Pierre Wunsch : “Elon Musk n’aurait pas pu faire Tesla à partir de l’Europe”


Pierre-Henri Thomas Journaliste
Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Briguant un second mandat à la BNB, le gouverneur Pierre Wunsch ne veut pas cautionner des marchés qui s’attendent à une baisse des taux en mars. Et il s’interroge sur cette culture européenne qui préfère souvent la stabilité et le consensus à la disruption.

Nous avons rencontré le gouverneur de la Banque nationale de Belgique (BNB) Pierre Wunsch alors que le gouvernement n’avait pas encore formellement pris la décision de renouveler son mandat. L’entretien a été l’occasion de discuter de sujets dépassant largement le cadre de la stricte politique monétaire et de parler notamment de la manière dont il aborde son rôle de gouverneur. “Avec mes antécédents, un doctorat en économie, une expérience de huit ans dans divers cabinets ministériels, une expérience dans le privé (chez Tractebel, Ndlr), mon job de gouverneur me permet de valoriser ces expériences finalement très diverses”, dit-il, ajoutant: “De nombreux économistes ont une idée claire de ce qu‘il faut faire. Mais avec ces années dans les cabinets, j’ai parfois un meilleur sens de ce qui est politiquement réalisable”.

TRENDS-TENDANCES. Vous êtes considéré, au sein du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, plutôt comme un faucon. C’est juste ?

PIERRE WUNSCH. On me classe en effet comme tel. J’étais davantage “colombe” au début, mais les faits changent et vous changez d’avis. Cette réputation est un peu liée au fait que j’ai été en désaccord avec les décisions du collège des gouverneurs deux fois en 2021. Je ne le regrette pas. Il y a un consensus aujourd’hui pour dire que les forward guidances (les orientations futures de la politique monétaire, Ndlr) d’alors étaient un peu trop agressives, raison en partie pour laquelle nous avons réagi trop lentement. Et le dernier cycle d’assouplissement quantitatif décidé en décembre 2021, alors que l’inflation était déjà à 5 %, ne se justifiait vraiment pas.

Et aujourd’hui, la situation est inverse. Les marchés tablent même sur une première baisse des taux en mars.

Si l’inflation diminue, nous irons dans ce sens à un moment donné. Mais après quatre années d‘inflation supérieure à 2 % (en 2021,2022,2023 et encore en 2024, où la Banque centrale européenne prévoit une inflation de 2,7% pour la zone euro, Ndlr), nous ne devons pas crier victoire trop tôt. Les marchés ont tendance à réagir de manière un peu excessive. Même si nous pensons que cela va dans la bonne direction, il ne faut pas le dire trop fort. Notre attention se porte sur l’évolution des salaires. Les négociations se poursuivent aujourd’hui avec un objectif d’une progression des salaires dans la zone euro de l’ordre de 4,5 à 5 %. Cela n’est pas compatible avec notre objectif de 2 %. Certains de mes collègues disent qu’il y a un risque énorme que nous en fassions beaucoup trop. Je ne suis pas de cet avis. Nous avons une prévision qui va jusqu’à 2 % d’inflation en 2025. Elle dépend d’une modération de la croissance des salaires et d’une réduction de la marge bénéficiaire des entreprises (pour que les entreprises absorbent en partie la hausse des salaires plutôt que d’augmenter leurs prix, Ndlr). C’est un scénario de base raisonnable. Et dans ce scénario, nous ne devrions plus augmenter les taux d’intérêt, à moins d’un choc. Mais de là à en déduire que l’on va commencer à réduire les taux en mars…

Quand on regarde l’économie belge, on voit un paysage bizarre : les indices de confiance des ménages sont en hausse, mais ceux des entreprises ne sont pas bons. Pourtant, les investissements des entreprises ont augmenté de 8,6% cette année et devraient encore progresser de 4,7% l’an prochain.

On observe en effet un décalage plus important que d’habitude entre les indicateurs de confiance et la croissance. Si l’on regarde les chiffres des directeurs d’achat des entreprises, nous devrions être en récession depuis un an. Mais définir ce qui se passe au niveau de l’investissement n’est pas facile. Et franchement, nous n’avons pas de bonnes explications. En partie, il y a le fait que les entreprises avaient une très bonne rentabilité (elle a baissé depuis), et avaient accumulé beaucoup de liquidités. Elles ont peut-être emprunté un peu trop parce que c’était bon marché. Elles ont donc eu beaucoup de ressources internes à investir. L’autre partie de l’histoire pourrait être que lorsque vous ne trouvez pas de travailleurs, que l’énergie coûte plus cher, que vous anticipez le fait que l’Etat va devoir améliorer ses finances et devra à un moment aller chercher de l’argent chez vous, vous songez à augmenter votre productivité et donc à investir.
Quant à la différence de confiance entre ménages et entreprises, je l’explique par l’incertitude géopolitique qui touche davantage les entreprises. Elles sont confrontées à des risques multiples : climat, crise de l’énergie, crise géopolitique, etc. Et si vous regardez les médias et la presse, tout est sombre.


