Ilham Kadri (Solvay): “Nous n’avons pas gaspillé une bonne crise”
Ilham Kadri est arrivée à la tête de Solvay il y a quatre ans. La Franco-Marocaine, inconnue en Europe à l’époque, a depuis imprimé sa marque sur le groupe belge de chimie et de matériaux. Celui-ci qui fêtera cette année ses 160 ans d’existence avec une scission en deux entreprises cotées en Bourse.
“Je vais vous étonner”, déclarait Ilham Kadri il y a quatre ans dans ce même magazine. C’était sa première interview en tant que CEO de Solvay. Depuis, elle a piloté le groupe à travers plusieurs crises, poursuivi les efforts de rationalisation, dynamisé les cash-flows et accumulé des résultats record. L’an dernier, Solvay a ainsi réalisé un bénéfice net de 1,9 milliard d’euros sur un chiffre d’affaires de 13,4 milliards d’euros.
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“Alors, je vous ai étonné?”, demande Ilham Kadri en riant. La question est purement rhétorique. Alors qu’elle dirige un groupe industriel et devient une des CEO les plus puissantes au monde dans le secteur de la chimie, Ilham Kadri est constamment invitée à s’exprimer à des congrès sur l’avenir de notre industrie et le leadership féminin. Avant son arrivée chez Solvay, la Franco-Marocaine était déjà connue pour son engagement en faveur des droits des femmes, de la diversité, de l’inclusion et de la durabilité. Son histoire – c’est sa grand-mère, dans sa ville natale de Casablanca, qui l’oriente très tôt vers des études d’ingénieur et de physique-chimie, puis vers le sommet du monde des entreprises – l’a érigée en authentique modèle.
A la fin de cette année, la CEO de 54 ans opérera un nouveau tournant décisif dans l’histoire de Solvay avec la scission du groupe. Une première entreprise, qui s’appellera provisoirement EssentialCo, comprendra les activités traditionnelles, dont le carbonate de soude, essentiel à la production de verre, le peroxyde d’hydrogène pour la désinfection et la filiale Silica, qui se concentre sur le secteur automobile. La seconde, plus axée sur les activités de croissance et baptisée provisoirement SpecialtyCo, inclura notamment les polymères spéciaux pour smartphones et autre biens de consommation, ainsi que les matériaux composites légers pour avions et voitures.
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“Je n’ai pas été recrutée pour scinder l’entreprise, précise d’emblée Ilham Kadri qui nous accueille dans son bureau de la majestueuse maison Ernest Solvay à Ixelles. Mais quand les performances sont si bonnes, on commence à réfléchir à la suite. Nous proposons à la fois des produits essentiels à la société et des produits destinés à innover. Et les deux ont une logique d’investissement différente. Nous devions donc trouver un modèle différent pour faire fonctionner le tout.”
TRENDS-TENDANCES. Resterez-vous à bord ou envisagez-vous de partir après la scission?
ILHAM KADRI. C’est la prérogative du conseil d’administration et de la commission de nomination. Une des décisions les plus importantes qu’ils auront à prendre sera le choix des deux CEO, des deux conseils d’administration et des deux équipes de management. Vous aurez la réponse en temps voulu, après la décision du conseil d’administration.
Mais pensez-vous à quitter Solvay?
Ce n’est pas comme cela que je raisonne. Ma passion, c’est de mettre en œuvre des transformations, d’aider les gens à donner le meilleur d’eux-mêmes. Dès que je peux travailler dans un tel environnement, je suis quelqu’un de relativement heureux.
A votre avis, où serez-vous le plus nécessaire? Dans SpecialtyCo ou dans EssentialCo?
Il ne s’agit pas de moi. Il s’agit de l’avenir de Solvay. J’ai commis de nombreuses erreurs au cours de ma carrière et l’une d’entre elles, lors d’une scission précédente, a été d’avoir annoncé trop tôt où les gens devaient aller. Cela a généré de trop nombreux préjugés. Il faut décider qui nous affectons à quelle entité, et il faut pouvoir le faire sans préjugé. Et je resterai la gardienne du temple.
