La sidérurgie wallonne n’est pas morte!

Oleg Bagrin © BelgaImage

Le patron du groupe russe NLMK, propriétaire des sites de La Louvière et de Clabecq, explique sa stratégie mondiale et la place cruciale qu’y occupe la Belgique. Il annonce l’installation imminente à Bruxelles des quartiers généraux internationaux de NLMK.

Il ne paie pas de mine, Oleg Bagrin. Petit, prudent, pas un mot plus élevé que l’autre, il balaie tous vos clichés sur les oligarches russes. Cet homme modeste gère pourtant le groupe NLMK, qui emploie 55.000 personnes à travers le monde, dont 1.100 à Clabecq et La Louvière. Oleg Bagrin a choisi Trends-Tendances pour sa première interview à la presse belge.

TRENDS-TENDANCES. Vous avez conclu en 2014 un business plan de trois ans pour Clabecq et La Louvière. Quel bilan en tirez-vous à mi-parcours ?

OLEG BAGRIN. Il y a ce plan de trois ans mais nous sommes en Belgique depuis 10 ans. Au départ en joint-venture avec Duferco et seul depuis 2011. NLMK et la Belgique, c’est donc déjà un long voyage, avec des hauts et des bas. La première période fut centrée sur la croissance et ces dernières années, nous nous sommes plutôt concentrés sur l’efficacité, la compétitivité.

C’est l’objet de ce plan, négocié avec les syndicats et le gouvernement wallon. A mi-parcours, je peux vous annoncer que nous sommes en avance sur nos objectifs, en particulier en termes de volumes de ventes. Pour les bobines (produites à La Louvière et Strasbourg, Ndlr), nous misions sur 1 million de tonnes. Nous devrions atteindre cette année 1,4 million de tonnes. Soit 40 % au-delà de nos objectifs. C’est même supérieur à l’objectif pour 2017 !

Cela signifie-t-il que votre usine de La Louvière devrait renouer avec les profits dès cette année ?

L’objectif était de retrouver l’équilibre mais, au vu des premiers résultats, nous espérons dégager un bénéfice dès cette année, dans toute la filière des bobines. Ce n’était plus arrivé depuis 2009. Nous ne sommes peut-être pas encore complètement sortis du tunnel mais nous en voyons le bout.

Du côté des plaques, les ventes progressent de 10-15 % sur 2015 et 2016, en phase avec le business plan. C’est le chiffre global car si nos usines danoise (Dansteel) et italienne (Vérone) atteignent l’objectif, Clabecq, en revanche, est en retard.

Quelle est votre explication à ce retard de Clabecq ?

Clabecq est un cas intéressant. Deux mondes s’y côtoient, un ancien et un moderne avec le projet Quenching & Tempering (acier trempé et revenu, ce qui permet la fabrication d’acier à très haute valeur ajoutée, Ndlr), l’un des plus innovants en Europe. Nous y produisons de l’acier résistant à l’abrasion et à haute limite d’élasticité, demandé notamment dans la construction et l’extraction. La moitié de la production est exportée hors d’Europe, cela vous donne une idée de la compétitivité que nous avons atteinte…

Ce produit à très haute valeur ajoutée nous oblige à revoir notre manière de travailler. Nous avons construit des dépôts et des centres de services près des clients, en particulier près des sociétés minières, au Brésil, au Pérou ou à Singapour pour toucher l’Australie. Ce modèle est atypique dans la sidérurgie. On ne vend pas à la tonne mais à la plaque, à la pièce. Cela a pris du temps à nos équipes de pénétrer les nouveaux marchés, de mettre en place ce nouveau modèle, plus proche de la distribution. C’est vraiment neuf pour notre secteur. Grâce à cela, Clabecq se positionne de manière structurelle comme un exportateur. C’est intéressant pour la Belgique.

Les syndicats wallons ont la réputation d’entretenir une forme de “gréviculture”. Quel regard portez-vous sur eux ?