Nous ne devrions plus augmenter les taux d’intérêt, à moins d’un choc. Mais de là à en déduire que l’on va commencer à réduire les taux en mars…”

Il y a une responsabilité des médias ?

Ce que je constate, et c’est personnel, c’est que vous avez de moins en moins de contrôle sur votre message. Parfois, je relis un article, je suis satisfait. Puis un titre, qui n’a parfois presque rien à voir avec l’article, apparaît pour que les gens cliquent. Et si les politiciens commencent à tweeter sur le sujet sans avoir lu l’article, le message est perdu.

Vous adaptez votre stratégie de communication à cette nouvelle réalité ?

C’est difficile. Nous essayons vraiment de trouver un langage équilibré. Et c’est aussi le rôle d’une institution comme la Banque nationale d’expliquer que le monde est complexe. Cependant, s’il faut toujours aller très vite à l’essentiel des tweets et des titres, ce n’est plus possible, surtout dans une société qui se polarise de plus en plus.
Je vais prendre l’exemple du climat. Nous avons décidé que la BCE serait beaucoup plus ambitieuse en matière de climat que les autres banques centrales. Mais ce que nous faisons est finalement limité, presque symbolique. Nous avons un peu verdi nos achats de titres, pour 2 % de notre collatéral. Je n’étais pas très convaincu par l’idée que les banques centrales jouent un rôle dans l’efficacité allocative, mais nous avons pris la décision et nous le faisons. Or, des ONG en Belgique mènent une campagne active contre mon second mandat. Pourtant, j’ai consacré ces deux ou trois dernières années à lire énormément sur le climat. Je pense qu’il faut faire des choses en la matière, je travaille beaucoup sur le sujet. J’ai plaidé pour une taxe carbone, j’ai plaidé pour un prix carbone, j’ai fait un mémoire sur l’économie de l’environnement il y a 30 ans. J’ai une certaine reconnaissance internationale : le Peterson Institute m’a invité en juin à Washington pour le discours d‘ouverture d’une conférence sur le climat, avec ensuite une interview avec l’économiste Jean Pisani-Ferry, qui est plutôt de centre gauche. Mais si vous n’êtes pas à 100 % d’accord avec certains militants, vous êtes dans le mauvais camp. Car désormais, pour avoir un impact dans les médias, il faut s’attaquer à la personne, il faut désigner un ennemi. C’est le fonctionnement de notre société et c’est un peu inquiétant.

Je crois qu’il faudra se poser un moment la question: ne sommes-nous pas en train de mettre trop de freins au dynamisme des entreprises ?

On observe généralement qu’en période de crise, et cela a encore été le cas cette fois-ci, la Belgique résiste mieux que ses voisins grâce à ses stabilisateurs automatiques, à l’indexation automatique des salaires et au soutien budgétaire des pouvoirs publics. Mais on observe aussi que lorsque la crise est finie, il n’y a pas de mesures en sens inverse. Est-ce tenable à long terme ?

Il faut en effet que ce soit symétrique. Si nous voulons en faire plus en période de crise, nous devons reconstituer nos réserves. En fait, nous l’avons fait par le passé. Des gouvernements précédents ont pris des mesures pour rectifier la situation, restaurer la profitabilité des entreprises. Cela a permis d’absorber une indexation automatique importante sans trop de problèmes. En ce qui concerne les finances publiques, la Belgique a été pendant des années un des rares pays à avoir dégagé un excédent primaire de plus de 5% de son PIB. Les spécialistes des finances publiques le savent, même au niveau mondial ! Avant la crise du covid, notre déficit s’était rapproché de zéro. Il faut reprendre cette trajectoire, mais cela semble de plus en plus difficile en raison de la fragmentation du paysage politique.

Lors de la prochaine législature, vous devrez donc continuer à mettre chaque année en garde contre le dérapage des finances publiques ?

Je ne suis pas seulement gouverneur, je préside aussi le Conseil supérieur des finances. C’est donc mon rôle, que j’essaie de jouer d’une manière calme et équilibrée. Je répète à chaque fois que nous n’allons pas être en faillite dans deux ans, mais ce n’est pas une excuse pour ne rien faire. Car au bout du compte, si nous ne faisons rien, nous nous heurterons à un mur et le coût de l’assainissement, de la remise en état, pèsera beaucoup plus lourdement sur les gens, et plus spécialement sur les plus vulnérables. Agir le plus tôt sera le mieux. Nous pourrons répartir l’effort dans le temps, avec moins d’impacts négatifs sur les gens.

L’Allemagne et les Pays-Bas ont des déficits clairement en dessous de 3% (…) Si c’est faisable chez eux, cela doit l’être chez nous.

