Le blues des étoilés

L’horeca belge est en crise pour une multitude de raisons dont le contexte inflationniste né dans la foulée de la guerre en Ukraine. Les restos étoilés, la crème de notre gastronomie, ne sont pas épargnés et doivent se montrer créatifs et flexibles pour assurer leur pérennité et répondre aux besoins des clients.

Les chiffres font froid dans le dos. Avec ceux de novembre publiés il y a peu par Statbel, le nombre de faillites dans l’horeca s’élève désormais à 1.809 depuis le début de l’année. Sans compter décembre, la progression atteint déjà les 12 % par rapport à l’an dernier qui n’avait déjà pas épargné le secteur (1.619 faillites). En termes d’emploi, 4.675 ont été perdus dans cette triste aventure.

Parallèlement, Comeos, la fédération du commerce, a publié à la fin novembre les résultats d’une enquête menée par le bureau d’études ­Shopperware auprès de 3.859 Belges durant le premier semestre de cette année. Elle cerne les produits et les canaux de distribution auxquels nous recourons pour nous nourrir le jour même. Les résultats ne sont évidemment pas bons pour les restaurants : par rapport à 2019, dernière année de référence, ils perdent 10,8 % de fréquentation au profit des fast-foods qui ont gagné 8 points de parts de marché (de 9,4 à 17,1 %) ! Quant aux livraisons de repas qui intéressent certains restaurants, elles continuent leur progression avec une hausse du chiffre d’affaires de 39 % par rapport à 2019.

Mobilité bruxelloise

Si tous les restaurants, dans un triste bel ensemble, souffrent et luttent pour conserver une marge dans un contexte inflationniste généralisé, il nous est apparu intéressant de se pencher, cette fois-ci, sur les meilleurs d’entre eux : les étoilés dont l’obligation de constance et d’excellence est grande consommatrice de main-d’œuvre et dont le prix, parfois très élevé, peut rebuter en ces temps d’appauvrissement tout aussi généralisé.

“Le personnel est l’enjeu majeur pour notre avenir.”
Serge Litvine (Villa Lorraine by Yves Mattagne et la Villa in the Sky)


“Je suis parfois triste d’avoir emmené mes enfants dans cette aventure qui a fortement changé depuis la pandémie, soupire Serge Litvine dont la société familiale, la Litvine Society, est propriétaire de la Villa Lorraine by Yves Mattagne ** et la Villa in the Sky *. L’horeca ne va pas bien du tout. Pourquoi ? D’abord une indexation salariale de 14 % sur deux ans. Nous avons aussi dû augmenter le personnel pour le garder ou l’attirer. Je peux comprendre cette demande car, oui, la vie est chère pour tout le monde. Aujourd’hui, les salaires constituent 40 % du coût total d’un menu. C’est énorme. Ensuite, les matières premières ont flambé : entre 20 et 30 %. Quant à l’énergie, et c’est un gag permanent avec ma fille Tatiana, nous sommes heureusement protégés par un contrat fixe de cinq ans conclu en 2020 avec Engie pour l’ensemble de nos adresses. A l’époque, je me demandais pourquoi elle s’était engagée autant (rires). Les gens ont moins d’argent et donc, logiquement, on souffre aussi en termes de couverts.”

En cette fin d’année, la Litvine Society compte deux étoilés de moins. La Villa Emily a été rendue à la famille Degand à sa demande (au prix acheté ou quasi) et Da Mimmo a été cédé au chef Louis Verstrepen qui, fort de son expérience dans de grandes maisons dont celle d’Anne-Sophie Pic à Valence, désirait être propriétaire de son établissement. Deux cessions qui n’ont aucune connotation financière puisque les deux restaurants étaient rentables. Pour en revenir à la Villa Lorraine et à la Villa in the Sky, les repas du midi sont devenus plus compliqués.

Le coût salarial et les efforts consentis pour garder les bons éléments pèsent sur nos restaurants étoilés.


“La mobilité, effroyable, à Bruxelles ne nous aide pas, poursuit Serge Litvine. Le mercredi midi, avec la sortie des écoles et une circulation impossible dans le quartier de la Villa Lorraine, est une catastrophe. C’est 30 % de moins que les autres jours. Alors, non, nous ne sommes pas en perte tant à la Villa in the Sky qu’à la Villa Lorraine. Cela demeure deux adresses rentables mais cela devient très très limite.”
La mobilité joue aussi certains jours de vilains tours au Comme Chez Soi, situé à deux pas du chantier pharaonique de la nouvelle ligne 3 du métro bruxellois.


