Bruno Colmant: “Les Etats-Unis pourraient provoquer un nouveau coup d’Etat monétaire”

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

L’économiste, qui publie un nouvel ouvrage sur la monnaie, s’inquiète de la disproportion de la dette américaine. Et il annonce l’Etatisation du système monétaire et bancaire comme corollaire à la sauvegarde de nos politiques sociales.

“C’est un peu comme un second doctorat.” Bruno Colmant est un rien ému en nous présentant son essai La Monnaie: entre néolibéralisme et Etat, un choix politique, qui vient de paraître chez Fayard. Un livre impressionnant, qui traverse certaines thématiques déjà abordées par l’auteur mais qui par le truchement de l’histoire de la monnaie et de ceux qui ont essayé de la penser (Gesell, Fisher, Marx, Keynes, Hayek), esquisse aussi son futur possible.

TRENDS-TENDANCES. Si quelqu’un dans la rue vous demandait comment définir la monnaie, que répondriez-vous?

BRUNO COLMANT. Je dirais que c’est une convention, un symbole qui progressivement s’est transformé en un actif et qui structure les rapports sociaux. En résumé, c’est un symbole qui structure une société.

– Quand on pense à la monnaie d’avant, on pense aux pièces d’or. Ont-elles été la première monnaie?

Non. Les premières monnaies sont nées avec l’échange et on a donc dû symboliser la monnaie par un bien. L’or n’est pas arrivé tout de suite. Mais comme il fallait trouver un bien qui conserve sa qualité, qui ne soit pas trop pondéreux et qui soit rare, l’or a été considéré à partir de l’Antiquité comme un référentiel absolu, l’argent arrivant un peu plus tard. Alexandre Le Grand a été le premier unificateur monétaire. Sous les Grecs, les premières pièces de monnaie ont commencé à être frappées pour, au-delà de la rareté du métal, leur donner un attribut étatique.

La monnaie, dites-vous, c’est à la fois un stock et un flux. Comment expliquer cette double nature?

Il y a eu deux grandes écoles dans l’histoire de la monnaie: l’une (la currency school) présupposait que toute représentation monétaire devait être garantie par de l’or, de l’argent ou un bien qui devait être conservé par l’Etat. La monnaie était un stock. L’autre (la banking school) disait en revanche que la monnaie pouvait être créée par un flux.

“Initialement, en créant l’euro, on a placé une sorte de couvercle sur l’économie.”

Le stock de monnaie, c’est la monnaie émise par les banques centrales: on peut le mesurer, comme si l’on comptait les pièces et les billets. Le flux part de l’idée que tout octroi d’un prêt demande un dépôt. Et une fois le prêt octroyé grâce à un dépôt, ce prêt devient immanquablement le dépôt de quelqu’un d’autre, pouvant générer de nouveaux prêts. Cela crée un flux qui circule dans l’économie mais qu’on arrive difficilement à appréhender parce que la vitesse de circulation dépend de l’Etat de l’économie. Lorsqu’on est en période de forte croissance, le flux monétaire devient de plus en plus vibrionnant et de plus en plus rapide. C’est une rivière qui devient une cascade. Mais quand arrive la décroissance, la cascade se mue en lac.

Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est l’augmentation phénoménale de la quantité de monnaie.

Ce qui s’est passé depuis 10 ans, et qui était presque impensable depuis la Seconde Guerre mondiale, est que les banques centrales ont commencé à créer de la monnaie garantie par l’endettement des Etats. Les Etats, au lieu de s’endetter avec l’épargne qui existait préalablement, ont cédé leur dette publique à des banques centrales qui, en contrepartie, ont émis de la monnaie. Cette monnaie créée est donc garantie par les Etats. Cela a été réalisé parce que si l’Etat avait dû, devant cet endettement public croissant, prélever de l’épargne existante, celle-ci aurait peut-être été insuffisante pour à la fois satisfaire des besoins de l’Etat et ceux du secteur privé.

La dette est l’autre face de la monnaie?

On peut l’expliquer par le bilan des banques centrales: elles ont à l’actif la dette publique et au passif la monnaie qu’elles ont émise. Un Etat a, lui, à son passif de la dette et à son actif la croissance économique à venir. Quand on consolide Etat et banque centrale, il reste la croissance à l’actif et la monnaie au passif. La monnaie est donc indirectement garantie par la croissance économique.

Parlons de l’euro. C’est pour vous une création néolibérale. Pourquoi?

Aujourd’hui, l’euro est utile parce que la création d’euros par la banque centrale permet de solder l’endettement des Etats providence. Finalement, l’euro a donc un but social. Mais ce n’était pas son objectif initial. Initialement, en créant l’euro, on a placé une sorte de couvercle sur l’économie, couvercle en dessous duquel le travail devait être mobile pour s’ajuster à la fermeté de la monnaie. Comme aux Etats-Unis, où l’absence de protection sociale permet cette mobilité. Et l’autre phénomène est que, avec l’euro, sont venus des critères de convergence (des limites à l’endettement et au déficit), dont on savait, lorsque l’on a signé le traité de Maastricht, qu’ils ne pourraient être respectés que si l’on démantelait les systèmes sociaux. Car le vieillissement de la population allait immanquablement augmenter les dépenses sociales. Mais l’incompatibilité de l’euro à l’égard de cette vision est que l’Etat providence rend le facteur de production travail immobile. Aujourd’hui, l’euro est utilisé pour financer l’Etat social. On a renversé la situation.

