Faut-il relativiser le nombre de faillites ?

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Baptiste Lambert

Entre les faillites de Van Hool et Esprit, les difficultés d’Audi et les plans de licenciements à répétition, l’incertitude règne sur le monde de l’entreprise. Faisons-nous réellement face à une vague de faillites ? La réponse est contrastée.

“On est au début d’une zone de forte turbulence.” Mi-avril, le patron des patrons, Pieter Timmermans, tirait la sonnette d’alarme. Face aux “nombreux signaux d’inquiétude” venant du terrain, le président de la Fédération des entreprises belges (FEB) anticipe deux années compliquées. Le banc des accusés est connu et sans surprises : les coûts salariaux, les prix de l’énergie et les frais administratifs. Dès le lendemain, dans L’Echo, il publie une carte blanche dans laquelle il s’inquiète “de l’état de notre industrie” : “Ce qu’il se passe chez Audi, Van Hool, Esprit, Barry Callebaut et Celanese, prouve que les moteurs de notre économie industrielle s’arrêtent les uns après les autres (…). Sans intervention, le malaise industriel pourrait n’être que le signe avant-­coureur d’un violent ouragan”.

Des cris d’orfraie ? Pour le ministre de l’Economie, Pierre-Yves Dermagne (PS), “Pieter Timmermans est dans son rôle”. Mais il se méfie de ses prévisions alarmistes : “Par exemple, il annonçait une boucle salaire-prix qui n’est jamais arrivée. Ensuite, quand il met Van Hool et Esprit dans la même phrase, c’est comparer des pommes et des poires. On est face à des réalités et des secteurs qui sont totalement différents”.

Selon le vice-Premier ministre socialiste, “le nom­bre de faillites est revenu à la normale”. Circulez ? “On savait qu’on avait mis une série d’entreprises sous perfusion, avec le moratoire sur les faillites et les différents mécanismes d’aide. Ce n’est pas surprenant : tous les économistes l’avaient pointé du doigt. Mais cette situation n’est pas propre à la Belgique”, tente de rassurer Pierre-­Yves Dermagne.

Des faillites en hausse

1.100 emplois chez Van Hool, 500 chez Barry Callebaut, 148 chez Esprit et tout récemment 132 emplois supprimés chez Decathlon. Autant de mauvaises nouvelles que de marques reconnues. Mais que se cache-t-il derrière cet épouvantail agité par le patronat ?

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“Quand Timmermans met Van Hool et Esprit dans la même phrase, c’est comparer des pommes et des poires.” – Pierre-Yves 
Dermagne (PS)

Revenons à la base : les chiffres. Trends Business Information (TBI) a récemment compilé les faillites du premier trimes­tre 2024. Leur importance, en chiffres absolus, est effectivement en hausse. En forte hausse, même, par rapport à 2023. Sur les trois premiers mois de 2024, 3.162 entreprises ont mis la clé sous la porte, c’est 14,1% de plus que l’an dernier. Selon Statbel, cela a mené au licenciement de près de 7.584 personnes. En Flandre, il n’y a jamais eu autant de faillites que lors de ce premier trimestre, avec 1.793 faillites prononcées. Pour l’heure, seule Bruxelles n’a pas dépassé ses chiffres d’avant-crise.

Au niveau des chiffres annuels, la parenthèse liée à la crise sanitaire s’est refermée à l’été 2022 avec la fin du moratoire. Avec 10.243 faillites en 2023, on est revenu peu ou prou au même niveau que 2019. Mais toute la question est de savoir comment va tourner cette année 2024.

Dissolutions et PRJ

Avant de comprendre la portée de ces chiffres, il faut savoir s’ils ne sont pas sous-estimés ou surestimés. Ça commence par une définition : est déclarée en faillite une entreprise qui est en cessation persistante de paiement et en ébranlement de crédit. Autrement dit, cette société ne parvient plus à payer ses dettes, tout en ayant perdu la confiance de ses créanciers.