“Chaque CEO a un mandat différent. Le mien était très simple: libérer le potentiel de l’entreprise.”
Dans vos présentations sur les résultats, vous parlez régulièrement de “réparer” ou de “corriger” certaines décisions ou habitudes. Est-ce une critique implicite à l’adresse de votre prédécesseur Jean-Pierre Clamadieu?
Absolument pas. Chaque CEO a un mandat différent. Le mien était très simple: libérer le potentiel de l’entreprise. Je ne suis pas une femme à porter un regard critique sur le passé. Ce n’est pas un jeu de pouvoir. Le conseil d’administration s’est tourné vers moi parce qu’ils savaient que la transformation des entreprises était mon dada. Je l’ai fait par le passé (Ilham Kadri a permis le redressement et l’optimisation du spécialiste américain de l’hygiène et du nettoyage Diversey, Ndlr) et je le fais maintenant chez Solvay. Quand on est amenée à diriger une entreprise, on espère avant tout l’avoir rendue meilleure que son prédécesseur au moment où on la quitte. C’est le cas de chaque CEO. Mon successeur aussi voudra faire mieux que moi. Les dossiers sur lesquels je travaille actuellement, comme la neutralité carbone, devront être bouclés par mes successeurs. Et j’espère de tout cœur qu’ils réussiront.
Avez-vous trouvé des cadavres dans le placard quand vous êtes arrivées à Solvay?
On en trouve toujours. Je n’ai jamais vu d’entreprise où il n’y avait pas de cadavres dans le placard. Je suis arrivée chez Solvay, il y régnait une mentalité d’ingénieurs. Je n’ai rien contre les ingénieurs: je suis moi-même ingénieure et j’aime les ingénieurs. Mais nous souffrions du syndrome des bons élèves de la classe qui n’osent plus assez rêver. La structure bilantaire était très lourde, avec une énorme dette nette et des engagements de pension écrasants. A nouveau, je ne veux pas pointer le passé du doigt, mais j’ai immédiatement compris qu’il fallait se montrer plus ambitieux sur le plan financier et libérer des liquidités pour investir. Il fallait changer. Si nous voulions retrouver de l’agilité et de la force de frappe, nous devions couper dans les mauvais coûts. Je voyais Solvay comme une belle endormie.
Si vous me demandiez ce dont je suis le plus fière, je vous dirais: mes collaborateurs. Je suis exigeante mais ils m’ont surprise et se sont surpris eux-mêmes. Personne, pas même moi, n’aurait osé parier sur les résultats que nous obtenons aujourd’hui. Nous avons trois ans d’avance sur nos objectifs. Même si la pandémie nous a sans doute aidés à accélérer les réformes. Vous connaissez l’adage Never waste a good crisis ? Eh bien, nous n’avons pas gaspillé une bonne crise. Nous sommes devenus économes et nous avons éliminé beaucoup de complexité. Et quand nous avons atteint tous nos KPI à l’été 2021, j’ai commencé à penser à la croissance 2.0 et à la scission de l’entreprise.
L’énergie est un thème crucial pour une entreprise comme Solvay. Suivez-vous le débat sur l’énergie nucléaire en Belgique?
Chez Solvay, nous sommes agnostiques quant au type d’énergie. Nous avons juste besoin d’énergie propre et abordable 365 jours par an, 24 heures par jour. Solvay investit lourdement dans des sources d’énergie alternatives mais pour moi, l’énergie nucléaire peut également faire partie du mix. Le point crucial, c’est qu’il y ait une infrastructure suffisante pour produire l’énergie. Et cela ne vaut pas seulement pour Solvay. Tout le secteur en a besoin pour pouvoir satisfaire les exigences du Pacte vert pour l’Europe. Je ne peux que saluer l’ambition dont fait preuve l’Union européenne. Nous sommes des scientifiques et nous croyons au changement climatique. Je crois également que la science va apporter des solutions. Même si nous ne pourrons pas tout régler. Nous avons besoin de l’aide des pouvoirs publics et de l’implication constructive des ONG et du monde académique.
