Conflits d’intérêts au sein des cabinets ministériels

la ministre Petra De Sutter. © BelgaImage
Olivier Mouton

Des collaborateurs détachés de bpost, des serviteurs de l’Etat recrutés temporairement auprès d’Engie ou d’une compagnie d’assurance: des révélations qui engendrent des polémiques en cascade. Une lame de fond qui fragilise la démocratie belge.

Attention, conflit d’intérêts! Deux collaborateurs de la ministre de la Fonction publique et des Entreprises publiques, Petra De Sutter (Groen) étaient détachés de bpost et ont négocié des dossiers concernant la société. Suite aux révélations de la presse, ils se sont retirés. Au sein du cabinet des ministres fédéraux de la Mobilité successifs, François Bellot (MR), puis Georges Gilkinet (Ecolo), aurait travaillé un expert en contrôle aérien venu de Skeyes (et payé par Skeyes…), qui aurait notamment contribué à la négociation du contrat de gestion de l’entreprise.

Ces derniers temps, les projecteurs médiatiques ont été braqués sur les détachements au sein des cabinets ministériels. Une pratique courante, pourtant. Selon De Standaard, sur les 800 collaborateurs du gouvernement fédéral d’Alexander De Croo (Open Vld), 400 seraient “détachés”.

“Il n’y a rien de neuf sous le soleil, confirme Marie Göransson, professeure de management public à l’ULB. Il faut distinguer les cas entre une personne issue de l’administration, d’une entreprise publique ou du secteur privé – on ne parle alors pas de détachement. Plus largement, cela interroge tout de même les relations entre politique et administration, mais aussi l’opacité de la composition des cabinets ministériels.”

Fragilisation, politisation

Dans le cas de détachements “simples” d’un fonctionnaire dans un cabinet ministériel, les employés concernés continuent à être payés par leurs employeurs et reçoivent une prime du cabinet. “Généralement, ce sont des personnes qui ont de l’expérience et de l’expertise, qui viennent épauler le ministre dans des dossiers dont il n’a pas forcément la connaissance, explique Marie Göransson. Elles représentent aussi des relais précieux au sein de l’administration.” A priori, il n’est pas question, dans ce cas, de conflit d’intérêts.

“Tous les conseillers, qu’ils soient détachés ou non, ont agi avec intégrité et bonne foi, s’est défendue Petra De Sutter devant le Parlement. Le détachement est une pratique qui assiste les cabinets et apporte de l’expertise. Dans mon cabinet, on a introduit une charte d’intégrité interne.”

“Ces détachements, en général, fragilisent les administrations et les politisent.”

Il n’y a là rien de très problématique. Quoique… “Au fil du temps, on a fragilisé ce système, prolonge la professeure de l’ULB. Tout d’abord, ce n’est pas toujours un détachement de l’administration liée au ministre. On peut, par exemple, être ministre de l’Economie et détacher quelqu’un du SPF Justice. Dans ce cas, ce choix est davantage motivé par des raisons politiques. Ce qui amène une deuxième réflexion: ces détachements, en général, fragilisent les administrations et les politisent.”

Ce flux de “détachés”, quand il devient important, met à mal l’ossature de la fonction publique en lui retirant des talents. Quand ceux-ci retournent à leur poste initial, souvent avec une promotion à la clé, une étiquette politique leur colle désormais à la peau. Voilà les administrations “colorées” et le cycle infernal amorcé: le ministre suivant sera tenté de composer un cabinet à son image, avant de réorienter à son tour ses protégés vers l’administration en cours de législature.

Marie Göransson. © PG

Mais la polémique relative à bpost pose d’autres types de questions… “Dans le cas évoqué ces dernières semaines de détachement depuis les entreprises publiques autonomes, l’analyse est en effet un peu différente, poursuit Marie Göransson. Proximus, bpost ou la SNCB ont à la fois des missions de service public et des activités commerciales. Si ces fonctionnaires sont chargés des premières, cela ne pose a priori pas de problème. Pour les secondes, le risque d’un conflit d’intérêts est plus grand.”

Quand des collaborateurs de la ministre contribuent à la rédaction du contrat de gestion de bpost ou à l’accord concernant la distribution des journaux, où la frontière se situe-t-elle? Cela est-il toujours clarifié dans une convention de détachement? Dans l’opposition, plusieurs partis ont réclamé la mise en place d’une commission parlementaire pour clarifier “l’affaire De Sutter”.

“Ce que cette question illustre, c’est l’opacité de la composition des cabinets ministériels.”

“Ce qui se passe avec ces deux experts dans les médias est hallucinant”, a regretté la ministre écologiste devant les députés. Petra De Sutter a nié avec force avoir été sous influence de bpost en pointant plusieurs décisions allant à l’encontre des intérêts directs de la société postale. “Je suis consciente de l’image que cette situation a donnée. C’est une mauvaise pratique du passé, je l’ai poursuivie et c’est une erreur”, a-t-elle pour autant concédé.

“Ce que cette question illustre, c’est l’opacité de la composition des cabinets, estime Marie Göransson. Celle-ci est à la discrétion des ministres et la transparence n’est pas toujours de mise, loin s’en faut. A mes yeux, il y a des cas encore plus problématiques. Une ministre de l’Energie engage des gens de chez Engie, qui prennent congé pour cette période mais retourneront ensuite dans l’entreprise. Un ministre des Pensions en fait de même avec un expert venant d’une compagnie d’assurance privée. Une fois cette période de travail au sein du cabinet terminée, ceux-ci retournent d’où ils viennent avec la connaissance de dossiers potentiellement sensibles, quand ils n’ont pas contribué à servir les intérêts de leur entreprise dans des négociations, en sachant qu’ils y retourneront.” En l’occurrence, les exemples concernant Engie ou une compagnie d’assurance ne sont pas forcément des cas de politique fiction…

Dans le brouhaha relatif à ces révélations, des voix s’élèvent pour demander une suppression des cabinets ministériels. Là non plus, ce n’est pas une nouveauté. Il fut déjà question à plusieurs reprises de les supprimer purement et simplement. En vain. “C’est d’ailleurs un débat qui est revenu de façon régulière depuis le début du 20e siècle, sourit Marie Göransson. Les premiers cabinets ministériels ont vu le jour en 1912 mais on parlait déjà de les supprimer en 1915.”

