Changement de paradigme pour le capital-investissement

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Le nombre d’opérations de “private equity” va repartir à la hausse. Mais les gestionnaires de fonds vont vite comprendre que l’âge d’or est révolu.

Au cours de la dernière décennie, le capital-investissement s’est montré d’une redoutable efficacité. L’appréciation des valorisations des entreprises détenues en portefeuille et la largesse des conditions du financement de leur acquisition se traduisaient par des rendements élevés et par une étonnante accélération des afflux de fonds. Accroître l’efficacité des cibles acquises ne revêtait que peu d’importance. Par ailleurs, à mesure que les transactions se multipliaient, de plus en plus d’Américains intégraient, indirectement, le secteur: plus de 10 millions de personnes travaillent aujourd’hui aux Etats-Unis pour des entreprises détenues par des groupes spécialisés dans les levées de capitaux de gré à gré.

Mais les vents ont tourné l’an passé, quand les valorisations ont chuté et que l’effet de levier exercé sur les rendements par l’endettement s’est atténué. A l’été, beaucoup moins de transactions avaient été signées et celles qui, en des temps plus favorables, avaient été convenues à des prix élevés, ont commencé à paraître d’une inconséquence folle.

Le capital-investissement entre donc dans une nouvelle ère. Après des mois d’inactivité, le marché s’est remis au travail. Les incertitudes économiques continuent certes à creuser le fossé qui sépare les attentes des acquéreurs de celles des vendeurs, mais davantage d’opérations d’envergure ont été annoncées en mars qu’au cours de n’importe quel autre mois depuis mai de l’an dernier. Silver Lake, qui investit dans les secteurs technologiques, a repris la société de logiciels Qualtrics, pour plus de 12 milliards de dollars, dont 1 milliard a été financé par la dette (un levier timide, donc, mais une transaction tout de même).

L’industrie telle qu’elle se profile aujourd’hui n’aura plus rien de l’ogre qui dévorait tout sur son passage dans les années 2010. Les actifs n’afficheront sans doute plus la même croissance. La situation tourne en faveur des acheteurs prêts à se retrousser les manches et à améliorer l’efficacité des entreprises détenues.

Sachant que les fonds investis quand les choses tournent au ralenti sont souvent les plus rentables, certains gestionnaires sont frénétiquement en quête d’une destination pour leurs capitaux (avec la récession annoncée, ils espèrent faire de bonnes affaires). Ils ciblent donc des entreprises dont les valorisations ont souffert des relèvements de taux. Le 17 avril, THG, société britannique spécialisée dans le commerce électronique dont le titre a chuté de 90% depuis 2021, annonçait avoir reçu une offre non contraignante de la part d’Apollo, une grande firme de capital-investissement. En février, Francisco Partners, évinçant une série de concurrents, a racheté Sumo Logic pour 1,7 milliard de dollars, soit environ quatre fois son chiffre d’affaires annuel. En 2021, ce fournisseur de logiciels américain se négociait encore à plus de 15 fois son chiffre d’affaires. Bain Capital, une autre grande société de private equity, a créé un fonds de 2,4 milliards de dollars pour tirer profit de la nervosité du secteur technologique.

Les scissions redeviennent elles aussi populaires. Ce type d’opérations consistant, pour de grandes entreprises, à céder des actifs dont elles ne veulent plus, avait fortement diminué depuis la crise financière de 2007-2009. Mais vu la situation, les sociétés cherchent de plus en plus à se défaire d’actifs non essentiels, pour renforcer leur bilan. Selon la banque Goldman Sachs, le nombre de scissions décidées par des sociétés américaines a bondi d’environ un tiers en 2022.

Le problème est que les bonnes affaires d’aujourd’hui sont les mauvaises affaires d’hier. Il y a quelques années, on réfléchissait moins avant de s’engager. Or, acheter lorsque le marché est à son apogée est toujours une très mauvaise idée, tant en Bourse que dans le non coté. Un patron de fonds de private equity aime à rappeler à ses clients que les investisseurs qui ont acquis du Microsoft dans les mois qui ont précédé l’éclatement de la bulle internet, en 2000, ont dû attendre jusqu’en 2015 pour que leurs titres renouent avec leurs niveaux d’antan. Jusqu’à ce qu’un investissement soit revendu, son évolution est suivie trimestriellement.

Pour l’instant, les investisseurs dans des fonds de private equity ne semblent pas craindre d’importantes dépréciations. Mais des 1.100 milliards de dollars dépensés en rachats d’entreprises en 2021, un tiers l’a été dans des sociétés technologiques, alors valorisées au plus haut ; c’est vers elles que se tournent désormais tous les regards.

Charges d’intérêts élevées

Un risque particulier pèse sur les opérations anciennes, conclues par des fonds alors peu regardants, car le coût des emprunts à taux variable s’est dans l’intervalle envolé. Le rendement de l’indice Morningstar LSTA (celui des prêts à effet de levier, c’est-à-dire des prêts accordés à des entreprises très endettées) est passé de 4,6% il y a un an à 9,4% aujourd’hui. Bien que les achats plus récents aient été financés par des emprunts moins importants (en pourcentage de leur valeur), ils grèvent davantage les bénéfices à cause des valorisations élevées. D’où la corde raide sur laquelle certains fonds évoluent aujourd’hui.

