qui mise sur le gaz, incarné par l’Allemagne et certains pays de l’Est, et celui qui mise sur le nucléaire, incarné par la France ou la Finlande. Maintenant que ce pipeline est terminé, on est dans un jeu politique où la Russie tente de forcer l’Europe à mettre en route ce North Stream 2. L’Europe a repoussé l’échéance et le laisse fermé, soi-disant pour des raisons réglementaires, mais il s’agit en réalité d’un bras de fer politique.

Heureusement, tout cela est régi par des contrats de longue durée et si Poutine voulait encore réduire l’approvisionnement vers l’Europe, il serait en rupture avec ses engagements, ce qui serait très grave.

Tout le monde se tient par la barbichette, mais cet enjeu est absolument majeur. Il y a très peu de chance que ces problèmes soient résolus à court terme, donc la pression sur le gaz va se maintenir pendant des mois.

Cela pèse sur le débat entre partisans du gaz et du nucléaire ?

Certainement. Les partisans du nucléaire utilisent beaucoup la situation actuelle pour dire que le nucléaire est une source beaucoup plus fiable que le gaz. La dépendance serait moindre sur le plan géopolitique, c’est vrai.

Le gaz et le nucléaire sont, par ailleurs, des sujets extrêmement polémiques au niveau européen parce que toute la question est de savoir s’ils allaient rentrer l’un et/ou l’autre dans la taxinomie européenne, c’est-à-dire la catégorisation des différentes technologies selon qu’elles soient propres ou non. La Commission européenne a reporté sa décision au deuxième semestre 2022. C’est important parce que cela label vert conditionne les moyens de financement.

Cela dit, le prix du gaz a chuté à nouveau après Noël, d’un facteur 4. Cela montre bien que nous sommes dans un phénomène extrêmement spéculatif.

Pourquoi cette chute soudaine ?

Personne ne peut prévenir le prix de l’énergie fossile, pas même l’Agence internationale de l’énergie parce que les prix dépendant d’un grand nombre de facteurs qui sont tous incertains.

Cette chute s’explique en partie par des raisons conjoncturelles : il y a beaucoup moins de spéculation directe pendant la période des fêtes. La demande a sans doute été moins importante en raison d’une chute de la production et les prévisions météorologiques plus clémentes, à court terme, ont un peu relâché la pression. Mais une nouvelle vague de froid pourrait inverser la tendance.

C’est vraiment un système plein d’incertitudes cumulées. On sait que les stocks sont bas : si la crise n’est pas résolue avec la Russie et si l’hiver est froid, on risque d’avoir des ruptures d’approvisionnement électrique. Plusieurs pays l’envisagent déjà. C’est une réalité.

Certains éléments régulateurs peuvent intervenir, notamment du LNG venant des Etats-Unis. Mais ma conclusion, c’est que tant que les tensions avec la Russie se poursuivront, la tension restera tendue au niveau des prix également, pour une longue période.

Quelles sont les réponses pour l’Europe?

La première consiste à diversifier rapidement ses sources d’approvisionnement et à augmenter ce qui provient d’autres fournisseurs: la Norvège, l’Algérie, le Qatar, les Etats-Unis… Il y a aussi des mécanismes de solidarité à mettre en place entre pays européens pour utiliser au mieux le gaz disponible. A court terme, il y a aussi tout ce que l’Union européenne peut faire pour diminuer la demande: c’est fondamental, la diminution d’un ou deux degrés de la température dans les immeubles peut avoir un impact important.

Tout cela ne jouera toutefois qu’à la marge. Fondamentalement, l’intensité de l’hiver sera déterminante.

Pour diminuer l’impact, l’Europe doit communiquer clairement sur les raisons de cette crise. Beaucoup de gens disent que c’est l’effet de la transition énergétique: c’est totalement faux! Ceci n’est lié qu’aux effets du marché, aux tensions géopolitiques, rien d’autre. Au contraire, si on était plus loin dans la transition énergétique et si la production locale d’énergie était importante, on serait moins dépendant du gaz et on subirait moins tout cela de plein fouet.

La solution, c’est l’accélération de la transition énergétique?

Clairement. L’Europe dépend à 60% des importations pour son approvisionnement. il faut vraiment accélérer cette transition. La solution, c’est la transition, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

Il y a un seul élément où la transition énergétique a eu un coût, au niveau de l’électricité, c’est l’augmentation du prix du carbone.