En 2017 et 2018, deux lois ont renforcé l’arsenal législatif : la loi sur les sociétés fantômes et la loi sur l’insolvabilité. La première visait à débusquer ces sociétés dormantes, souvent liées à la criminalité. La seconde élargissait la notion d’entreprise aux ASBL et à toute personne physique exerçant une profession libérale. Logiquement, ces deux lois poussent le nombre de faillites à la hausse, mais il ne faut pas les surestimer. D’abord parce que l’immense majorité des entre­prises fantômes passe par la case dissolution et non par la case faillite. Ensuite, parce que la plupart des ASBL sont des petites structures et cessent simplement leur activité, tandis que le nombre de faillites pour des professions telles que médecin, avocat, dentiste ou architecte reste très rare.

Autre subtilité : ces dissolutions ne sont pas propres aux entreprises fantômes. Lorsqu’une entreprise ne parvient pas à assumer ses obligations, l’ONSS ou le fisc peut réclamer une dissolution judiciaire plutôt qu’une faillite. Par souci d’efficacité. Mais selon Paul Dhaeyer, président du tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles, ces dissolutions-­sanctions masquent une partie du tableau : “A Bruxelles, l’année dernière, on comptait autour de 1.000 dissolutions de ce type. En les ajoutant aux 1.600 faillites de 2023, on est bien au-dessus des 2.000 faillites sur l’année”.

Enfin, il existe un autre trou dans la raquette : les PRJ, les procédures de réorganisation judiciaire. Elles visent à donner une seconde chance à une entreprise ou à passer par la case liquidation ou dissolution. Réformées l’année dernière, les PRJ n’aident pas à voir plus clair, car une couche de discrétion supplémentaire a été accordée aux entreprises concernées. Ce qui ouvre la voie aux faillites silencieuses qui, par définition, passent sous les radars. “A Bruxelles, les PRJ ont triplé l’année dernière, ajoute Paul Dhaeyer. Alors, bien sûr, on sauve des entreprises, c’est bien. Mais ça masque aussi un malaise économique.”

Effet de rattrapage

Des faillites en cascade… Le patron des patrons qui parle d’ouragan… Sauve qui peut ? Pas si vite! Les “années crises” ont plongé les entreprises belges dans une bulle. Face à la crise sanitaire, l’Etat s’est endetté comme jamais, en accordant le chômage temporaire ou le droit passerelle, suivi par un moratoire avec report de paiement à l’ONSS. Face à la crise énergétique, le pays a de nouveau sorti le chéquier pour les particuliers, les indépendants et les entreprises.

Ces aides ont été bien utiles, mais à l’époque, elles masquaient toute une série d’entreprises zom­bies. Ces entreprises qui n’auraient pas survécu sans respirateur artificiel. Selon les derniers chiffres de la BNB, qui datent de 2022, 11% des entreprises belges tenues de déposer un bilan sont des entreprises zombies. Soit environ 60.000 entreprises. Ces deux dernières années, la nuit des morts-vivants s’est achevée.

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“Les chiffres absolus sont quand même révélateurs d’une certaine dégradation. C’est très clair en Flandre.” – Pascal Flisch (Trends Business Information)

Au-delà, il y a toutes les autres sociétés qui étaient à la limite. Ce que nous confirme d’ailleurs Paul Dhaeyer : “On observe encore aujourd’hui des secousses qui sont liées à la crise énergétique et même au covid. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est pas au moment de la crise que l’entreprise est en difficulté, mais après. Il y a toujours un effet retard, le temps que les factures soient payées, qu’elles soient comptabilisées et que cela affecte la trésorerie.” Quand l’entreprise ne parvient plus à payer ses dettes et qu’elle ne parvient plus à se financer, débute alors la procédure de faillite.

