Grande distribution: la fin du modèle traditionnel?

Delhaize
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Camille Delannois Journaliste Trends-Tendances  

La récente annonce de Delhaize de vouloir franchiser ses points de vente “intégrés” rappelle celle d’Intermarché formulée il y a quelques semaines à peine. L’un et l’autre tablent sur un réseau composé exclusivement de magasins gérés par des indépendants. Trends-Tendances analyse le modèle en cinq questions.

Mardi 7 mars, Delhaize annonçait son intention de franchiser ses 128 magasins intégrés, suscitant une certaine émotion. Dans les faits, Delhaize est pourtant un habitué de la franchise, et ce depuis de nombreuses années. Sous les enseignes AD Delhaize, Proxy Delhaize ou Shop & Go, le groupe comptabilisait déjà 636 magasins belges gérés par des franchisés. “Avec cette annonce, il va simplement au bout de sa logique. C’est donc une évolution, pas une révolution”, analyse Michaël Rosin, président de la Fédération belge de la franchise.

1. Quelle place pour la franchise en Belgique?

Avec plus de 2.642 points de vente, la grande distribution est en tout cas le secteur belge qui compte le plus de magasins franchisés, suivi du secteur des services aux particuliers et entreprises et des commerces spécialisés. Tous secteurs confondus, 362 réseaux d’enseignes ont été identifiés comme pratiquant la franchise, sur 1.817 actifs sur le territoire, selon le rapport de la Fédération belge de la franchise. Soit 19,9% de l’ensemble des réseaux d’enseignes. En transposant ces données, on peut déduire que 27,1% des points de vente sous enseigne en Belgique sont des établissements franchisés. “La franchise a le vent en poupe, confirme Michaël Rosin. Nos études montrent en effet qu’un magasin qui passe en franchise peut voir son chiffre d’affaires multiplié par deux ou parfois plus encore.”

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Du reste, les franchisés constituent un pan important de l’économie du pays: ils accumulent plus de 19,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont 12,3 milliards uniquement dans le secteur de l’alimentation. Ce modèle représente également une source d’emploi conséquente au niveau national: 54.437 équivalents temps plein, soit 12,6% du nombre total d’emplois générés dans les secteurs du commerce de détail et de la restauration. Les magasins franchisés de la grande distribution sont aussi ceux qui emploient le plus de monde, avec près de 25.000 salariés, soit 9,4 équivalents temps plein par magasin.

2. Pourquoi séduit-elle?

Plusieurs raisons expliquent le succès de ce modèle. D’abord, la franchise permet à une entreprise d’étendre rapidement son réseau sans avoir à mobiliser de ressources importantes pour ouvrir et gérer chaque nouveau point de vente. Elle permet de réduire également les frais puisque ce sont les franchisés qui assument la responsabilité de l’exploitation quotidienne du magasin, de l’approvisionnement en produits et de la gestion du personnel. Des coûts salariaux qui sont en outre moins élevés en franchise, celle-ci relevant de commissions paritaires différentes.

En plus de bénéficier d’une réduction des coûts, le franchiseur diminue aussi sa part de risques. Pour ouvrir leur magasin, les franchisés sont en effet généralement tenus d’investir une partie du capital de départ.

“La pression est différente”, atteste Michaël Rosin. Les franchisés sont davantage attentifs à la croissance du chiffre d’affaires dont dépend souvent leur rémunération. Bonnes performances qui peuvent également se traduire par une augmentation du chiffre d’affaires global de l’entreprise. “C’est donc intéressant à la fois pour le franchiseur et le franchisé.”

Ce modèle permet par ailleurs de s’adapter plus rapidement à la concurrence. “Là où la valeur d’un franchisé fait la différence, c’est dans un certain périmètre, avec une concurrence locale”, rappelle Michaël Rosin. Un exemple? Les heures d’ouverture, souvent plus étendues dans les magasins franchisés. Un élément qui influence fortement la fréquentation des magasins, et donc leur rentabilité. “Dans un magasin intégré, ouvrir tous les jours est impossible. Les deux modèles ne sont donc pas égaux…”

3. Implantée dans toute la distribution?

La décision de Delhaize d’abandonner progressivement toute gestion en propre de ses supermarchés va dans un certain sens de l’histoire… “Depuis 25 ans, la part de marché des magasins intégrés est en baisse, alors que celle des franchisés est en hausse, atteste Gino Van Ossel, professeur à la Vlerick Business School. Ce n’est pas un fait récent, il est structurel. Plus de la moitié du chiffre d’affaires de Delhaize est réalisé par les franchisés.”