Si l’électricité a suivi l’augmentation du prix du gaz, c’est parce que le prix de l’électricité est déterminé sur les marchés par le mécanisme du prix marginal. Cela veut dire que les opérateurs du marché, comme Elia chez nous, allument les centrales en fonction des besoins, en commençant par les moins chères. Le prix marginal de la dernière centrale allumée détermine le prix du marché. Les prix de l’énergie renouvelable sont pratiquement nuls, et puis on augmente. sur la période dont on parle, ce sont les centrales au gaz qui ont déterminé le prix du marché. On a assisté à des prix jamais vus. Cela veut dire par ailleurs que les producteurs de l’éolien ou du photovoltaïque ont fait beaucoup de bénéfices.

Mais là où la transition énergétique au un impact sur le prix, c’est parce qu’en produisant de l’électricité avec du gaz, on paye le prix de la tonne du CO2, qui est un prix de marché déterminé par le système ETS. Ce prix du CO2 était maintenu artificiellement bas, mais il a terriblement augmenté avec la fin des mécanismes de compensation. Cela a eu un effet aussi sur le prix: on estime que l’impact de est de 20 à 25% dans l’augmentation. C’est le seul impact de la transition énergétique sur le coût.

Le nucléaire peut-il être une solution de façon transitoire? Une alternative au gaz?

On m’a posé cinquante fois la question ces derniers mois.

La première chose à dire, c’est que c’est un choix de société avant tout. La meilleure preuve, c’est que deux démocraties avancées ont fait des choix radicalement différents: la France relance le nucléaire et l’Allemagne en sort complètement. Or, ce sont des pays très comparables en termes culturel, social, économique… Ce n’est pas un choix purement technique.

Deuxièmement, les enjeux du nucléaire sont très différents de ceux des autres technologies. Quand on choisit une technologie par rapport à une autre, on calcule un équilibre entre les coûts et les bénéfices. Quand on fait cela avec le nucléaire, on est obligé de mettre dans la balance des choses qui sont d’une autre nature: on ne peut pas comparer le coût environnmental d’une tonne de CO2 avec celui d’un gramme de déchet nucléaire hautement radiocatif. Ce sont des pommes et des poires.

Oui, le nucléaire se positionne bien par rapport aux enjeux climatiques, mais pose d’autres problèmes environnementaux qui ne sont pas résolus par ailleurs, en terme de stockage des déchets notamment. L’augmentation du nucléaire au nveau mondial augmente, en outre, les risques de prolifération, ce qui est un enjeu majeur au niveau du risque pour la sécurité. Je ne suis déjà pas très à l’aise avec les conditions d’utilisation des centrales en Belgique: imaginez des problèmes similaires dans des Etats dont la gouvernance est plus faible…

Si l’on prend en compte des aspects plus concrets, le nucléaire est effectivement une technologie qui émet le moins de CO2 pour produire de l’électricité. Mais on passe sous silence le coût du nucléaire. C’était une énergie bon marché, ce n’est plus le cas. En France, les centrales nucléaires ont été construites dans les années 1970-80 quand c’était un enjeu d’Etat, financé par l’Etat. En d’autres termes, le capital était financé au coût de l’emprunt d’Etat, extrêmement faible. aujourd’hui, le nucléaire est construit par des entreprises privées qui se financent sur les marchés du capitaux, qui reflètent le risque du projet, qui est extrêmement élevé. Le prix du nouveau nucléaire est bien plus élevé que l’ancien.

Le délai, aussi, est bien plus important. Traditionnellement, on considérait que le délai de mise en oeuvre d’une centrale nucléaire était de sept à huit ans. Aujourd’hui, dans deux cas récents en France et en Finlande, les délais ont été entre douze et quinze ans. C’est énorme. C’est la moitié du temps qu’il nous reste jusqu’à une société carboniquement neutre. On aurait pu considérer le nucléaire comme un sauveur, mais aujourd’hui, c’est trop tard. Je ne dis pas qu’il ne jouera pas un rôle dans le mix énergétique du futur, mais de l’ordre de grandeur qu’il a aujourd’hui, c’est-à-dire autour de 20-25% au niveau européen.

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