“Le magasin du futur sera adapté à la population qui l’entoure”

© JULIEN POHL
Camille Delannois Journaliste Trends-Tendances  

“Pur produit Carrefour depuis 25 ans”, Geoffroy Gersdorff est le premier Belge à la tête de Carrefour Belgique depuis que le groupe a racheté les magasins GB en 2000. Son ambition? Hisser Carrefour au rang de “digital retail company” et redonner à l’hypermarché sa place au sein du marché belge.

“La grande distribution, c’est un paysage démocratique où chaque client, en faisant ses courses, choisit à qui donner sa voix de préférence”, explique Geoffroy Gersdorff, CEO de Carrefour Belgique depuis maintenant un peu plus d’un an. L’occasion pour Trends-Tendances de le rencontrer.

TRENDS-TENDANCES. Vous avez pris la direction de Carrefour Belgique à une période un peu compliquée pour l’entreprise… Quel bilan tirez-vous de cette première année?

GEOFFROY GERSDORFF. Il est vrai que cela a été une année particulièrement intense et passionnante, avec une inflation qui a connu des sommets inédits et qu’il a fallu assumer. Nous avons fait beaucoup de choses, à commencer par redéfinir un plan stratégique dont l’objectif était de recréer une réelle attractivité pour nos enseignes et retrouver une dynamique de croissance rentable pour l’entreprise. Sur le terrain, cela se traduit par des résultats positifs pour le premier semestre avec une croissance de notre chiffre d’affaires à 11,3%.

Les “hard discounters” ont été fortement sollicités par les consommateurs durant cette période d’inflation…

Je ne pense pas que les hard discounters soient la solution à une tension liée au pouvoir d’achat. Grâce à nos différents formats et à l’e-commerce, nous avons les moyens de répondre réellement à tous les budgets. C’est dans cette optique que nous avons développé le dispositif Actions Pouvoir d’achat, lancé il y a plus d’un an en développant entre autres nos produits Carrefour. Ce sont des produits qui sont en moyenne 30% moins chers que la marque nationale à qualité comparable. Nous avons également développé la marque Simpl, à savoir 400 produits qui sont les moins chers de notre assortiment.

Avez-vous constaté ce changement de consommation dans vos magasins?

Oui, il y a eu une évolution. Ainsi, la consommation de poissons a diminué, tout comme celle des fruits et légumes. Il faut donc s’adapter, chercher d’autres variétés de poissons à moins de 10 euros le kilo par exemple ou les fruits et légumes à moins de 1 euro. Nous avons aussi observé un transfert des marques nationales vers les marques propres ou des marques propres vers le premier prix.

Carrefour gagne à nouveau des parts de marché…

Oui et c’est finalement le plus important aujourd’hui. C’est le cas aussi bien en hypermarchés qu’en supermarchés ou en magasins de proximité, à la fois en valeur et en volume. Et plus fondamental encore, on voit la satisfaction de nos clients qui s’améliore dans l’ensemble de nos formats.

Les hypermarchés sont pourtant de moins en moins populaires. Quel avenir envisagez-vous pour ce format?

L’hypermarché d’hier est mort, c’est une certitude. Il doit évoluer continuellement. Selon moi, c’est aussi le format le plus adapté en période de tension économique parce que vous avez de la place pour tout proposer. Il y a une dynamique promotionnelle plus forte et un assortiment plus large qui permet de mixer vos achats comme vous le voulez. Il y a des rayons en libre service qui permettent de demander les portions exactes dont vous avez besoin. L’hypermarché a très clairement trouvé une place en Belgique alors que c’est un format totalement atypique dans le pays, ce qui est pour nous prometteur.

C’est le seul format qui n’est pas franchisé chez Carrefour, est-ce que vous l’envisagez?

Non, ce n’est pas un objectif en soi. Je n’oppose pas les magasins en propre et franchisés. Je considère qu’aujourd’hui, pour être un bon franchiseur, il faut connaître le métier et connaître la réalité du terrain de nos propres franchisés, ce qui n’est possible qu’en maintenant des magasins intégrés.

Ce format est pourtant déficitaire pour Carrefour…

Ce qui m’importe le plus est que l’on trouve une trajectoire de rentabilisation pour ce format à court terme, en concertation avec les partenaires sociaux, en améliorant son attractivité et ses coûts de gestion. Par exemple, nous l’avons adapté en déployant la méthode Maxi, à savoir une redéfinition des assortiments grâce à la data, plus de confort pour les clients, une meilleure visibilité et disponibilité de la marque Carrefour et des promotions, et une forte amélioration de la productivité.

Qu’en est-il de l’assortiment “non food “?

Nous avons réduit certaines catégories pour en développer d’autres. L’art de la table et de la décoration est un secteur porteur tout comme les offres petits prix du style tout à un, deux ou trois euros. Le saisonnier également est davantage retravaillé. Ce qui offre un levier d’attractivité car le client aime voir le produit et trouver un stock disponible. Ce que lui offre un hypermarché.

