Ahold a-t-il tué Delhaize?

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Camille Delannois Journaliste Trends-Tendances  

Les “retailers” néerlandais, toujours plus nombreux sur le territoire belge, sont-ils une menace pour nos supermarchés? Comment réussissent-ils à s’implanter? Les prix bas et l’ambition entrepreneuriale suffisent-ils pour se développer dans toute la Belgique?

Ahold a-t-il tué Delhaize? La question se pose après l’annonce par le distributeur de la franchisation des 128 magasins intégrés de l’enseigne au Lion. La direction assure qu’il s’agit “d’une décision prise par le comité de direction de Delhaize Belgique, sur la base d’une analyse du marché belge et de sa vision des attentes du client de demain”. Ça, c’est la version officielle. Mais dans les faits, il est légitime de s’interroger.

La prise de contrôle de Delhaize par Ahold en 2016, c’est tout simplement l’affaire du siècle pour les Néerlandais.

La prise de contrôle de Delhaize par Ahold (connu pour son enseigne Albert Heijn) en 2016, c’est tout simplement l’affaire du siècle pour les Néerlandais. “Les principaux bénéfices sont gagnés sur le périmètre des opérations qu’avait Delhaize aux Etats-Unis, précise Christophe Sancy, rédacteur en chef de Gondola. Ce rachat intervient quelques années après que Delhaize a failli racheter le groupe Ahold, qui était à ce moment-là en difficulté, ajoute-t-il. Mais les Pays-Bas sont beaucoup plus protectionnistes que la Belgique.”

L’acquisition du groupe belgo-américain a été présentée comme une fusion entre parties égales mais dans la pratique, Ahold a pris le contrôle. “Il est clair qu’on peut parler d’une acquisition plutôt que d’une fusion”, ajoute Vincent Panneels, retail influencer et fondateur de la plateforme www.20centretail.com.

La direction de Delhaize Belgique a ainsi été remplacée rapidement. Ce fut l’un des premiers signes que Zaandam (où se trouve le siège social d’Ahold) tirait les ficelles. Le risque à terme pour la branche belge? Se retrouver face à un exode des centres de décisions mais également des fournisseurs, soit à Paris, soit à Amsterdam. “Cela pèserait au niveau de l’emploi, ajoute Christophe Sancy, mais également stratégiquement puisqu’on pourrait devenir une sorte d’annexe commerciale pour les grands bassins comme la France ou les Pays-Bas.”

Un médiateur

Les actions de protestation se répètent et ne se ressemblent pas. Magasins fermés, blocage du dépôt “frais”, les centres de distribution à l’arrêt… jusqu’à l’empêchement des livraisons de vin depuis le depôt des chais de Delhaize à Zellik. La situation chez le distributeur est plus que tendue, au point que le gouvernement a désigné un médiateur social. La grogne concerne bien sûr les employés de Delhaize. Mais également les franchisés, qui risquent des pénuries dans leurs magasins et voient la société mère enregistrer “des pertes gigantesques et disproportionnées”, selon le porte- parole, Roel Dekelver.

D’autres signes vont suivre. On assiste ainsi à une réduction de l’autonomie en matière de gestion de l’assortiment. “Chaque trimestre, il y a eu des messages sous-jacents de la direction à propos de Delhaize Belgique”, souligne Christophe Sancy. Notamment en termes “d’optimisation des coûts”. Pour la direction d’Ahold, Delhaize Belgique est moins performant qu’Albert Heijn et cela doit changer. “C’est la logique néerlandaise, poursuit Vincent Panneels. Il faut réduire les coûts, tout simplement. De là à tuer Delhaize? Non, ils ont une vision similaire sur la stratégie vis-à-vis du consommateur, mais il y a un problème de synergie au niveau de la stratégie économique.”