“Quand la petite ceinture est embouteillée, cela devient très compliqué d’arriver chez nous, reconnaît Laurence Rigolet, récemment élue au titre d’Ambassadrice de l’année par le Gault & Millau. Cela complique une situation pas toujours simple. Cette année, nous avons enregistré une chute de 13 % de nos recettes, nous retravaillons comme avant le covid. Globalement, nous avons connu un trou d’avril à mi-septembre. Depuis, c’est redevenu bon mais avec des hauts et des bas. Des midis remplis qui suivent des midis avec huit couverts. Un samedi midi avec liste d’attente et des clients refusés et le suivant avec très peu de réservations. Evidemment, il faut regarder la moyenne. Nous avons eu récemment 14 couverts un midi qui ont généré un chiffre d’affaires comparable à 35 vu ce qu’ils ont bu…”

Moins de personnel

Comme le disait Serge Litvine, le coût salarial, énorme en Belgique et les efforts consentis pour garder les bons éléments pèsent sur nos restaurants étoilés. C’est, hélas, aussi devenu une variable d’ajustement.
“Deux personnes ont quitté la cuisine, poursuit Laurence Rigolet. Nous ne les avons pas remplacées puisque nous travaillions moins. Loïc, notre fils qui était en stage non rémunéré à l’étranger pour se faire la main et à qui je versais un salaire d’indépendant pour qu’il puisse vivre décemment, est revenu et a pris une des deux places laissées vacantes. Notre vieux voiturier est parti en pension. Aujourd’hui, à la place, je fais appel à des flexi-jobs. L’un dans l’autre, nos charges salariales ont donc baissé, ce qui permet d’adoucir les moindres recettes.”

Christophe Pauly (Coq aux champs) s’est inscrit à contre-courant de l’ensemble de la profession en décidant de baisser ses prix. « Désormais, il faut tout rationaliser », dit-il. © DR


Du personnel, Christophe Pauly, étoilé au Coq aux champs à Tinlot (grande banlieue de Huy) et Chef de l’année 2021 pour le Gault & Millau, en emploie aussi moins. Une décision qui fait suite à une remise en question. “Cette année, j’ai, de fait, une baisse du chiffre d’affaires et j’ai vécu un mois de septembre très compliqué. Cela m’a fait très peur; à dire vrai. Baisse de chiffre d’affaires mais 2,5 ETP (équivalents temps plein) de moins aussi. Nous sommes 7,5 ETP aujourd’hui : trois en salle, quatre en cuisine et un mi-temps à la plonge. Je suis passé de 13 tables à 11 tables. Deux tables de plus, cela implique un serveur et une personne en cuisine en plus. Est-ce rentable ? Non. Je n’ai donc pas remplacé les départs. Désormais, il faut tout rationaliser. Car comme disait un vieux collègue, ce n’est pas la cuillère de caviar dans une entrée qui coûte cher mais les commis qui écossent des petits pois et mettent une feuille de basilic sur chacun d’entre eux…”


A contre-courant de l’ensemble de la profession, Christophe Pauly n’a pas augmenté ses prix mais les a baissés ! “Tous les menus, dont le lunch, coûtent cinq euros de moins. Avec la même quantité de produits et la qualité qui justifie mon étoile. J’ai tout rationalisé et je me suis adapté à la conjoncture compliquée pour tout le monde, à commencer par mes clients. Cinq mises en bouche ? Cela coûte cher et justifie qu’on facture le prix d’une coupe de champagne à 16 euros. Les gens sont habitués à cela dans un étoilé. Mais quand on allait chez Robuchon, on avait droit à deux simples gougères, au demeurant excellentes, et le champagne était facturé à un prix normal. Il faut revenir à cela. Trouver le bon équilibre entre l’étoile et l’attente du client vis-à-vis de cette étoile. La qualité est le seul moyen de garder le client. Il y a 15 ans, quand je faisais un plat 100 % végétal, on me traitait presque de voleur. Aujourd’hui, c’est la mode. Même réaction si on travaillait du merlan plutôt que du turbot. La clientèle ne s’attend plus à ça et adore la découverte.”