Horeca et construction

Ensuite, certains secteurs sont beaucoup plus touchés que d’autres et alimentent le nombre de faillites. Et à cet égard, l’horeca détient certainement la palme. Selon les toutes dernières données de TBI, qui comprend une partie du mois d’avril, sur les 3.540 faillites, 424 sont liées à la restauration et 184 aux bars et cafés. Cela s’explique d’abord par des problèmes structurels, explique Pascal Flisch, analyste chez TBI : “Globalement, les établissements horeca sont mal gérés, ils sont sous-­capitalisés et ils connaissent des problèmes de personnel.” Et si on y ajoute les crises de l’inflation des matières premières et de l’énergie, pas besoin de vous faire un dessin : le secteur coule. La solution ? “Ils devraient augmenter les prix, mais ne peuvent pas toujours le faire. En plus, ils font face à un changement de comportement des consommateurs. Le secteur est coincé. Des établissements horeca, il y en a tout simplement trop.”

L’autre secteur qui est surreprésenté est la construction. Ici, ce sont les taux d’intérêt et l’accès au crédit qui pèsent. “Les grands projets sont en attente, faute de financement. Et il ne faut pas oublier que la TVA sur la construction et la rénovation est repassée de 6 à 21%. Automatiquement, n’importe quel bien revient 15% plus cher. Il n’y a pas de miracle.” Une note d’espoir existe pour le secteur de la construction avec la perspective de la baisse des taux. Par contre, l’horeca connaîtra d’autres victimes dans les prochains mois.

Création d’entreprises

Si vous retirez ces deux secteurs, les chiffres absolus se dégonflent sérieusement. Mais ce qu’on recherche ici, c’est à dégager une tendance. Pour savoir si on fait face à une vague de faillites plus large encore.

A cet égard, d’autres indicateurs sont plutôt rassurants. Comme la forte baisse du nombre total d’arrêts d’activités. En effet, la fin d’une activité ne passe pas forcément par une faillite. Certains jettent tout simplement l’éponge, sans dette, et se réorientent. La baisse est de 17% entre le premier trimestre 2023 et le premier trimestre 2024, à 24.844 pour l’ensemble du pays. Attention, nuance Pascal Flisch, c’est un chiffre qui reste élevé. En 2019, il y en avait 1.500 de moins.

L’élément le plus encourageant est la création d’entreprises. A quelques unités près, elles se maintiennent à 34.837, aux mêmes niveaux que 2023 (34.859) et 2022 (34.925). Ce qui nous amène à une création nette extrêmement positive pour les trois premiers mois de l’année, à 9.993 créations nettes, contre 4.973 l’année dernière et 9.596 en 2019, avant la pandémie.

Enfin, le taux de défaillance par rapport à la population totale des entreprises. Il était de 0,63% en 2022, de 0,68% en 2023 et tourne actuellement autour de 0,65% alors qu’il était de 0,80% en 2019, et même autour de 0,85%, avant le double changement législatif de 2017 et 2018. Bref, il y a plus de faillites, mais il y a aussi plus d’entreprises.

Tout va bien, alors ?

Il ne faudrait pas basculer dans l’excès inverse. Aucun de nos interlocuteurs n’est totalement rassuré. “Les chiffres absolus sont quand même révélateurs d’une certaine dégradation. C’est très clair en Flandre, commente Pascal Flisch. En outre, on voit que les marges sont sous pression dans tous les secteurs.”

A l’inflation des matières premières et aux taux d’intérêt, “il faut ajouter la claque de 11% d’indexation automatique des salaires”. Ce n’est pas facile à avaler pour de grosses entreprises, qui ont de moins en moins de droit à l’erreur : “On le voit dans l’actualité récente : il y a des virages technologiques à prendre. Ceux qui ne les pren­nent pas ou qui choisissent la mauvaise option, c’est la chute définitive”, conclut l’analyste.

Olivier Mauen, porte-parole du SNI, précise que les petites entreprises ne sont certainement pas épargnées non plus. “La taille d’une PME tourne autour de 10 employés. L’indexation, cela a coûté l’équivalent d’un emploi. Tout simplement.”

L’expérience de terrain de Paul Dhaeyer lui fait dire que “Pieter Timmermans a raison. Je crains que la situation ne se dégrade encore”. C’est aussi un sentiment largement partagé par l’employeur : l’indice de confiance du chef d’entreprise est à -10,4, bien loin des +10 de la relance post-covid.

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