Un secteur bousculé

L’identité de Delhaize se distingue par son assortiment en frais, les produits sains, la durabilité et l’expérience client. “On ne peut pas dire aujourd’hui que Delhaize ait trahi cette promesse. Ce n’est pas le cas. Mais sur le long terme, est-ce que cette identité sera garantie?”, s’interroge le rédacteur en chef de Gondola. Dans les faits, Delhaize n’a pas annoncé de pertes mais simplement pointé qu’un de ses deux modèles – en l’occurrence les franchisés, encore appelés affiliés – fonctionnait mieux. “En décidant de transformer l’ensemble de ses magasins, l’entreprise a simplement épousé la logique néerlandaise d’optimisation des coûts”, déclare Vincent Panneels.

En fait, Ahold n’a pas (encore?) tué Delhaize mais il a bousculé tout un secteur avec son enseigne Albert Heijn. Vincent Panneels souligne que les assortiments restent différents entre les deux enseignes du groupe. “Même s’il y a eu un effort, Albert Heijn n’a pas d’assortiment belge et en plus de cela, il reste confiné en Flandre, ajoute le retail influencer. Et je ne pense pas qu’ils passeront la frontière linguistique: cela impliquerait de revoir la logistique.” Ce qui n’empêche Ahold de faire de l’ombre à Delhaize en Région flamande, où Albert Heijn est parfois installé à proximité directe d’un Delhaize. “En fait, Albert Heijn a voulu faire mal à tout le monde et Delhaize en a aussi fait les frais”, analyse Christophe Sancy.

Vincent Panneels
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En décidant de transformer l’ensemble de ses magasins, Delhaize a simplement épousé la logique néerlandaise d’optimisation des coûts.” VINCENT PANNEELS

De plus, certains retailers néérlandais vendraient à perte pour se faire une place en Belgique, ce qui est illégal chez nous. Certains prix pratiqués par Albert Heijn sur notre territoire sont en effet plus bas qu’aux Pays-Bas, ce qui peut faire penser que celui-ci vendrait certains produits à perte, même s’il est juridiquement difficile de le prouver. Cependant, cet élément ne peut pas expliquer à lui seul le succès de l’enseigne et éclipser l’efficacité opérationnelle des Néerlandais.

Colruyt en ligne de mire

Avec un positionnement agressif en termes de prix et de promotions, Albert Heijn fait grincer des dents dans tout le secteur de la grande distribution. Ses promotions démesurées mettent la pression sur les autres acteurs. En ligne de mire? Colruyt! Le groupe belge, qui a pour politique de proposer “les prix les plus bas”, doit s’aligner en permanence sur ses concurrents.

“Si Delhaize lance une action promotionnelle, Colruyt n’a d’autre choix que de la prendre à son compte. En outre, il y a maintenant des acteurs comme Albert Heijn et Jumbo qui ne se soucient pas des pratiques belges et achètent aux Pays-Bas”, explique Gino Van Ossel, professeur à la Vlerick Business School, à nos confrères de Canal Z.

Constat: les prix de Colruyt ont davantage augmenté en Wallonie et à Bruxelles qu’en Flandre. Seule explication possible: la présence de ces supermarchés néerlandais. Signe que le groupe belge reste attentif aux pratiques de ces concurrents: sa politique de prix a légèrement évolué. “Auparavant, le prix était fixé de manière individuelle dans chaque magasin. Mais comme il y avait toujours un Albert Heijn dans le périmètre, le groupe a donc décidé de basculer sur un prix régional”, explique Christophe Sancy.

La différence de prix entre Colruyt et les acteurs néerlandais est presque nulle. “Cela ne signifie pas la fin du modèle Colruyt mais cela montre que l’éternelle croissance de ses parts de marché et sa fantastique rentabilité, qui était au sommet en Europe, sont du passé. Aujourd’hui, les magasins Colruyt sont touchés sous la ceinture parce qu’en raison de l’hyperinflation, le contexte est temporairement moins favorable”, poursuit Gino Van Ossel.

A noter que l’enseigne belge à bas prix reste leader dans son secteur avec 30% de parts de marché. “C’est bien pour cela qu’Albert Heijn ne se développe pas dans tout le pays. Colruyt est beaucoup trop fort”, ajoute Vincent Panneels qui pointe le fait que le distributeur belge continue d’investir afin de créer un écosystème.