L’accroissement des charges d’intérêts peut s’avérer plus dangereux encore pour les fonds qui détiennent des entreprises à la santé délicate. La chaîne de distribution alimentaire britannique Morrisons, rachetée par l’investisseur américain Clayton, Dubilier & Rice, a perdu, à cause de l’inflation qui grève le pouvoir d’achat de ses clients, des parts de marché au profit de concurrents moins chers. Or, selon le cabinet d’études CreditSights, la charge d’intérêts de Clayton & Co va être multipliée par plus de quatre en 2023. La situation pourrait être pire encore dans le secteur technologique, où nombre des grandes transactions signées ces dernières années ont été financées par des emprunts à taux variable.

Boucles d’or

Comme à chaque fois qu’un marché tourne au ralenti, beaucoup de fonds vont devoir se battre pour lever des capitaux. Reste aussi à savoir si les opportunités d’achat vont suffire à faire vivre un secteur qui s’est à ce point développé. Andrea Auerbach, partner au sein de la société d’investissement Cambridge Associates, se dit «très préoccupée au sujet des rendements réalisés dans les segments supérieurs du marché, où les gestionnaires sont moins nombreux, mais où les capitaux inexploités demeurent importants».

Les méga-fonds, qui ont levé plus de 5 milliards de dollars, sont beaucoup plus fréquents aujourd’hui que par le passé. Aux Etats-Unis, ils disposent ensemble de quelque 340 milliards de dollars, un montant que le levier de l’endettement pourrait permettre de multiplier par deux. Les plus optimistes au sein du secteur évoquent la taille des marchés boursiers: les Etats-Unis recensent quelque 1.100 entreprises rentables cotées en Bourse, dont la valeur se situe entre 1 milliard et 20 milliards de dollars. Soit une valeur combinée qui tourne autour de 6.000 milliards de dollars. Mais aussi imposant que ce vivier puisse paraître, les comités d’investissement en quête d’entreprises dites «boucles d’or» (qui conjuguent flux de trésorerie stables, pour pouvoir rembourser les dettes, et tarification appropriée sur des marchés concurrentiels) pourraient le trouver trop étriqué.

Vu ces changements de paradigme, les fonds de capital-investissement vont sans doute devoir diversifier leurs terrains de chasse. Au cours de la décennie écoulée, 40% des transactions ont consisté en la vente d’entreprises entre eux. Mais comme ces entreprises ne peuvent plus vraiment s’améliorer sur le plan opérationnel, elles séduisent aujourd’hui moins.

Au diable l’inefficacité

Les fonds de private equity qui échoueront à dénicher de bonnes affaires vont devoir, pour compenser, accroître la rentabilité de leurs investissements. Ils peuvent pour cela rémunérer plantureusement des gestionnaires venus de l’extérieur pour qu’ils augmentent les bénéfices et sabrent dans les coûts, tout en acquérant des entreprises susceptibles de fusionner avec des sociétés détenues. Peu de fonds se sont souciés d’exiger de telles améliorations opérationnelles ces 10 dernières années: la progression des valorisations par rapport aux bénéfices garantissait plus de la moitié des rendements, conclut une analyse du bureau de conseil Bain. Entre 2017 et 2022, les marges bénéficiaires n’ont assuré que 5% des rendements.

Le passage d’une stratégie financière à une stratégie opérationnelle ne fonctionnera pas de la même manière pour tous les fonds de capital-investissement. L’envolée des charges d’intérêts rend les nouvelles acquisitions plus onéreuses, et les transactions sont désormais passées au crible par les autorités en charge de la concurrence. Il se peut également que les stratégies de réduction des coûts qui font la réputation du secteur finissent par provoquer des réactions politiques, en particulier dans les segments sensibles comme celui des soins de santé.

Nul doute dès lors que les fonds de pension et les assureurs, grands investisseurs dans le private equity, vont opérer un sérieux tri, pour repérer les gérants qui méritent vraiment leurs honoraires élevés. La plupart des raiders (ces vétérans de l’explosion, dans les années 1980, de la finance à effet de levier) sont à la retraite depuis longtemps. Ils sont remplacés par des faiseurs d’argent professionnels, trop jeunes pour se souvenir des taux d’intérêt exorbitants qui ont marqué la préhistoire de leur secteur. Ceux qui sont en mesure de conclure de bonnes affaires, de même que les fonds dotés d’une grande expertise et soutenus par de nombreux professionnels de l’opérationnel, pourraient tirer leur épingle du jeu. En revanche, ceux qui, au cours de la dernière décennie, s’en sont remis aux hausses des valorisations et aux effets de levier à bon marché, sont certainement en bien plus mauvaise posture. The Economist

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