Les recommandations de ­l’Europe sur notre budget pourraient demander à la prochaine législature un effort de 25 milliards ?

Cela dépend de l’ambition que nous voulons avoir, mais effectivement, à politique inchangée, le déficit augmente d’année en année d’environ 0,4 %, donc de 2 milliards par an. Donc, sur une législature, il faut déjà 10 milliards juste pour stabiliser le déficit. Alors on me demande si nous avons les moyens de faire cet effort. Je ne peux pas dire ce qu’il faudrait faire. Mais je peux dire que nous avons ces dernières années un problème, qui est que les dépenses publiques augmentent systématiquement plus rapidement que la croissance. Et cela mène mathématiquement à une impasse. L’Allemagne, pays où il existe aussi comme chez nous des inégalités régionales élevées, et les Pays-Bas ont des déficits clairement en dessous de 3%. Leurs économies tournent. Ce ne sont pas des déserts sociaux. Si c’est faisable chez eux, cela doit l’être chez nous.

Laisser les problèmes en jachère n’est pas propre à la Belgique. La présidente de la BCE Christine Lagarde, à l’issue du dernier conseil des gouverneurs de l’année, a fustigé “un certain niveau de procrastination” de l’Europe sur certains dossiers “en suspens depuis bien trop longtemps et essentiels pour soutenir la compétitivité de la zone euro. Qu’il s’agisse de l’union des marchés de capitaux, de l’union bancaire ou de l’ensemble de l’union de marché et de la libre circulation des biens et des services, il reste encore beaucoup de progrès à faire”, dit-elle. Cela vous inquiète aussi ?

Ce discours était voulu. Nous en avons discuté au collège des gouverneurs. Nous nous rendons compte, en Belgique certainement, que nous allons de plus en plus buter contre des contraintes démographiques. Nous avons l’enjeu climatique. Nous avons décidé d’être ambitieux. Mais cela pèsera sur notre potentiel de croissance, car il s’agit d’un choc de productivité négatif.
En Europe, nous aimons jouer la carte de la sécurité, de la stabilité. Je crois que nous ne sommes pas bons dans les industries disruptives parce que nous n’aimons pas la disruption. Or le progrès technique – intelligence artificielle, Gafa, etc. – est de plus en plus disruptif. Mais l’Europe peine dans cette direction car elle aime les choses qui sont prévisibles, sous contrôle, consensuelles. On peut le respecter. Mais peut-on en même temps vouloir être la région la plus innovante du monde ? Je crois qu’il faudra se poser un moment la question : ne sommes-nous pas en train de mettre trop de freins au dynamisme des entreprises ? Peut-être la réponse est-elle non, et tant pis si nous ne sommes pas les premiers sur la balle. Mais j’ai l’impression que nous voulons parfois tout et son contraire.
Je me souviens d’un article dans la Harvard Business Review qui posait cette question : la mode est au management consensuel, au “manager coach”, mais lorsque l’on regarde les entreprises les plus performantes, leur style de management est exactement inverse. Comment cela se fait-il ? Prenez Elon Musk. Il a fait ses affaires aux Etats-Unis puis est venu en Europe où il est désormais en confrontation avec les syndicats suédois et allemands. Elon Musk aurait créé son business au départ de l’Europe, il n’aurait pas fait Tesla, ou en tout cas pas à sa manière.

Il y a un débat sur la facilité de dépôt et la rémunération, aujourd’hui à 4%, des liquidités excédentaires des banques ? Certains considèrent cela comme un cadeau aux banques et voudraient relever le taux des réserves obligatoires, non rémunérées, que les banques doivent déposer auprès de l’Eurosystème. Vous êtes dans quel camp ?

Je pense qu’il faut sérier les débats. S’il faut réduire les liquidités excédentaires, la première chose à faire est de regarder le PEPP (le “pandemic emergency purchase programme”, programme d’achat de titres lancé en mars 2020, Ndlr) et de regarder à quel rythme il faut réduire les liquidités.
Mais si on augmente le taux des réserves obligatoires, c’est une forme de taxe sur les banques : elles recevaient 4% ; elles recevront zéro. La BCE peut taxer les banques, mais je crois que cela relève plutôt de gouvernements élus. J’ai passé du temps pour expliquer que la Banque nationale faisait des pertes parce que notre objectif était d’arriver à 2% d’inflation sans considération pour l’impact de nos instruments sur nos résultats. Maintenant, je devrais expliquer que nous ne pouvons pas faire trop de pertes ? La prochaine fois que nous ferons un quantitative easing, les banques se diront : les banques centrales prennent une grosse position en risque de taux, mais si cela se passe mal, elles vont nous taxer. On doit donc être très prudents. Je pense donc qu’il faut définir les règles d’engagement, et que taxer les banques, tout comme taxer le CO2 d’ailleurs, relève du politique.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content