La Flandre plutôt que la Belgique

Un autre acteur néerlandais est actif depuis quelques années dans le retail alimentaire belge. Jumbo possède 29 magasins en Flandre, loin de la centaine qu’il souhaitait implanter initialement. “Jumbo ne fascine pas autant que son concurrent néerlandais”, analyse Christophe Sancy. La chaîne de supermarchés est en outre confrontée à des défis majeurs sur son marché domestique, où le leader Albert Heijn continue d’accroître son avance. “L’aventure belge commence à leur coûter cher. Les coûts salariaux et immobiliers sont bien plus élevés qu’aux Pays-Bas et l’environnement est ultra-concurrentiel avec des marges étroites.”

Christophe Sancy
Christophe Sancy © pg
L’aventure belge commence à coûter cher à Jumbo: les coûts salariaux et immobiliers sont bien plus élevés qu’aux Pays-Bas.” CHRISTOPHE SANCY (GONDOLA)

La Belgique a toujours été populaire auprès des groupes étrangers. A l’exception des chaînes luxembourgeoises, tous les groupes des pays voisins ont ouvert des supermarchés chez nous. Par exemple, les allemands Aldi et Lidl ont séduit grâce à leur modèle hard discount. Le français Carrefour s’est développé en rachetant GB. Aujourd’hui, c’est donc au tour des néerlandais Albert Heijn et Jumbo de chercher de la croissance en Belgique après avoir atteint une bonne couverture dans leur pays.

Les entreprises voient souvent leur pays voisin comme une prolongation naturelle de leur emprise commerciale. Les Pays-Bas ne font pas exception, à ceci près qu’ils se contentent parfois seulement de la Flandre plutôt que de la Belgique. Si ces derniers se satisfont d’une seule Région, c’est évidemment en raison de la langue, qui permet de maximiser les synergies: les contacts avec le siège aux Pays-Bas, la communication interne, les emballages des produits de marque propre, etc. “La rationalité hollandaise prime”, poursuit Christophe Sancy.

La proximité géographique de la Flandre est également un atout logistique. La Région flamande est facilement desservie depuis les centres de distribution néerlandais où le coût du travail est nettement inférieur et le marché plus flexible. Ceux-ci ont donc un avantage avant même la vente du premier produit.

Des marges trop petites pour tous les distributeurs

Cependant, dire que le commerce belge se porte mal à cause des retailers néerlandais est faux. “Le paysage belge du commerce de détail est environ deux fois plus malsain que notre économie nationale, explique Pierre-Alexandre Billiet, CEO de Gondola. Oubliez Delhaize: le problème est bien plus grave que 9.000 employés et 128 magasins. Nous parlons d’un problème de chiffre d’affaires de 32 milliards d’euros!”

La marge bénéficiaire des supermarchés est en effet tombée au niveau historiquement bas de 1,29%. Comprenez, sur un caddie de 100 euros, 1,29 euro seulement va dans la poche de l’entreprise. Près de 576 commerces alimentaires, soit un supermarché sur six, risquent la faillite, selon une étude réalisée récemment par Gondola et GraydonCreditsafe.

Avec ces chiffres, le secteur du commerce de détail fait moins bien que la moyenne belge. L’étude estime que 46,2% des supermarchés rencontrent des difficultés financières en cas de problèmes inattendus. “Ils ont épuisé leurs réserves et n’ont aucun moyen de faire face à un éventuel nouveau choc”, explique Eric Van Den Broele, de GraydonCreditsafe. Pour 16,2% des supermarchés, la situation est encore pire: ils doivent craindre la faillite parce que leur situation financière est structurellement mauvaise.

Plusieurs raisons expliquent ces difficultés. Les distributeurs belges n’ont pas échappé à la crise énergétique, l’inflation, l’indexation des salaires, sans compter la concurrence féroce qu’ils se livrent, parfois au sein des mêmes groupes. “Le modèle traditionnel des distributeurs a touché à son paroxysme pour deux raisons, explique Pierre-Alexandre Billiet. Pour les distributeurs, il y a une pression sur le chiffre d’affaires avec une croissance organique très difficile à trouver et des coûts sociaux trop élevés.” Aucun grand détaillant alimentaire ne réalise de bénéfices en Belgique, à l’exception de Colruyt et, de justesse, de Delhaize. Même Lidl a enregistré une perte l’année dernière.