Solvay opère également aux Etats-Unis, qui ont lancé l’Inflation Reduction Act (IRA), leur plan de croissance verte. L’Europe veut réagir avec un Green Deal Industrial Plan. Vous souhaitez aller beaucoup plus loin et plaidez pour une renaissance industrielle. Peut-elle réussir?
“La diversité ne suffit pas. La diversité, c’est ce que l’on voit; l’inclusion et l’égalité, c’est ce que l’on fait.”
Je ne suis pas quelqu’un pour qui le verre est toujours à moitié plein. Nous n’avons pas le choix. L’Europe est en retard parce que nous n’avons pas d’indépendance énergétique. Mais cette renaissance industrielle est cruciale pour l’Europe qui, grâce au Pacte vert pour l’Europe, peut devenir un phare pour le monde. C’est mon cri du cœur, le cri du cœur d’une femme européenne. Mais il est impossible de construire du neuf sur des ruines et l’Europe doit d’urgence améliorer son infrastructure industrielle.
Avec son IRA, le président américain Joe Biden soutient l’accélération de travaux d’infrastructures, notamment pour l’hydrogène vert, alors qu’il faut des années pour décrocher des permis en Europe. C’est une folie. Et pour moi, c’est inacceptable. J’ai besoin d’énergie propre maintenant pour décarboner nos usines. Mais cette énergie doit être abordable parce que je ne dirige pas une association caritative. Cette neutralité carbone est déjà assez difficile à atteindre dans l’industrie, et surtout dans l’industrie chimique. Une entreprise comme Solvay doit investir 2 milliards d’euros pour y arriver. Les petites entreprises n’ont pas les moyens nécessaires.
En matière de diversité, êtes-vous parvenue à raboter ce fameux plafond de verre ces quatre dernières années?
Oui mais il reste beaucoup de chemin à parcourir chez Solvay: 26% de femmes dans le management, c’est loin d’être satisfaisant. Nous n’y sommes pas encore, du tout. Mais nous y travaillons. Je demande à mes managers d’identifier leurs successeurs potentiels et de les former. Et dans ce futur senior management, la parité entre les hommes et les femmes est une exigence. Nous sommes également en train de combler l’écart salarial entre les hommes et les femmes. Mais la question ne se limite pas aux femmes: elle porte aussi sur le genre, la nationalité… Avant, la question du genre était taboue chez Solvay. Pouvez-vous le croire? Il n’est jamais facile de construire une culture inclusive, mais la communauté LGBT a aujourd’hui sa place chez nous, comme il y a un groupe afro-américain. En outre, la diversité ne suffit pas. La diversité, c’est ce que l’on voit; l’inclusion et l’égalité, c’est ce que l’on fait.
Qu’avez-vous appris en tant que CEO de Solvay?
J’ai beaucoup appris sur moi-même pendant les crises successives que nous avons traversées, comme celle du Boeing 737 MAX (dont la production a été arrêtée après deux crashs mortels ; Boeing était le plus grand client pour les matériaux composites légers de Solvay,Ndlr) ou la guerre en Ukraine. Et je me suis sentie très vulnérable au printemps de 2020, quand je réfléchissais à la manière de diriger une entreprise en pleine pandémie alors que la moitié de l’Ebitda était parti en fumée et que le transport était à l’arrêt. J’ai toujours pensé que j’étais assez résiliente, mais je suis aujourd’hui une personne différente de celle que vous avez découverte en 2019. Je suis une meilleure personne, une meilleure leader. Je me retrouve dans l’expression “seul, on va plus vite, ensemble, on va plus loin”.
Où se trouverait Solvay aujourd’hui sans ces crises?