Moins de services

Face à la pénurie de personnel qualifié et à la nécessaire rentabilité de chacun des services vu les charges à assumer, les étoilés ont, dans un bel ensemble, tous réduit la voilure. Ainsi, la Villa Lorraine by Yves Mattagne est désormais fermée les midis du mardi et du samedi et n’offre plus que huit services par semaine. Quant au Senza Nome, récemment élu 11e meilleur restaurant italien du monde, il n’ouvre plus les samedi, dimanche et lundi.


“Je n’ai pas perdu de personnel, respire Giovanni Bruno dans sa cuisine avec vue imprenable sur l’église du Grand Sablon à Bruxelles, mais il a fallu transiger pour le garder et lui garantir une certaine qualité de vie. Le samedi soir n’a curieusement jamais bien marché ici. Le chiffre d’affaires est clairement en baisse cette année. C’est pas dramatique mais il faut faire attention. Cette année, j’ai constaté une véritable inflation des tables de deux personnes. Elles représentent 63 % des réservations. C’est à surveiller car au lieu de faire 36 couverts, certains services, complets, n’en font plus que 18 ou 24 vu la disposition de mes tables. Et la rentabilité en prend un coup.”



L’avenir de la gastronomie belge, vu les charges qui pèsent sur nous, va se limiter à la microstructure d’un chef propriétaire ou au gros machin soutenu par un investisseur.

Giovanni Bruno (Senzanome)


Au printemps prochain, le Senza Nome fêtera, sauf catastrophe très improbable, les 20 ans de son étoile. Preuve de la constance d’une maison qui a su traverser les crises. “Les tables d’aujourd’hui, ce n’est plus le Hollywood d’antan, confie Giovanni Bruno. Avant, c’était quatre hommes d’affaires et quatre bouteilles de vin. Aujourd’hui, c’est quatre hommes d’affaires, quatre verres de vin et de l’eau. D’ailleurs, certains de mes fournisseurs de vin se sont inquiétés de mes commandes en baisse. Les gens consomment moins et c’est une réalité qu’il faut gérer dans nos calculs financiers. Ce métier, cela demeure une loterie quotidienne. Garder sa marge, c’est travailler avec moins de gens ou juste avec le personnel qu’il faut. Un employé coûte 35.000 euros. Quel surcroît de clientèle vais-je devoir atteindre pour justifier cela ? C’est un vrai calcul et survivre décemment suppose qu’on suive cela de très près.”


Moins de services, écrivions-nous, cela passe souvent par l’abandon du dimanche midi. En Wallonie, ce rendez-vous, souvent familial, a longtemps fait figure d’avantage concurrentiel par rapport à Bruxelles où aucun étoilé n’ouvrait le dimanche. Cet avantage disparaît et nombreux sont les étoilés qui ont abandonné, cette année, l’ouverture dominicale. Quand ce n’est pas le week-end en entier.


“Je n’ouvre plus le week-end, confirme Christophe Pauly. Le dimanche, je l’avais abandonné il y a longtemps pour des raisons familiales. J’ai décidé de ne plus ouvrir le samedi soir. C’est le prix à payer pour le bien-être du personnel et un bel outil de rétention. Les mentalités ont changé et le samedi soir n’est plus un must à mes yeux. Le lundi soir est devenu un très bon service et les grosses tables sont celles de la semaine. Singulièrement le vendredi midi où cela reste un jour business. Les comportements changent quand ce n’est pas la même carte qui paie (rires).”

Effet des guides

Il y a évidemment des exceptions à la baisse généralisée du chiffre d’affaires. Elle a trait à l’effet des guides Michelin et Gault & Millau. Comme le dit Christophe Pauly, les guides ne paient pas les factures mais aident à les honorer. Ainsi, au Vieux Château à Flobecq, étoilé en février dernier, Tanguy De Turck vient de clôturer une très bonne année. “Nous avons toujours plutôt bien tourné mais l’étoile nous a donné un solide coup de boost. Nous avons été complet à quasiment tous les services depuis. Le restaurant a toujours été populaire dans la région mais l’étoile nous a amené une clientèle différente, moins regardante. Récemment, j’ai eu quelques tables qui ont dépensé plus de 2.000 euros en vin. C’était excessivement rare avant.”