Carrefour va réduire son assortiment de 40%. N’est-ce pas contradictoire avec la volonté d’offrir l’assortiment le plus large?

On ne doit pas confondre assortiment le plus large et trop d’assortiment. Cela peut nuire à la visibilité et à la compréhension de notre offre par le client et complexifie également le back office. Nous proposons 14 marques de capsules de café, nous allons les réduire à neuf, ce qui est largement suffisant pour répondre aux besoins des clients tout en gardant un assortiment plus large que les concurrents.

Cela signifie-t-il réduire autant les marques nationales que les marques Carrefour?

Si elles ne répondent pas aux besoins du client oui.

Selon vous, les marques de distributeurs (MDD) peuvent-elles réellement concurrencer les marques nationales?

A partir du moment où les MDD répondent effectivement aux besoins des clients, elles sont un véritable concurrent des marques nationales. Pour moi, une marque nationale a un bel avenir seulement si elle est porteuse de valeur ajoutée et d’innovation de manière à se différencier des marques propres tout en restant accessible. Ce qui, avec l’inflation de cette année, n’a pas toujours été le cas.

Et en matière d’innovation, pouvez-vous les concurrencer?

Nous avons aujourd’hui 3.500 produits Carrefour dans nos rayons et il y a des segments entiers sur lesquels notre marque crée, innove. Si vous prenez les glaces, par exemple, nous copiions autrefois les marques de référence alors que maintenant, nous développons nos propres parfums et nos propres formats avec beaucoup de succès.

Ces entreprises enregistrent pour la plupart de très bons résultats… Avec le recul, pensez-vous que c’était une bonne stratégie de leur part de continuer à augmenter les prix?

Non, certainement pas, parce que ce qui compte réellement, c’est la capacité des consommateurs à continuer d’acheter leurs produits. En tant que distributeurs, nous sommes des partenaires de ces marques et nous avons constaté que les diminutions de prix avaient un effet positif sur les volumes mais ils ne baissent pas assez vite aujourd’hui.

Avez-vous le sentiment que l’alimentation est devenue une variable d’ajustement dans le budget des consommateurs?

Oui sans aucun doute. Ce n’est pas un secret, la part de l’alimentation est de plus en plus faible dans le budget des ménages. Les consommateurs veulent continuer à se faire plaisir et dédier une part de leur budget aux loisirs. Ma mission, en tant que chef de file d’une distribution responsable, est de rendre des produits sains et durables accessibles au plus grand nombre, même si cette consommation saine et durable est en concurrence avec un abonnement Netflix, un citytrip à Rome ou le dernier iPhone.

Parmi les marques de Carrefour, il existe la Filière Qualité Carrefour qui promet une juste rémunération des producteurs mais dont le prix est plus élevé. Comment faire comprendre au client que la qualité se paie?

C’est beaucoup de pédagogie et de communication. On doit rendre compréhensible la valeur ajoutée d’un produit par rapport à un autre. Ce sont des produits qui sont très clairement mieux dans leurs méthodes d’élevage ou de production, qui améliorent le bien-être animal, qui rémunèrent mieux les producteurs et qui ont une véritable plus-value pour le client au niveau du goût et de la qualité nutritionnelle.

Est-ce que ça n’est pas contradictoire avec vos campagnes de communication en matière de baisse des prix sur d’autres produits?

Il faut tenir compte des préoccupations réelles du client et en période de forte inflation, ses besoins étaient liés à la baisse du pouvoir d’achat. On n’oublie pas pour autant que le client reste attentif à la santé et à la durabilité, c’est aussi dans nos engagements sur les marques Carrefour et le meilleur exemple est Carrefour bio, la marque bio la moins chère de Belgique. Il y aura toujours une différence de prix mais on peut rendre ces produits accessibles au plus grand nombre.

Dans son nouveau livre, Pierre-Alexandre Billiet, CEO de Gondola, explique que diminuer les prix des biens alimentaires est une grave erreur. Qu’en pensez-vous?

Je ne sais pas si c’est une grave erreur. Notre préoccupation première reste de s’assurer que tous nos clients puissent continuer à simplement consommer. On n’a jamais vendu un produit dont le niveau de qualité était trop bas. Par contre, là où je le rejoins, c’est qu’on doit faire comprendre la juste valeur d’un produit. Il est évident qu’un produit issu d’une PME belge va avoir un autre prix qu’un produit d’une multinationale fabriqué pour l’ensemble de l’Europe, même si ce n’est pas toujours évident.

Il ajoute également que la grande distribution s’est mordu la queue en établissant sa stratégie autour du client. Etes-vous d’accord avec lui?

