Comment la famille Adriaenssen-de Spoelberch rend à la société ce qu’elle lui a donné?

CHARLES ADRIAENSSEN: "La frugalité est un trait de caractère de nos familles. Chez nous, personne n'a de gros bolide." © w. van vooren

Posséder des millions d’actions AB InBev et mener une vie relativement simple: vous trouvez cela inimaginable? Faisant généralement passer le mécénat avant les profits, Charles Adriaenssen et son épouse, la comtesse Diane de Spoelberch, font refluer vers la société une grande partie des dividendes que leur paie le brasseur.

Né à Belgrade, Charles Adriaenssen a été diplomate au Pakistan et en Russie, ce qui explique peut-être en partie son affabilité. La modestie est une autre des qualités de ce membre par alliance de la dynastie AB InBev. “La frugalité est un trait de caractère de nos familles, explique-t-il dans l’ouvrage intitulé De Belgische Bierbaronnen ( non traduit, Ndlr). Chez nous, personne n’a de gros bolide ; nous aimons les arbres, les jardins, la chasse. Chacun habite un village à la campagne. Ce qu’Adolphe de Spoelberch, mon beau-père, aimait par-dessus tout, c’était aller, flanqué de son chien, tirer deux lièvres dans les champs de Londerzeel. Il aurait pourtant pu voyager à travers le monde.” Charles Adriaenssen ne se démarque donc pas fondamentalement de lui.

Comment la famille Adriaenssen-de Spoelberch rend à la société ce qu'elle lui a donné?

Le pilier central de la politique d’investissement de la famille Adriaenssen est la SA Oaks Estate, dont la majorité des actions sont détenues par la comtesse Diane de Spoelberch. Les dividendes que rapportent les millions de titres AB InBev refluent vers la société au sens large. Une volonté dont Charles Adriaenssen s’est expliqué en 2018 à l’occasion de l’émission De Liefhebber, sur Radio Klara. Chaque samedi matin, De Liefhebber invite une personnalité à dévoiler ses préférences musicales. A cette occasion, ce grand mélomane avait en quelque sorte joué un match à domicile puisqu’il avait choisi des oeuvres distribuées par Outhere Music, sa propre maison de disques. Outhere, la société à l’origine de cette aventure musicale, est chroniquement déficitaire. L’homme a beau y avoir injecté quatre millions d’euros environ au cours des deux dernières décennies, la SA a clos l’exercice 2020 sur des capitaux propres négatifs. Elle a pourtant également reçu de sa part pour 12 millions d’euros de prêts d’actionnaire.

Charles est doté d’une personnalité chaleureuse ; c’est quelqu’un d’à la fois patient et déterminé.

On le sait, le marché de la musique classique sous pression depuis plus d’une décennie. L’intérêt pour la musique dite sérieuse cède certes du terrain mais ce sont les comportements d’écoute, surtout, qui ont évolué. Si les deux tiers des ventes en Belgique sont encore physiques (CD, vinyle), le reste passe par le streaming. Or, le chiffre d’affaires réalisé par ce canal ne compense pas la perte accusée par les supports physiques. Outhere, par exemple, a créé sa propre application de streaming, baptisée Alpha Play ; pour cinq euros par mois seulement, l’utilisateur a plus de 40.000 enregistrements à sa disposition. Alpha Play a été conçue par Etienne Adriaenssen, le fils de Charles et de Diane, qui fut pendant près de 10 ans consultant technique chez Outhere Music. Agé de 35 ans, Etienne, membre de la cinquième génération des familles belges derrière AB InBev, est un mordu des nouvelles technologies. Il vit aujourd’hui à Londres. Il a été en 2020 un des fondateurs de @DasLab, qui développe des logiciels pour les tests destinés à diagnostiquer le Covid-19. Revenons-en à De Liefhebber. Lors de l’émission, Charles Adriaenssen avait qualifié Alpha Play de “magasin bio du streaming”, par opposition aux grands noms comme Apple ou Spotify. “Alpha Play a été une expérience importante mais nous ne pouvions pas rivaliser avec des géants de la distribu- tion comme Apple ou Spotify, admet-il aujourd’hui. Nous travaillons désormais avec eux, non plus contre eux.”

“Sauveur de la patrie”

Pour Charles Adriaenssen, Outhere pourrait parfaitement dégager des profits. “Avec quelque 200 productions par an, Outhere compte désormais parmi les plus grands producteurs indépendants de musique classique au monde, argumente-t-il. Le rachat d’autres producteurs (récemment, Channel Classics et Analekta) et le déploiement de son propre canal de distribution numérique à l’échelon mondial vont lui permettre d’être rentable, ou à tout le moins financièrement autonome, dès cette année. La firme emploie 40 personnes en Belgique, en France, en Italie, en Allemagne et au Royaume-Uni.”