“J’ai l’impression que les clients sortent moins au restaurant mais quand ils le font, ils se font plaisir.”

Tim Boury (Boury Restaurant)


A Roulers, Tim Boury, patron du restaurant homonyme, ne dit pas autre chose. Gratifié d’une troisième étoile Michelin en 2022, il vient de devenir, avec L’Air du Temps de Sang-Hoon Degeimbre, le meilleur restaurant de Belgique pour le Gault & Millau. “2022 avait été exceptionnelle. Comme chez de nombreux collègues d’ailleurs. C’était l’effet libérateur après deux années de privation liées à la pandémie. 2023 a continué dans cette veine dans la traîne de la troisième étoile qui a donné un autre vibe au restaurant et attiré une autre clientèle. Ceci dit, le chiffre d’affaires est en recul cette année, nous avons eu un trou en janvier et en septembre mais il reste bien au-delà de 2019, la dernière année référence. L’hôtel a connu une belle fréquentation aussi. J’ai l’impression que les clients sortent moins au restaurant mais quand ils le font, ils se font plaisir. Ceci dit, j’ai diminué mon nombre de couverts aussi. Avant, nous en sortions 60 par service. Désormais, pour garantir la qualité, j’ai réduit à 40 en semaine et à 50 le vendredi soir et le samedi soir quand je ne travaille qu’un menu unique. 60 couverts, c’est trop pour un tri-étoilé. Donc, oui, la baisse du chiffre d’affaires de cette année est liée à cela aussi.”

Et demain ?

Evidemment, avec des marges qui se réduisent et une rentabilité mise à mal, nombreux sont les étoilés qui se posent des questions sur leur avenir et la pérennité de leur modèle. “Selon moi, l’avenir de la gastronomie belge, vu les charges qui pèsent sur nous, va se limiter à la microstructure d’un chef propriétaire ou au gros machin soutenu par un investisseur, confie Christophe Pauly. La majorité des restaurants avec des ambitions étoilées qui ont ouvert ces temps derniers ne sont pas dirigés par des chefs patrons mais par des financiers/investisseurs. Ce n’est pas le même combat. Entre ces deux extrêmes, ce ne sera plus possible. Moi, j’ai une microstructure. Je suis chez moi, propriétaire de mes murs et de tout le reste et je décide tout seul. Je gère mon restaurant comme un business tout en étant toujours passionné par la cuisine. L’un n’empêche pas l’autre mais c’est du boulot.”

Face à la pénurie de personnel qualifié et à la nécessaire rentabilité, les étoilés ont tous réduit la voilure.


Récemment, Peter Goossens, le taulier de la gastronomie belge et tri-étoilé au Hof Van Cleve, avait défrayé la chronique en déclarant que les prix d’une bonne brasserie aujourd’hui variaient entre 120 et 150 euros et que bien manger dans un resto pour moins de 50 euros tenait d’une période révolue. Il faut dire que dans son resto tri-étoilé, il en coûtait 490 euros par personne… sans les boissons. Cela va changer puisque Floris Van der Veken, son successeur, a annoncé des prix en très forte baisse. Ce jeune trentenaire est convaincu que les additions de son illustre mentor ne sont plus en adéquation avec les attentes du public.


“600 euros par personne a minima au Hof Van Cleve, cela devient impensable, assène Giovanni Bruno. C’est vivre sur une autre planète. Mauro Colagreco, le chef italo-argentin tri-étoilé au Mirazur à Menton que je connais bien et adore à titre personnel, fait pareil. En plus, il faut payer l’ensemble du menu et de l’accord mets-vins, soit 600 euros minimum à l’avance. Payer un acompte, cela ne me pose pas de problème. Après tout, on paie bien son ticket d’avion intégralement bien avant de voyager. Pourquoi pas le resto ? Mais les prix demandés et le menu unique sans changement possible, cela ne va pas. Mais il y a une clientèle qui paie pour ça. Et quoi? L’avenir, ce serait le top du top de ce genre-là et que des petits trucs en dessous ? Je ne pense pas mais ce qui paraît certain c’est que passer quatre heures à table au resto, c’est révolu. Les clients n’en veulent plus. Il est possible de donner de l’émotion aux gens sans les ruiner et sans se ruiner soi-même. Mais cela demande une gestion fine. Ce qui m’inquiète plus pour l’avenir, c’est le personnel. L’horeca, de tous temps, a donné sa chance à des gens motivés qui ne savaient pas quoi faire de leur vie et auxquels on a tout appris. Certains sont devenus de très grands chefs. Nous n’avons plus cela de nos jours. Il n’y a plus de jeunes motivés à apprendre.”