Je nuancerais ces propos. In fine, le consommateur, par ses achats, a toujours le dernier mot. Et par le choix de l’enseigne, il valide ou non nos propositions. C’est pourquoi il est fondamental

de l’écouter activement pour comprendre ses besoins et préoccupations. Nous pouvons, et devons, l’accompagner dans ses choix vers une consommation plus vertueuse. A nous d’être créatifs et de proposer des réponses positives et, parfois, oser la rupture. Tout comme l’iPhone n’a pas été développé en améliorant les GSM historiques, nous pouvons oser proposer de nouvelles solutions aux besoins des clients. Plus durables et responsables dans ce cas.

Carrefour a l’ambition de devenir une “digital retail company”. Qu’est-ce que cela signifie?

Pour le client, cela signifie le développement de l’e-commerce, mais également avoir des outils qui lui permettent de recevoir des promotions personnalisées. Pour l’entreprise, c’est une digitalisation de nos processus internes. L’objectif est d’utiliser la data et d’en faire notre driver de décision. Cela consiste par exemple à choisir les assortiments en fonction des données disponibles via notre carte de fidélité Bonus. Rien qu’à Bruxelles en fonction de la localisation du magasin, les assortiments sont différents.

Le magasin du futur, basé sur la data, sera donc adapté à la population qui l’entoure?

Oui, ce sera de plus en plus le cas. Par exemple, le cava se vend très bien en Flandre alors que les Wallons se tournent vers le prosecco. Le développement du veggie ou du bio n’a pas la même dynamique en fonction des zones où se situe le magasin en raison des conditions économiques prévalant dans ces régions. La data et les algorithmes permettent d’adapter les assortiments et ainsi d’avoir des leviers de dynamique commerciale plus ciblés pour que chaque investissement soit le plus efficace et réponde au mieux aux attentes du client.

Où en est l’e-commerce chez Carrefour?

Pour le moment, la part de l’e-commerce reste assez minime, mais nous avons développé quatre solutions. La première, c’est le drive traditionnel, qui est déployé dans 180 magasins et où les clients peuvent venir chercher leurs commandes. Ensuite, nous avons Carrefour Delivery, qui livre vos courses à domicile en quelques heures. Vient ensuite Carrefour Fast Delivery, qui permet d’être livré en 90 minutes grâce à un personal shopper. Il y a aussi une nouvelle solution: le quick commerce qui permet d’être livré via des plateformes comme Uber Eats ou Deliveroo. Il a pris un peu de retard en Belgique mais est en pleine accélération.

Considérez-vous que c’est l’avenir?

C’est la combinaison de ces quatre solutions qui sera probablement la plus efficace. Compte tenu des coûts de livraison, c’est un avenir possible mais le magasin physique reste un élément fondamental. Pour nous, c’est un service additionnel que l’on offre aux clients et qui nous permet d’être prêts le jour où l’e-commerce alimentaire explosera en Belgique.

Où en sont les robots autopilotés de Carrefour?

Après les avoir testés dans notre Corporate Village à Zaventem, nous avons effectué un premier test à Knokke. C’est une solution de livraison possible au dernier kilomètre puisqu’ils permettent de livrer dans un rayon de 500 m. Il faut donc une concentration de population et de consommation importante mais ça fonctionne et il n’y a pas de réticence de la part du consommateur.

Le “retail” est porteur de technologies, il y a notamment les caddies intelligents ou les frigos connectés. Pensez-vous que ces technologies peuvent se développer en Belgique?

La technologie doit toujours être au service, soit des clients, soit des collaborateurs ou des franchisés. Si c’est le cas, alors oui, il y a certainement un potentiel en Belgique. Nous testons effectivement des frigos intelligents qui pourraient se trouver sur des lieux de passage des clients mais où, économiquement, mobiliser un collaborateur n’aurat pas beaucoup de sens. Est-ce que c’est l’avenir en tant que tel? Je ne sais pas mais cela nous apporte des enseignements sur la technologie, sur l’acceptation ou non de la part du client, des communes et sur l’aspect administratif.

Pensez-vous qu’il y a trop de supermarchés en Belgique?

Pour moi, il y a encore de la place pour les plus performants. Chaque année, nous ouvrons minimum une vingtaine de magasins. Nous en fermons aussi et en relocalisons un certain nombre, mais nous n’ouvrirons jamais un magasin s’il n’a pas une trajectoire de rentabilité. Il y a encore des zones où l’on peut se développer notamment en Wallonie, après le départ des magasins Mestdagh.

Et en Flandre?

Nous y sommes bien implantés, nous avons d’ailleurs davantage de magasins, de clients et de collaborateurs en Flandre qu’à Bruxelles et en Wallonie.

Profil

· Né en 1971

· Diplôme de bio-ingénieur à l’UCLouvain et de gestion à la Solvay Business School

· 1997: Entrée chez Carrefour

· 2008: Directeur commercial de la division Produits de grande consommation

· 2011: Directeur du développement de la marque propre internationale

· 2013: Directeur Marchandise

· 2018: Secrétaire général de Carrefour Belgium

· 2022: CEO de Carrefour Belgium

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