Les autres acteurs de la grande distribution ont d’ailleurs également recours à ce modèle. Carrefour, par exemple, compte 84 magasins intégrés et 621 franchisés (sous la bannière Carrefour Express, Carrefour Market et l’hypermarché brugeois). Et si Colruyt fonctionne avec des magasins totalement intégrés sous la marque Colruyt, OKay ou Bio-Planet, il dispose d’une division de franchise pour Spar, Mini Market et Alvo sous la bannière Retail Partners Colruyt Group.

“Mais ces franchisés Colruyt se développent dans une autre niche du marché que celui du prix le plus bas”, nuance Michaël Rosin. En fait, seuls les hard discounteurs comme Aldi et Lidl échappent pour l’instant à cette tendance. “Ces distributeurs ont un modèle très militaire ; on appelle ça l’excellence opérationnelle, précise Pierre-Alexandre Billiet, CEO de la plateforme sectorielle Gondola. Ils ne développent pas la relation client ou l’extrême qualité produit mais se démarquent par une logistique implacable, une gestion des stocks exceptionnelle. Il y a donc peu de place pour un indépendant dans cette stratégie.”

4. Quelles raisons derrière?

En Belgique, les distributeurs se livrent une concurrence féroce: au cours de la dernière décennie, le nombre de supermarchés a augmenté de moitié et des challengers comme Albert Heijn, Lidl et Intermarché ont mis en place des politiques de prix agressives. De quoi exercer une pression réelle sur les marges de tous les acteurs du secteur. Or, ces dernières années, “les magasins affiliés (franchisés, Ndlr) ont vu leurs parts de marché augmenter de manière constante”, explique Delhaize.

L’évolution du comportement des consommateurs est également une des raisons invoquées. Par exemple, les clients s’attendent désormais à des magasins ouverts tous les dimanches. Mais avec des heures supplémentaires payées à 300% les jours fériés, cette offre n’est guère viable pour les enseignes.

A cette évolution s’ajoute celle de l’e-commerce. En hausse même dans l’alimentaire, il influe d’avantage sur les parts d’achats conséquents et planifiés, à savoir les “grosses courses”, celles qu’on effectue plus généralement dans les magasins intégrés.

Autant de tendances qui poussent la grande distribution à adopter de nouvelles stratégies. “Aujourd’hui, nous sommes en train de résoudre les vieilles équations que nous avons tous vu arriver, confirme le CEO de Gondola. Il y a trop de magasins, trop de charges sociales, un manque de flexibilité de l’emploi et une baisse de la consommation depuis 2019.” “Les magasins intégrés ne sont plus adaptés à la demande”, résume Michaël Rosin.

5. Les autres vont-ils suivre?

Après Delhaize, les autres distributeurs vont-ils dès lors adopter une stratégie identique et franchiser tous leurs points de vente? Aucune communication n’a été faite en ce sens mais ça ne serait pas surprenant, analyse Pierre-Alexandre Billiet: “Colruyt est moins sujet à la franchisation car l’entreprise possède encore ses quartiers généraux en Belgique, mais les autres distributeurs n’ont plus leur centre de décision chez nous, ce qui offre à leurs directions une plus grande latitude”.

La grande distribution est un secteur où les franchisés ont une véritable valeur ajoutée, appuie Michaël Rosin. Delhaize a sans doute ouvert la voie.”

Et puis, on l’a dit, les grands acteurs de la distribution sont déjà des franchiseurs. “Même Carrefour ne possède plus tellement de magasins intégrés, poursuit le président de la Fédération belge de la Franchise. Ces enseignes sont déjà structurées pour travailler avec des franchisés. Garder les deux modèles est un peu un non-sens.”

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