Outhere Music distribue par exemple PHI, le label du chef d’orchestre gantois Philippe Herreweghe. “Ce que fait Charles est fantastique, admire le manager d’une maison de production internationale concurrente. C’est en réalité du pur mécénat. Par rapport aux grands producteurs de disques, c’est un artisan. Il aime d’ailleurs se présenter comme le sauveur de la patrie, comme le contraire de ces grands producteurs qui ne chercheraient que le profit. Nous aussi, nous avons à coeur de soutenir nos artistes. Commercialement, nous avons davantage les pieds sur terre ; mais je suis souvent sainement jaloux de lui.”

“Il sait très bien où il veut aller”

Mamma Roma Group est une autre entreprise maintenue sous perfusion. Oaks Estate détient près des quatre cinquièmes des parts de la chaîne, qui produit de la nourriture italienne et compte six restaurants à Bruxelles et à Gand. La nourriture est préparée dans un atelier central situé à Gembloux. Pour ses propres restaurants, l’entreprise confectionne principalement des pâtes, tandis que l’autre moitié de la production est écoulée dans des magasins comme Carrefour et Spar.

Mamma Roma est pourtant loin d’être rentable. Actionnaire depuis 2013, Oaks Estate y a injecté plus de neuf millions d’euros, en procédant à cinq augmentations de capital – provoquant au passage un litige avec les actionnaires minoritaires, qu’un tribunal a fini par exclure de l’entreprise début août 2019. Dans son bilan le plus récent (à fin juin 2021), la chaîne déclarait une perte reportée de 20 millions d’euros. “Sans l’aide de Charles Adriaenssen, nous aurions eu énormément de difficultés, admet Eddy Bauts, le CEO du groupe. D’autres investisseurs auraient déjà jeté l’éponge. Mais Charles y croit fermement. Il sait très bien où il veut aller. Il est par ailleurs doté d’une personnalité chaleureuse ; c’est quelqu’un d’à la fois patient et déterminé”.

Des dividendes réinvestis

C’est par l’intermédiaire d’Oaks Estate que les dividendes de la brasserie profitent à diverses sociétés, dont le holding est généralement un des principaux actionnaires, tandis que Charles Adriaenssen est membre du conseil d’administration. Voici les secteurs concernés.

1. La musique “sérieuse” (classique et jazz), par l’intermédiaire de la SA Outhere, dont la famille possède l’intégralité des actions. La famille est également mécène, entre autres de La Monnaie.

2. L’alimentation. En Belgique, Charles Adriaenssen soutient principalement le groupe Mamma Roma. Oaks Estate contrôle par ailleurs pour moitié la société TS DCP, elle aussi active dans l’industrie alimentaire. Les lettres TS désignent TriSpan, fonds anglo-saxon qui possède plusieurs formules de restauration, principalement au Royaume- Uni et en Amérique du Nord.

3. La santé et la médecine. Autre fonds anglo-saxon, TriSpan Opportunities a, par exemple, en portefeuille plusieurs cabinets dentaires situés en Ecosse et aux Etats-Unis. La chaîne Skin compte 95 centres dermatologiques au Royaume-Uni. Health Economics, pricaf dont Oaks Estate détient plus de 20%, investit dans le néerlandais Health Economics Fund. Le fonds a pris des positions dans argenx, entre autres.

4. Les nouvelles technologies. Oaks Estate est le deuxième actionnaire du fonds SA Inventures II. Les 40 actionnaires d’Inventures II composent un peu le Who’s Who des Belges les plus aisés. On y trouve Grégoire de Spoelberch, administrateur chez AB InBev, Charlotte Lhoist, membre de la famille propriétaire de la multinationale éponyme, ou encore un des descendants des Brenninkmeijer, les propriétaires germano-néerlandais de la chaîne C&A. Inventures II investit dans toutes sortes d’entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies: Cowboy et ses vélos électriques, la plateforme numérique citoyenne CitizenLab, Turbulent, qui fabrique des turbines hydroélectriques, ou encore Shiftmeapp (en faillite), plateforme de planification du personnel.

5. Le développement durable, par le biais d’Astanor Ventures. Ce fonds anglo-saxon investit dans des entreprises actives dans les technologies de l’alimentation et de l’agriculture durables. Investissement récent: Ynsect, pionnier des protéines alternatives pour l’alimentation animale (et bientôt humaine). Les investisseurs belges du fonds ont rassemblé leurs intérêts dans la société BV Good Harvest Belgium I, dont Oaks Estate est le principal actionnaire.

Partner Content