La proximité: avantage ou handicap ?

Autre problème des distributeurs belges : la densification du parc commercial afin de se rapprocher du consommateur, lequel est de plus en plus sensible à l’argument de la proximité. Au cours de la dernière décennie, le nombre de supermarchés a augmenté de moitié. L’Unizo parle même d’une explosion de la surface commerciale, l’année 2022 étant même une année record pour la Belgique.

Afin de gagner des parts de marché, les distributeurs ont misé ainsi sur les magasins de proximité, “dont le nombre a explosé” selon la plateforme de données Locatus, spécialisée dans l’immobilier commercial. La preuve en chiffres: l’enseigne Carrefour Express compte 315 magasins aujourd’hui, contre 266 en 2019. Et la formule de proximité de Carrefour n’est pas la seule à voir le nombre de points de vente augmenter: Proxy Delhaize (cinquième du classement) le constate aussi. La chaîne compte aujourd’hui 255 points de vente, contre 229 en 2019. OKay, la formule de proximité de Colruyt, voit également son nombre de magasins augmenter: en cinq ans, elle est passée de 122 à 144. “Le nombre de Carrefour et de Delhaize a donc seulement diminué au profit de leur version de proximité”, précise Frans Smit, business developper de Locatus.

Et le non-alimentaire?

Dans le retail non-alimentaire, les enseignes multiplient également leurs points de vente. Et avec des noms comme Action, Zeeman, C&A, Kruidvat ou Hema, on constate que la plupart des chaînes figurant dans les deux tops 100 (Belgique et Pays-Bas) proviennent encore des Pays-Bas. Kruidvat, Zeeman et Action sont d’ailleurs dans le top 30 des enseignes en elgique, avec plus de 200 points de vente.

“Les retailers néerlandais sont très présents chez nous, poursuit Frans Smit. Leur poids s’accentue aussi bien dans les supermarchés que dans la mode. Les Belges, par contre, ne sont pas du tout présents dans leur classement. C’est énorme. Cela s’explique entre autres par les prix attractifs. Les détaillants néerlandais montrent qu’il est possible d’acheter à prix bas.”

Les prix bas, ou plutôt les prix serrés, c’est l’une des caractéristiques des distributeurs néerlandais. “Sans oublier la gestion des coûts et une efficacité opérationnelle.” A l’exception d’Action, les prix bas ne font cependant pas d’eux des discounters. “Albert Heijn et Kruidvat sont agressifs dans leurs promotions, ce qui est très différent, précise Christophe Sancy. Même lorsque vous proposez des prix bas, il y a toujours un retailer néerlandais qui peut être plus concurrentiel.” La preuve avec le hard discounter Action. Un phénomène à part qui enregistre une très forte croissance. Ses ventes ont augmenté de 30% pour atteindre 8,9 milliards d’euros. “C’est un phénomène absolu et le retailer le plus rentable d’Europe”, ajoute Christophe Sancy.

Les enseignes néerlandaises ne se limitent pas à la Belgique et voient plus grand que l’Europe. C’est le cas des magasins de mode C&A, ou encore des cosmétiques Rituals. Mais certaines chaînes ne dépassent pas les frontières du Benelux. Kruidvat, par exemple, s’était lancé en France en 2015, avant de faire marche arrière. Les enseignes de bricolage Gamma et Hubo se sont également contentées de la Belgique. Même Hema, qui s’était internationalisée et a connu une croissance rapide, a décidé de se recentrer sur ses marchés principaux, à savoir le Benelux mais également la France.

La Belgique est donc un marché clé pour ces enseignes. C’est que, pour nombre de marques, la Belgique constitue un marché test. A la croisée des cultures romane et germanique, qui affichent des visions différentes de la distribution. Une enseigne française performera ainsi mieux à Bruxelles et en Wallonie, à l’inverse d’un distributeur néerlandais, qui se portera mieux en Flandre.

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