Depuis notre arrivée en Belgique, j’ai pu constater de gros changements positifs. Il y a 10 ans, vous pouviez penser que les syndicats contrôlaient pratiquement l’usine, qu’ils déterminaient combien de personnes devaient travailler et quelles tâches elles devaient exécuter. Et si vous leur demandiez “Pourquoi ?”, ils vous répondaient “Parce que nous avons toujours fait comme cela”.

Mais vous avez réussi à mener une importante restructuration…

Effectivement, une restructuration énorme : La Louvière employait 1.500 personnes et l’effectif a été ramené à 500. Malgré cela, nous n’avons pas connu de gros troubles sociaux. Pourquoi ? Parce que nous avons établi, je pense, une bonne relation de confiance, nous avons apporté des explications et assuré des échanges d’informations. La Chine exporte plus de 100 millions de tonnes d’acier, c’est comparable à ce qui est produit dans l’ensemble de l’Europe. Si nous voulons survivre dans ce monde, nous devons changer. Et quand je dis “nous”, j’englobe les employeurs et les travailleurs.

La crise nous a aidés. Chacun a pu voir des fermetures ou de fortes restructurations à Liège, à Gand, au Royaume-Uni, etc. Un sentiment d’urgence est né et nos relations sont devenues beaucoup plus constructives. Nous avons pu montrer à notre personnel comment des usines avaient besoin de 10 personnes quand nous employions 20 ou 30. Réduire les effectifs, ce n’est pas un rêve ou un souhait, bien entendu. Mais si des concurrents le font… Ensemble, nous avons pu instaurer des processus de fabrication plus rationnels, plus efficaces. Cela garantit leur futur et le nôtre. Nous sommes dans le même bateau.

Quand les syndicats acceptent des réductions d’effectifs, c’est souvent lié à des promesses patronales sur la modernisation de l’outil. Combien avez-vous investi à Clabecq et La Louvière ?

Notre part dans l’effort n’est pas seulement l’investissement. Nous devons rendre l’outil plus efficace mais aussi plus intéressant et plus sûr pour les travailleurs. Nous sommes parvenus à réduire les accidents de travail de 80 %, nous sommes revenus dans la moyenne européenne. Cette sécurité modifie l’approche du travail, l’attitude du personnel. Grâce à cela, la culture d’entreprise est totalement différente aujourd’hui.

J’en viens à votre question : sur l’ensemble de nos usines européennes, nous avons investi plus de 1 milliard d’euros. A La Louvière, nous avons investi environ 100 millions d’euros tandis qu’à Clabecq, la nouvelle ligne Q & T a coûté 130 millions. C’est plus que significatif, je pense. Mais il fallait aussi améliorer l’efficacité. Sans cela, rien ne vaut. Personne ne veut investir dans un business qui n’est pas efficace, compétitif et sûr. Nous avons bien avancé dans cette direction – les résultats à mi-parcours de notre business plan en attestent – et cela montre que nous pouvons avoir ici des outils sidérurgiques de classe mondiale. Nous considérons dès lors de nouveaux investissements en Belgique.

Avez-vous déjà déterminé quels seront ces investissements ?

Le groupe NLMK mène actuellement une réflexion stratégique sur l’ensemble de l’Europe. Elle aboutira l’an prochain et la Belgique en fait assurément partie. Mais nous annoncerons cela en 2017. Nos différentes usines ont gagné en efficacité ces dernières années et nous sommes donc globalement confiants dans les capacités de croissance du groupe NLMK.

Même durant la restructuration, nous avons investi une trentaine de millions d’euros par an pour des nouveaux projets ou l’entretien du matériel. La Louvière développe par exemple un projet d’augmentation du poids des bobines. Si nous produisons et vendons plus, c’est notamment grâce à cela.

Le groupe NLMK produit aujourd’hui 16 millions de tonnes d’acier, nous pourrions monter jusqu’à 20 millions tonnes d’ici 2020. Cela implique d’investir dans de nouveaux projets.

