Paul Vacca
Les géants du Net sont-ils vraiment devenus invincibles ?
En 2012, dans notre essai intitulé “La Société du hold-up – Le nouveau récit du capitalisme” (Mille et Une Nuits/Fayard), nous avons assimilé le processus de croissance de la nouvelle économie à une logique de hold-up.
Notre thèse était que le hold-up, apparu en même temps que le capitalisme – et s’érigeant contre lui – , avait été absorbé au fil du temps par ce dernier. Le mode opératoire des braqueurs de la nouvelle économie, c’était la disruption, cette façon de faire main basse sur un marché en en cassant les codes à son profit.
Nous évoquions alors une économie mondiale gouvernée par des ” effets papillon “. Il nous semblait que le hold-up mondial était possible partout : une petite start-up à New Delhi ou à Kinshasa pouvait être en mesure de menacer un géant à Seattle ou à Cupertino. Ou un David pouvait devenir quasi instantanément un Goliath.
Tirant le fil, nous avions même imaginé une société du hold-up permanent où, dans une logique de film de gangsters, les braqueurs seraient braqués à leur tour. A la Reservoir Dogs de Quentin Tarantino ou de l’ Ultime Razzia de Stanley Kubrick, où le butin passe de main en main jusqu’au dernier.
Or, si braquages il y a bien eu, il semble en revanche que les braqueurs soient toujours les mêmes : ce sont les GAFA ou les big five (si l’on y ajoute Microsoft), voire les BATX – les GAFA chinois – , et que la dynamique de hold-up se soit grippée.
A quand remonte le dernier hold-up ? Uber, pourtant érigé en modèle déposé de braquage, se retrouve empêtré dans une logique de guérilla, pris en tenaille entre les acteurs historiques qui résistent et les nouveaux venus qui le menacent ; Netflix serait plutôt en train de dépenser sa part du butin avant d’avoir mis la main dessus ; Tesla semble plus à apte à envoyer une voiture dans l’espace que de livrer sa Model 3 à ses clients… Sans compter la multitude de licornes dans toutes les nouvelles Silicon Valley du monde en quête d’un improbable butin…
D’autres, adeptes du If you can’t beat them, join them, plutôt que de faire un hold-up à leur compte, ont préféré se ranger derrière les gangs bien en place comme YouTube avec Google, Instagram avec Facebook ou Shazam avec Apple.
Notre thèse était que le hold-up, apparu en même temps que le capitalisme, avait été absorbé au fil du temps par ce dernier.
Les géants restent hors de portée. Et on voit mal qui pourrait venir les disrupter sur les nouveaux marchés tel que ceux qui s’ouvrent avec l’IA – cf. ce qui se passe déjà avec le vocal et les assistants personnels -, où les barrières à l’entrée deviennent infranchissables. L’effet papillon sur ces marchés ressemblerait plutôt à un ” effet mastodonte ” : des investissements éléphantesques pour un résultat peut-être nul. Bref, les géants technologiques semblent totalement ” indisruptibles “. Pas besoin d’être un anticapitaliste enragé pour s’en alarmer. Les capitalistes libéraux devraient aussi se soucier des monopoles de fait que constituent ces géants. Nous-mêmes, en tant que simples citoyens, pouvons aussi nous inquiéter du monopole qu’ils ont sur notre attention. Cela n’empêche pas certaines villes de faire une danse du ventre éhontée pour accueillir HQ2, le deuxième siège social d’Amazon, où les Etats, fascinés, lui proposent des ponts d’or fiscaux…
Alors reste la critique de leur toute-puissance. Mais à ce jeu-là, les géants sont encore gagnants. Les comparer à Big Brother ou les accuser de pouvoir faire élire un président n’est pas de nature à nuire à l’image des géants d’Internet. Les ” mythes totalitaires ” auxquels on les associe ne font qu’entretenir le fantasme de leur toute-puissance. Cela accroît d’autant leur attractivité et, de fait, leur monétisation vis-à-vis des investisseurs, en Bourse ou sur le marché publicitaire. Et plus celle-ci augmente, plus elle devient, en retour, la preuve de leur pouvoir. Un cercle vertueux bien vicieux.
” Indisruptibles ” économiquement, ils le sont aussi réthoriquement. Plus on critique leur toute-puissance, plus on dénonce leur emprise sur nos vies privées, plus on les renforce finalement dans leur pouvoir. On en arrive au paradoxe inconfortable suivant : pour contrer la toute-puissance des géants d’Internet, il vaudrait finalement mieux se taire. Mais n’est-ce pas aussi le plus sûr moyen de les laisser prospérer ? Le piège infernal. C’est in fine ce qui rend ces géants du virtuel réellement inquiétants.
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