L’avenir passe aussi par la diversification. Giovanni Bruno vient ainsi d’ouvrir Miss Rose dans le quartier du Sablon, un bistro qui allie bulles et cocktails avec une cuisine internationale à partager. Les débuts sont prometteurs et le chef espère en faire une franchise. Sang-Hoon Degeimbre va, parallèlement à L’Air du Temps, ouvrir un bistro dans la salle aujourd’hui dévolue aux petits-déjeuners des clients de l’hôtel.
“Dès janvier, L’Air du Temps ne sera plus ouvert que le soir du mardi au samedi, dit-il. L’idée est d’approfondir l’expérience dans le bi-étoilé et de l’intégrer encore plus au potager qui l’entoure. Je souhaite offrir un moment vraiment unique aux clients. Le resto marche bien et ce n’est pas cela la question. Si je compare à 2019, dernière année normale, 2023 est une excellente année. Cinq midis par semaine, je vais donc proposer une cuisine d’auteur dans le bistro. Le client, et c’est une demande qu’il nous fait, pourra y manger à la carte pour un ticket moyen largement inférieur de moitié à celui de L’Air du Temps tout en ayant le label de qualité Degeimbre et dans le cadre qu’il connaît. Les deux établissements auront leur équipe dédiée. Ce qui est un plus en termes de qualité de vie. Un élément essentiel aux yeux du patron que je suis.”

Sang-Hoon Degeimbre (L’Air du Temps) a longtemps cherché du personnel et, étonnamment, il croule aujourd’hui sous les sollicitations notamment en provenance de l’étranger. © DR


Ironie du sort, Sang-Hoon Degeimbre, qui a longtemps cherché du personnel (ils ne sont plus que cinq en salle au lieu de neuf pour un nombre de couverts réduit de 45 à 30 en moyenne), croule aujourd’hui sous les sollicitations notamment en provenance de l’étranger. Trois sommeliers ont ainsi candidaté. “Le personnel est l’enjeu majeur pour notre avenir, confirme Serge Litvine. A la Villa Lorraine, derrière un chef formateur à la cuisine quantifiable et simple finalement, travaille une équipe motivée de 23 ans de moyenne d’âge. En France, de nombreux jeunes suivent des chefs mythiques et sont prêts, pour apprendre avec eux, à se moquer du salaire. Cela aide en termes de masse salariale évidemment. Cycliquement, je reçois des demandes pour venir travailler avec Yves Mattagne même gratuitement. Mais on ne peut pas faire cela en Belgique. Autre exemple : nous avons un employé prêt à baisser son salaire actuel pour aller travailler aux côtés d’Anne-Sophie Pic.”


Enfin, impossible de clôturer ce dossier sans évoquer la sourde oreille du monde politique. Lors du dernier conclave budgétaire fédéral, il a refusé les trois propositions mises sur la table par les trois fédérations horeca du pays : un taux de TVA réduit à 12 % pour les boissons non alcoolisées consommées sur place ; une indexation et une extension de la réduction des cotisations sociales octroyée en cas d’utilisation d’une black box (500 euros par trimestre par travailleur, 800 pour les moins de 26 ans, maximum 5 ETP) et une extension des heures supplémentaires dites brutes-nettes de 360 à 450. Pis même, il a durci les conditions liées aux flexi-jobs qui donnent de la flexibilité aux restaurants étoilés ou pas et a augmenté les cotisations sociales afférentes (de 25 à 28 %).