Le groupe va investir. Mais pas nécessairement en Belgique…

NLMK n’est pas juste une collection d’actifs mais vraiment un groupe intégré, ce qui, je pense, nous rend assez uniques. Notre groupe a vraiment été conçu comme un ensemble interconnecté, où chaque entité dépend des autres : la Russie dépend de la Belgique, les Etats-Unis dépendent de la Russie, etc. Si nous voulons de la croissance en Russie, nous devons en avoir ailleurs aussi car tout est interconnecté. Notre défi, en tant que management, est de parvenir à créer cet esprit d’appartenance à une seule et même compagnie tout en étant implantés dans sept pays différents.

Grâce aux gains d’efficacité de nos usines, NLMK est plus ouvert que jamais aux projets porteurs de croissance. En Europe, nous regardons en particulier différents marchés de niche, les aciers à haute valeur ajoutée. La Belgique jouera un rôle car elle est au coeur de l’Europe et permet un accès rapide à de nombreux pays. On le voit déjà avec les aciers Q&T à Clabecq. A La Louvière, nous avons relancé la production de Quarto 2, qui tournait au ralenti depuis 2008. La capacité a déjà augmenté de 150.000 tonnes cette année et cela va s’intensifier progressivement.

Donc vous êtes en Belgique pour longtemps…

Absolument. Nous allons d’ailleurs établir à Bruxelles les locaux de NLMK International, la nouvelle structure de management commune à toutes nos implantations à travers le monde. L’idée est d’intensifier la culture de groupe, de transférer les bonnes pratiques, d’échanger les expériences, etc.

Nous avons choisi la Belgique en raison, d’une part, de la proximité géographique avec nos usines européennes ; et d’autre part, de l’expérience réussie de La Louvière. En quelques années, l’usine est passée du statut de machine à perdre de l’argent à celui d’unité de classe mondiale en termes d’efficacité. Nous voulons utiliser cette expérience pour aider nos autres usines à suivre la même trajectoire.

Quand cet office international sera- t-il opérationnel ?

D’ici la fin de l’année. Nous avons déjà procédé à plusieurs engagements, notamment celui de Ben de Vos, qui dirigeait l’usine de La Louvière et qui deviendra le directeur de NLMK International (Europe et Etats-Unis). A terme, NLMK International devrait employer de 10 à 15 personnes à Bruxelles.

Et à Clabecq et La Louvière, quelles sont les perspectives d’emploi ?

Grâce à la rationalisation des processus, nous produisons aujourd’hui à peu près autant qu’avant la crise, avec des effectifs réduits de moitié. Un tel mouvement rencontre toutefois ses limites naturelles à un moment donné. Si le marché continue de croître, nous devrons envisager l’engagement de travailleurs ici en Belgique.

Le gouvernement wallon est votre partenaire à travers la Sogepa, qui détient 49 % des parts de vos sociétés en Belgique. Que pensez-vous de ce partenariat public-privé ?

Nous apprécions vraiment de travailler avec eux, surtout avec la nouvelle équipe de la Sogepa. Ce serait une erreur de les considérer comme une banque publique ou quelque chose comme ça. Ce sont des investisseurs professionnels. NLMK n’a pas besoin d’un partenaire financier spécifique : nous empruntons déjà à des taux très bas auprès des banques classiques.

La Sogepa est à nos côtés comme investisseur, elle a trois représentants au conseil d’administration. Nous avons travaillé ensemble sur le business plan. Elle nous apporte ses compétences très professionnelles en matière de finances, de commerce, de ressources humaines mais aussi bien entendu de relations avec les pouvoirs communaux et les sociétés majeures de transport. Ils nous conseillent aussi quant à la façon d’entretenir de bonnes relations avec les syndicats, sur les messages à délivrer aux travailleurs ou à l’opinion publique en Belgique. Ils ont vraiment une approche très pragmatique, qui nous aide beaucoup. Quand nous restructurons, quand nous modifions des habitudes, ce n’est pas juste une société étrangère qui le fait, c’est aussi le gouvernement wallon.

