Philippe Lallemand, CEO d’Ethias: “Arrêtons d’être naïfs!”

Philippe Lallemand CEO Ethias © Isopix
Sebastien Buron
Sebastien Buron Journaliste Trends-Tendances

Comme en témoigne le chiffre d’affaires record enregistré l’an dernier, Ethias est une entreprise qui tourne à plein régime. Mais son CEO, Philippe Lallemand, avertit : selon lui, le secteur des assurances est confronté à des risques croissants et à un défi existentiel.

A l’évidence, Ethias a réalisé un bon exercice 2023 : le troisième assureur du pays a vu son encaissement augmenter de plus de 15 %, pour franchir la barre des 3 milliards d’euros. Le résultat net de 200 millions d’euros témoigne également de cette forte croissance. Mais Philippe Lallemand reste prudent. D’ailleurs, il organisera bientôt une grande consultation en interne sur ce que sera la position d’Ethias dans 10 ans. “Il est important de regarder vers l’avenir et de développer une vision forte pour le futur, dit-il. Nous vivons en effet dans un monde avec encore plus d’incertitudes. Le secteur des assurances est confronté à des risques croissants et à un défi existentiel.”

Le CEO songe par exemple à la nouvelle mobilité, qui exige des solutions différentes de celles de l’assurance automobile traditionnelle. Mais aussi aux cyber-risques, qui croissent en nombre et en ampleur et menacent de devenir impossibles à assurer. Sans oublier le plus grand défi, qui réside selon lui dans l’augmentation des catastrophes naturelles causée notamment par les changements climatiques (inondations, tempêtes, sécheresses, feux de forêt…).

Partenariat public-privé

La problématique n’est certainement pas à sous-estimer, surtout en Belgique. Les inondations survenues en Wallonie en 2021 ont fait pour près de 2 milliards d’euros de dégâts. Les assureurs ont couvert près de la moitié de ce montant et avancé le solde à la Région wallonne, dont le fonds des calamités manque d’argent. Conséquence logique de ce contexte marqué par l’incertitude : les assureurs du pays sont désormais confrontés à des augmentations de leurs primes de réassurance. Le gouvernement a certes relevé le plafond d’intervention des assureurs à 1,6 milliard d’euros, mais aucun accord n’a été conclu pour pouvoir indemniser les victi­mes au-delà de ce montant. La Banque nationale a prévenu qu’en l’absence de solution, les citoyens ne seraient plus en mesure de s’assurer contre de tels dommages, ou que leur assurance incendie risquerait de devenir impayable.

Que nul ne sache qui paiera les dégâts n’est pas vu d’un bon œil par les grands réassureurs internationaux. Au point de pénaliser les assureurs belges, estime Philippe Lallemand : “Les tarifs de réassurance d’Ethias ont grimpé de 50 % au cours des cinq dernières années. Cela met une pression sur les primes que nous facturons aux clients. Parce qu’en tant qu’assureur uniquement actif en Belgique, nous ne pou­vons pas répartir les risques entre différents pays ou régions. C’est pourquoi nous avons décidé, comme Ageas avant nous, de créer notre propre structure de réassurance. Il ne faut pas être naïf : le risque de voir certains clients ne plus pouvoir souscrire une assurance incendie est réel.”

C’est la raison pour laquelle Philippe Lallemand plaide pour un véritable partenariat privé-public entre les assureurs et les pouvoirs publics, afin que les dégâts causés par les catastrophes naturelles restent assurables. Beaucoup de choses sont possibles en matière de réglementation, d’urbanisme et d’octroi de permis de construire, comme le fait d’empêcher la construc­tion dans les zones inondables : “Les pouvoirs publics peuvent accomplir beaucoup dans le domaine de la prévention et faire en sorte que les dommages potentiels puissent être évités. Mais une solution belge ne suffit pas : l’Europe a également un rôle à jouer. Les catastrophes naturelles n’ont que faire des frontières nationales. Il doit y avoir une structure européenne qui puisse intervenir dans les cas de dommages considérables. N’attendons pas la prochaine catastrophe majeure, nous risquons de nous retrouver dans un désarroi total parce que le niveau de couverture ne sera pas suffisant. Il faut absolument trouver une solution à l’échelle européenne”, insiste Philippe Lallemand.

“Le risque de voir certains clients ne plus pouvoir souscrire une assurance incendie est réel.” – Philippe Lallemand

L’influence française chez Ageas

Philippe Lallemand CEO Ethias
(Mathieu Golinvaux / Isopix) © Isopix

Une autre nouvelle donne avec laquelle il faut désormais composer sur le marché de l’assurance en Belgique est l’entrée récente de la ban­que française BNP Paribas dans le capital du groupe d’assurance belge Ageas. Via BNP Paribas Fortis, les Français contrôlent déjà 25 % d’AG Insurance, importante filiale d’Ageas et première compagnie d’assurance du pays. Désormais, avec une participation d’environ 9 %, rachetée voici quelques jours au groupe chinois Fosun, le groupe bancaire français est aussi le principal actionnaire d’Ageas, devant la Société Fédérale de Participations et d’Investissement (SFPI).