Quant au dollar, vous pensez que nous pourrions être à la veille d’un nouveau coup d’Etat monétaire des Etats-Unis?

Les Etats-Unis en ont déjà provoqué plusieurs. Dans les années 1930, lorsque Franklin D. Roosevelt a interdit aux particuliers de conserver de l’or pour pouvoir dévaluer le dollar qui était garanti par un poids en or. En 1971, lorsque Richard Nixon met fin à la convertibilité du dollar en or et aux accords de Bretton Woods. On se souvient de la phrase du secrétaire d’Etat au Trésor de l’époque, qui a dit aux Européens: “le dollar est notre monnaie mais c’est votre problème”. Le troisième a eu lieu en 2008, quand les Américains ont déversé sur le reste du monde tous leurs crédits toxiques. Si la crise s’était déclarée en 2011 plutôt qu’en 2008, tout le système bancaire européen aurait été mis par terre et les Américains auraient sauvé le dollar au détriment de l’euro.

L’arrivée des monnaies digitales des banques centrales est la preuve absolue que la monnaie s’étatise.”
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On s’acheminerait vers un nouveau coup d’Etat monétaire?

Oui, les Etats-Unis pourraient provoquer un quatrième coup d’Etat monétaire. Ils ont plus de 33.000 milliards de dettes publiques, cela représente un tiers du PIB mondial. Cette dette est détenue à 75% aux Etats-Unis, notamment parce qu’une grande partie a été monétisée par la Banque centrale. Mais le solde pourrait faire l’objet un jour d’une dépréciation, à l’image de celle réalisée par Nixon en 1971. Car aujourd’hui les Américains ont une présence par le dollar qui est tout à fait excessive. Leur population représente 4% de la population mondiale, mais leur dette pèse un tiers du PIB mondial et le dollar est présent dans 60% des transactions mondiales. Cette disproportion m’inquiète.

“L’arrivée des monnaies digitales des banques centrales est la preuve absolue que la monnaie s’étatise.”

Votre ouvrage propose aussi une thèse: nous nous acheminons vers une étatisation de la monnaie.

C’est le véritable objet de ce livre. Les besoins de l’Etat vont continuer à croître pour financer la transition énergétique et les dépenses sociales, en raison du vieillissement. Ces dépenses ne pourront être financées que par l’endettement parce qu’on ne voit pas très bien comment on pourrait encore lever encore davantage d’impôts. Le rôle que jouent les banques centrales va donc devoir être répliqué par les banques commerciales dont les Etats ont la charge de la régulation. Nous pouvons dès lors nous attendre à ce que les banques doivent porter une dette publique de plus en plus importante, à des taux d’intérêt très bas. Nos dépôts seront donc également très faiblement rémunérés. La tutelle étatique sur les banques va devenir de plus en plus forte. Elle pourra prendre différentes formes: des formes fiscales, des obligations réglementaires accrues, etc. Lorsqu’un Etat devra trouver 100 ou 200 milliards, il demandera à l’ensemble de ses banques de les financer, et il remboursera cette dette à des taux négatifs après inflation. Nos dépôts pourront être utilisés, au travers des banques, pour financer l’Etat qui ne sera donc plus financé par la Banque centrale européenne. Cela conduira à ce que j’appelle l’étatisation du secteur bancaire. Ce processus est d’ailleurs déjà en cours au Japon. Et je pense que cette étatisation est inhérente aux Etats qui auront des politiques sociales très fortes.

Et pour aider à cela, la future monnaie pourrait changer, devenant une monnaie fondante (qui perd de sa valeur avec le temps) et digitale?

L’arrivée des monnaies digitales des banques centrales est la preuve absolue que la monnaie s’étatise. Nous allons pouvoir ouvrir un compte indirectement auprès de la Banque centrale européenne dont la monnaie sera garantie elle-même par de l’endettement public. C’est un circuit qui renationalise l’épargne pour financer les Etats. Et la monnaie du futur pourrait être alors une monnaie où l’Etat reprendrait le contrôle, et qui se rapprocherait de la monnaie comme stock plutôt que flux. On peut comprendre que le flux va se tarir si l’on accepte l’idée du souverainisme financier qui rend les pays de plus en plus insulaires en termes monétaires. Et l’on peut imaginer en même temps une monnaie fondante, dont la valeur se modifie en fonction de l’utilité sociale ou de l’objectif des Etats en termes de consommation ou en vertu des actes que l’on pose. Une idée développée par l’économiste méconnu Silvio Gesell, né en 1862 à Saint-Vith. Par le passé, on a observé des expériences de monnaies fondantes basées sur la reconnaissance d’actes citoyens: on recevait de la monnaie fondante si l’on nettoyait son trottoir ou si on plaçait des fleurs à son balcon… La monnaie a revêtu tellement de formes dans l’histoire qu’il serait insensé de croire que nous sommes arrivés au point culminant de sa formulation.

Profil

· Bruno Colmant est né en 1961

· Il est docteur en économie (depuis 2000) et enseignant (UCLouvain, Solvay, Vlerick)

· Il entre en 2009 à l’Académie royale de Belgique

· Il a eu une grande carrière dans le privé (ING, Bourse de Bruxelles, Ageas, Roland Berger, patron de Degroof Petercam…)

· Et il est l’auteur d’un très grand nombre d’ouvrages d’économie, de finances, d’essais et d’ouvrages littéraires

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