Avez-vous des relations similaires avec les autorités publiques dans d’autres pays ?

Non, c’est un cas unique pour nous. Et un bel exemple de la manière dont les partenariats public-privé devraient marcher.

Est-ce un avantage pour la Wallonie ?

Je le pense, oui.

Si les autorités wallonnes sont vos partenaires, les autorités européennes, en revanche, ont lancé une action anti-dumping contre NLMK. Comment réagissez-vous à cela ?

Nous nous considérons comme une société internationale. De taille moyenne peut-être, nettement plus petite qu’Arcelor-Mittal, mais internationale néanmoins, avec un réseau d’usines en Europe, qui produisent 3 millions de tonnes d’acier.

L’essentiel de notre production européenne est écoulée sur le marché européen, le cas de Clabecq étant une exception. Nous produisons aussi en Russie, bien entendu, mais nous exportons peu vers l’Europe car nous n’avons aucun intérêt à cannibaliser le marché de nos usines européennes. Je vous l’ai dit : notre groupe est très connecté, si des sites souffrent, les autres souffriront aussi.

Quand nous vendons en Europe, c’est donc à d’autres clients et jamais en pratiquant du dumping. Notre comptabilité en atteste, nous ne vendons jamais en dessous des prix du marché ou des coûts de production.

Les contrôleurs européens n’arrivent pas du tout à la même conclusion que vous…

Nous estimons être victimes de procédures inéquitables de la part de la Commission européenne. Nous avons été extrêmement transparents, nous avons mis tous nos chiffres à leur disposition, les contrôleurs ont visité nos usines et, après un an d’investigation, ils ont fini par invoquer l’article de non-coopération. Comme si nous avions refusé de coopérer durant tout ce processus. Cela nous paraît vraiment insensé. Résultat : avec des marges de dumping inexistantes, nous subirons, d’après la décision provisoire, une taxe d’importation de 36,1 % ce qui revient à fermer le marché européen pour nos usines russes.

Au même moment, la Chine – qui, elle, pratique des marges de dumping de 50 à 60 % – ne doit payer une taxe d’importation que de 15 ou 16 %. Aux Etats-Unis, le même acier chinois est frappé d’une taxe de plus de 500 % !

Si la décision finale de la Commission, attendue pour le mois d’août, confirme la taxe de 36,1 %, la contesterez-vous juridiquement ?

Oui, nous irons soit devant la Cour de justice européenne soit devant l’OMC. Et nous utiliserons tous les moyens légaux disponibles. Nous introduirons une plainte quant à la conduite de la délégation officielle de la Commission européenne durant leurs investigations.

La Commission devrait établir des standards de bonne conduite et de processus équitables. Comment pouvez-vous vous plaindre des pratiques en Chine, en Russie ou ailleurs, si vous-mêmes vous ne suivez pas les règles ? Les mesures anti-dumping sont un instrument économique, vous ne pouvez pas les utiliser comme un instrument politique.

Avez-vous l’impression que les investisseurs russes ne sont pas traités équitablement chez nous ?

Je n’irai pas jusque-là. Mais, dans notre cas, la Commission ne respecte pas ses propres standards de gouvernance. Cela abîme la confiance et, vous le savez, la confiance est indispensable pour développer le business et les investissements.

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE DE CAEVEL

PROFIL

– 42 ans.

– Après son diplôme en économie de l’Université de Management de Moscou, il a décroché un MBA à Cambridge.

– Il rejoint le comité de direction de NLMK en 2004 (il a alors tout juste 30 ans), ainsi que le comité stratégique du groupe.

– Il est président (CEO) de NLMK depuis 2012.

– Oleg Bagrin est également président de la société d’investissement Libra Capital et administrateur de la compagnie ferroviaire Freight One.

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