L’opération n’a guère suscité de réactions, ni au niveau du secteur de l’assurance, ni au niveau du monde politique. Et pourtant, là aussi, il faut ouvrir les yeux, dit Philippe Lallemand : “L’histoire montre que lorsqu’un groupe français ou néerlandais prend le pouvoir dans une entreprise belge, ce n’est qu’une question de temps avant que le centre de décision se déplace à Paris ou à Amsterdam. La variable d’ajustement, c’est toujours la Belgique.”

Quelles sont en effet les intentions de BNP Paribas : va-t-il jouer de son influence et renforcer son emprise sur le marché belge ? “Arrêtons d’être naïfs !, s’exclame le CEO d’Ethias. La transaction est présentée comme une bonne chose pour l’actionnariat d’Ageas, qui se voit ainsi stabilisé. Mais BNP Paribas a sans doute d’autres objectifs en tête avec cette opération.”

Même si Ethias et Ageas ont avec la SFPI un actionnaire commun, l’entrée de BNP Paribas au capital d’Ageas ne change rien pour Ethias, estime Philippe Lallemand : “Sauf que nous mettrons plus en avant encore notre identité belge et notre modèle unique, dans lequel le fédéral et les Régions sont actionnaires. Vous ne trouverez pas de meilleur exemple de coopération au niveau belge.”

Selon Philippe Lallemand, il est impératif qu’un assureur comme Ethias ait son centre de décision en Belgique. “C’est crucial, d’abord d’un point de vue stratégique, car les décisions sont alors prises par des Belges attentifs aux intérêts locaux, expose-t-il. C’est crucial ensuite, économiquement parlant, dans la mesure où une compagnie d’assurance est un investisseur important. Ethias a investi 5 milliards d’euros dans l’économie belge. Nous sommes un partenaire majeur d’un secteur public en quête de financement pour des projets d’infrastructure, d’immobilier et de développement durable. Pensez à notre investissement dans le groupe Fluxys, en vue du transport d’hydrogène vert, ou à notre collaboration avec la SFPI dans Cityforward dans le but de transformer les bâtiments vétustes de la Commission européenne, à Bruxelles, en un quartier urbain durable comprenant un mélange de bureaux, de commerces et de logements.”

“L’histoire montre que lorsqu’un groupe français ou néerlandais prend le pouvoir dans une entreprise belge, ce n’est qu’une question de temps avant que le centre de décision se déplace à Paris ou à Amsterdam.” – Philippe Lallemand

Bien sûr, avoir des champions belges comme Ethias présente aussi un intérêt financier. Les actionnaires du groupe, l’Etat fédéral (via la SFPI), la Région wallonne (via Wallonie Entreprendre), la Région flamande et EthiasCo recevront cette année un dividende de 110 millions d’euros. “Le dividende versé par Ethias à ses actionnaires depuis 2017 s’élève à près de 700 millions d’euros au total. Ce n’est pas rien ! Ethias est, en termes de dividendes, la plus grosse participation en portefeuille tant de Wallonie Entreprendre que de la Flandre, et la deuxième de la SFPI”, souligne Philippe Lallemand.

Motiver les jeunes

Le patron d’Ethias discerne un dernier défi de taille : la digitalisation du secteur de l’assurance et la mise en œuvre de l’intelligence artificielle. “Il ne faut pas se faire d’illusions : des emplois vont dis­paraître, concède-t-il. L’IA permet de gagner en temps et en efficacité dans toutes les démarches administratives. C’est une véritable révolution. C’est pourquoi je souhaite réfléchir maintenant à la fonction et à l’interprétation de l’IA dans cette entreprise. Nous devons veiller à ce que cela ne devienne pas une histoire purement négative. Oui, nous aurons probablement besoin de moins de monde. Mais aussi de davantage de personnes possédant des compétences informati­ques, sachant faire preuve de discernement, aptes à analyser des données, etc. Il est important de donner de l’espoir aux jeunes. Le monde de demain a besoin d’eux. C’est pourquoi Ethias a lancé #FailBetter, une plateforme qui veut encourager les jeunes à faire preuve d’audace et d’esprit d’entreprise. N’ayons pas peur de l’échec. Commettre des erreurs et échouer fait partie de ce processus. Il est important de convertir ces expériences en une culture axée sur l’amélioration et l’innovation.”

Philippe Lallemand estime que l’Europe a également une responsabilité majeure à cet égard : “Nous vivons actuellement une guerre commerciale mondiale. Les Etats-Unis ont réussi à stimuler la croissance économique grâce à leur loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, Ndlr), aux dépens de l’Europe. Les entreprises européennes sont confrontées à une pénurie de main-d’œuvre et investissent dans de nouvelles régions, comme l’Inde. Nous courons le risque de transmet­tre à nos jeunes une image de no future. L’Europe doit de toute urgence se réveiller afin que sa jeunesse ressente l’envie de prendre des initiatives qui façonnent l’avenir.”


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