Une révolution avortée

Lorsqu’il arrive au 16, rue de la Loi, en 1999, le libéral flamand Guy Verhofstadt envisage rapidement la suppression d’un système qu’il juge anachronique. A ses côtés, le socialiste flamand Luc Van den Bossche est affublé du titre de “ministre de la Modernisation de l’administration”. Mais ce grand élan n’aboutira pas, après avoir pourtant été initié concrètement. “Cette histoire est finalement assez amusante et illustre la difficulté de réformer le système”, dit notre interlocutrice.

Le plan Copernic, comme on le baptise alors, vise avant tout à mettre en œuvre une révolution véritablement copernicienne. Objectif? Améliorer les services que l’administration fournit aux citoyens ainsi que les conditions de travail et les perspectives de carrière des fonctionnaires. “Le principe de cette réforme est que le citoyen occupe une place centrale au sein de l’Etat, précisait le texte motivant le projet. L’administration doit lui offrir les services de qualité auxquels il a droit. Elle doit donc évoluer avec son époque et s’adapter aux réalités de la société contemporaine.” Tout un programme!

“Qui a négocié la réforme? Les cabinets eux-mêmes! Or, c’est difficile de demander à une structure de se saborder…”

Parmi les décisions, le texte évoque explicitement “la suppression des cabinets ministériels, de manière à donner davantage de responsabilité à l’administration et à rendre son travail plus efficace”. Les Services publics fédéraux (SPF) deviennent le symbole concret de ce revirement. “L’idée était alors de supprimer les cabinets ministériels pour les remplacer par des ‘cellules stratégiques’ au sein de l’administration, raconte Marie Göransson. Celles-ci sont composées d’experts pour préparer le travail politique, analyser et évaluer les initiatives en cours, baliser le chemin à parcourir. Des ‘conseils stratégiques’ devaient également voir le jour, sortes de mini-cabinets composés de hauts fonctionnaires, mais ceux-ci, par contre, ne verront jamais le jour.”

La réforme s’effondrera comme un château de cartes sous la législature suivante, avec Marie Arena (PS) à la Fonction publique. Les cellules stratégiques gardent le nom mais redeviennent les cabinets d’antan. “Forcément , analyse la spécialiste en management public de l’ULB. Car qui a négocié la réforme? Les cabinets eux-mêmes! C’est difficile de demander à une structure de se saborder…”

Un élément important changera en partie la donne: le système des mandats dans les administrations (limitant les fonctions à vie) a amélioré leur direction. “A la tête de celles-ci, on a des gens de grande qualité, dit Marie Göransson. Mais la logique des rapports entre politique et fonction publique complique les choses.”

Deux mondes différents

L’échec de la réforme Copernic a accéléré le cercle vicieux d’antan. Frank Van Massenhove, qui a dirigé le SPF Sécurité sociale durant 17 ans, exprimait encore dans Le Soir du 5 mai dernier son espoir d’une suppression des cabinets. “Mais on a pris la direction opposée, regrette-t-il. Si les ministres sont aujourd’hui contraints d’aller chercher des compétences ailleurs que dans l’administration, c’est parce qu’on a investi dans les cabinets et désinvesti dans l’administration. Ce n’est pas un investissement dans l’intérêt général. Dans un cabinet, on investit dans une personne qui reste trois ou quatre ans puis s’en va. Et la particratie joue à plein.”

Le monde politique et la fonction publique, ce sont de plus en plus deux mondes qui s’affrontent, avec deux logiques et deux vitesses de fonctionnement différentes. “Six mois avant les élections, tout le monde est tourné vers la campagne électorale, résume Frank Van Massenhove. Des gens comme Joëlle Milquet en ont fait les frais.” Alors ministre francophone de l’Education, l’ancienne présidente humaniste avait dû démissionner en raison de soupçons de recrutements partisans au sein de son cabinet ministériel, précisément en vue de la campagne – des allégations que la justice n’a pas pu démontrer à ce jour.

“Pour servir les intérêts des partis, on n’a rien trouvé de mieux à ce jour que les cabinets ministériels.”

Tout récemment, un autre exemple finalement comparable a défrayé l’actualité: la démission de Sarah Schlitz, secrétaire d’Etat Ecolo, après l’utilisation de son logo personnel pour une campagne de communication politique, une “affaire” aggravée par des errements de la communication au sein de son cabinet – comparant la N-VA aux nazis – et des mensonges au Parlement.

Frappée par le fait qu’un haut fonctionnaire comme Frank Van Massenhove revienne avec un tel constat, Marie Göransson prolonge: “Dans les cabinets ministériels, on est attentif en permanence aux implications politiques des décisions prises. Cela dit, des responsables de l’administration pourraient à la limite y être attentifs également. Mais la complexité de l’Etat impose des concertations permanentes entre cabinets ministériels, y compris entre différents niveaux de pouvoir. Les partis sont devenus l’élément structurant de l’organisation de l’Etat et peuvent être fragilisés d’un niveau à l’autre”. Pour servir les intérêts des partis, on n’a rien trouvé de mieux à ce jour que les cabinets ministériels. D’où ces relations complexes. Des liaisons dangereuses.

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