Je ne me pose pas ce type de questions. Je vais de l’avant. Solvay fait preuve de résilience depuis 160 ans. Nous réparons toutes sortes de choses chaque jour. Mon rôle est de booster la stratégie, la structure et la culture. Je prépare la Solvay de demain, ou plutôt ses entités qui seront de formidables championnes, et c’est une bénédiction pour une CEO. Le grand public comprend de mieux en mieux qui nous sommes, même si l’entreprise n’est toujours pas estimée à sa juste valeur. Nous découvrons des opportunités et nous relevons des défis chaque jour. Le meilleur est encore à venir. Regardez ce que nous avons accompli en seulement quatre ans.
Et ce n’est encore rien! Nous trouvons encore d’énormes opportunités. Solvay peut être irrésistible. Nous nous sommes adaptés à des macrotendances comme l’électrification. Et plus on est agile et puissant, plus on peut courir vite. Nous avons donc décidé de muscler nos activités. Nous avons, par exemple, formé 800 personnes à négocier sur les prix. C’est notamment cela qui nous a permis d’avoir autant de succès l’an dernier.
“Je ne crois pas qu’un CEO, ou qu’une personne en général, ne doive faire qu’une seule chose dans sa vie.”
Vous dirigez une entreprise cotée en Bourse, vous êtes demandée dans le monde entier pour des conférences et des tables rondes, et vous avez à présent votre propre podcast. Comment tenez-vous le coup?
Je n’ai pas besoin de trouver de l’énergie pour ces activités. Au contraire: elles me procurent de l’énergie. Je ne crois pas qu’un CEO, ou une personne en général, ne doive faire qu’une seule chose. Je veille à mon bien-être. Chaque matin, je fais du yoga et j’essaie de faire du sport régulièrement pour garder la forme. Le dimanche, je tente de profiter de ma famille, de passer du temps avec mon mari et mon fils de 17 ans. Et croyez-le ou non, mais je suis aussi des cours d’écriture. Je prends également énormément de plaisir avec mon podcast car je peux y discuter avec d’autres chefs d’entreprise, des prix Nobel, des dirigeants d’ONG, des artistes, des clients, etc. Chaque épisode me procure de l’inspiration, et j’y refais le plein d’énergie. C’est la meilleure cure de vitamines que l’on puisse me donner. Toutes ces activités nourrissent mon âme.
Quel sera le prochain chapitre de votre vie?
Beaucoup de choses. Comme cette formation en écriture. Vous connaissez mon histoire, beaucoup d’encre a déjà coulé à ce propos. Mais elle n’en détermine pas moins ce que je fais et ce que je pense. Je vis chaque jour comme si c’était le dernier et je réfléchis en permanence à la manière dont je peux inspirer les autres. Ces quatre dernières années chez Solvay ont été magnifiques, stimulantes et fructueuses, mais aussi remplies d’humanité, d’espoir et de résilience. Je suis très fière du voyage que nous avons accompli ensemble. Mais nous devons mettre la barre plus haut, tous les jours.
Profil
· 1969: naissance à Casablanca, nationalité française et marocaine
· Master en physique et en chimie, Université Claude Bernard (Lyon) et Université Laval (Québec) ; ingénieure en chimie, Ecole des Hauts Polymères de Strasbourg ; doctorat en physico-chimie macromoléculaire, Université Louis Pasteur, Strasbourg
· 1997: intègre le service développement et technique de Shell, Bruxelles, puis devient key account manager pour LyondellBasell, Paris
· 2002: product, marketing & business manager pour UCB et Cytec, Bruxelles
· 2005: directrice marketing époxy de Huntsman, Bâle
· 2007: directrice marketing de Dow Chemical, Morges (Suisse)
· 2010: general manager advanced materials MEA et directrice commerciale water & solutions EMEA de Dow Chemical, Dubaï
· 2013: senior vice-présidente de Sealed Air Corporation, Utrecht, et présidente de Diversey Care, Charlotte (Caroline du Nord)
· 2017: présidente et CEO de Diversey
· Mars 2019: CEO de Solvay
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