” Non seulement l’Etat nous ignore mais, en plus, il alourdit tout, poursuit Serge Litvine. Il oublie, comme le souligne Giovanni Bruno, le rôle formateur que nous remplissons. Dans les flexi-jobs, il est désormais interdit de faire passer un employé d’un restaurant en flexi-jobiste dans un autre. C’était pourtant bien utile pour gérer la fréquentation. Un employé à mi-temps chez Lola ne pourra plus devenir flexi-jobiste chez Odette si j’ai des coups de feu. Encore un non-sens…”


Pour Serge Litvine, le secteur devrait parler d’une seule voix pour se faire entendre. “Payons-nous les erreurs du passé ? Nous ne pesons pas sur les partis, sans doute parce que nous ne faisons pas partie de leurs sources de financement comme les assurances ou les banques. On ne pèse pas plus sur son électorat. Une seule fédération nationale serait sans doute très utile. Et je dirais même trois fédérations nationales, car les restaurants, les hôtels et le monde de la nuit ne connaissent pas les mêmes problématiques.”

L’impact des Grandes Tables du Monde

Sans doute avez-vous déjà remarqué, sur la façade d’un resto étoilé, une jolie plaque dorée frappée du célèbre coq que Jean Cocteau dessina un jour de 1959 sur une table du mythique Grand Véfour à Paris. Elle indique que l’établissement est membre des Grandes Tables du Monde. Il s’agit d’une association de restaurateurs (et pas de chefs !) créée en 1954 par six incontournables de la cuisine française dont René Lasserre, Claude Terrail (La Tour d’Argent) et Raymond Oliver. Une association de copains qui avait pour vocation de défendre les valeurs de la haute gastronomie et l’art de vivre. Septante ans plus tard, elle regroupe 191 maisons bi- et tri-étoilées Michelin dans 25 pays.
“De nos jours, aller dans un restaurant doit être une expérience, une valeur ajoutée en termes de vécu, souligne David Sinapian, président des Grandes Tables du Monde, président du groupe Pic et… mari d’Anne-Sophie Pic. Notre association a toujours cultivé ces valeurs-là et être admis en notre sein demande de répondre à un certain nombre de critères stricts. Nous ne jugeons pas l’assiette, nous laissons cela à Michelin. Nous évaluons l’expérience de la prise de réservation au souvenir que l’on va en garder et délivrons ce label qui garantit une expérience hors norme. C’est important de bien le comprendre car certains restaurants dont la cuisine est irréprochable sont refusés. Comme, par exemple, chez vous, David Martin dont la situation en ville est compliquée.”

Treize établissements belges étaient membres de l’association en 2023. Certains vont être revus sous peu puisque Peter Goossens a quitté son Hof Van Cleve et Jean-Baptiste Thomaes a cédé son Château du Mylord à Martin Simonart, un jeune chef belge qui avait décroché une étoile à L’Auberge des Templiers, un Relais & Châteaux proche de Paris. Sang-Hoon Degeimbre est devenu vice-président des Grandes Tables du Monde.

“On parle peu de cette association en Belgique et je le regrette. Nous sommes un petit pays, peu exotique en termes de tourisme mais nous avons la chance d’avoir une bonne dizaine de maisons détentrices de ce label de prestige. Dans cette association, la casquette de l’entrepreneur est plus importante que nos talents culinaires. Dans ces temps de crise, faire partie de cette grande communauté nous aide beaucoup. Les problèmes sont globalement les mêmes partout et nous avons la chance d’échanger avec des collègues du monde entier dont certains comme Gagnaire ou Ducasse sont de véritables monstres sacrés. Nous partageons nos bonnes pratiques en termes de personnel, de tendances ou de positionnement commercial par exemple.”

Si l’impact du label n’est pas aisément quantifiable (cela va changer car l’association prépare un programme de fidélité basé sur les NFT), il n’en demeure pas moins qu’il attire de nombreux touristes dans nos belles maisons. De nos jours, c’est loin d’être négligeable. “Je sais que le label m’amène un certain nombre de clients, souligne Tim Boury, membre depuis peu. D’autant que nous avons des chambres. C’est d’ailleurs souvent comme cela que nous les identifions. 90 % de ma clientèle est belge et j’ai la chance d’être à Roulers, dans une région plutôt aisée. Mais assurément, la troisième étoile et le label ont modifié ma clientèle.”

David Sinapian, président des Grandes Tables du Monde, avec son épouse, la cheffe Anne-Sophie Pic.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content