Combien vaut une vie?

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Dans un essai inspirant, l’économiste Jérôme Mathis nous engage à réfléchir au prix d’une vie, pour en sauver de nombreuses.

Cent mille euros, un million, dix millions, un milliard…. Combien vaut une vie? C’est une question à laquelle personne n’a vraiment envie de répondre. Notre vie est inestimable, point. Pourtant, cette interrogation est nécessaire, souligne Jérôme Mathis, professeur à l’Université de Paris Dauphine et à Sciences Po. Il l’explique pourquoi dans un essai (*) qui a reçu au printemps dernier le prix spécial du jury Turgot qui récompense en France les meilleurs ouvrages d’économie financière.

“Comme beaucoup d’entre nous, la question de la valeur de la vie s’est posée à moi lors de la pandémie de covid, explique le professeur. L’Etat prenait tous les jours des décisions avec des arbitrages forts, donnant la priorité aux malades du covid, retardant des traitements contre le cancer, ce qui signifie, à terme, des décès. Il faisait aussi des arbitrages entre générations, détruisant l’emploi (et notamment l’emploi des jeunes) pour sauver les plus âgés.” Mais surtout, un élément a frappé Jérôme Mathis: “pendant le confinement, le tabac a tué davantage que le covid. Sans pour autant alarmer le gouvernement”.

Vingt-trois milliards ou zéro?

Le tabac est un bon point de départ pour tenter de cerner la problématique. Aux Etats-Unis, plusieurs procès retentissants ont mis en cause les cigarettiers qui ont été jugés coupables d’avoir causé la mort de fumeurs, et les tribunaux américains ont évalué ce que valait cette vie perdue. Dans un cas, Reynolds Tobacco sera condamné à verser 23,6 milliards de dollars à une veuve de Floride. “Face aux méfaits du tabac, les Américains, qui viennent pourtant de loin – on se souvient que dans les années 1950, des scientifiques en blouse blanche expliquaient que le tabac était bon pour la santé – ont trouvé la solution, explique Jérôme Mathis: ils tapent sur l’industrie, en imposant des amendes record et en se servant des moyens dégagés pour mettre en place un vaste programme éducatif. Les Etats-Unis ont une industrie du tabac très importante ; pourtant, il y a moins de 5% des lycéens américains qui fument, alors qu’en France, ils sont un tiers.”

Aux Etats-Unis, la valeur d’une vie statistique tourne autour de 10,5 millions de dollars. En Belgique, une étude récente la porte à 4,4 millions d’euros.

La différence s’explique par le système juridique. Dans nos pays, soumis au code civil, la charge de la preuve repose sur la victime et aucune victime du tabac n’a été indemnisée par la justice. “Statistiquement, nous savons prouver que le cancer du poumon est favorisé par la consommation de tabac, mais individuellement, nous ne pouvons pas en apporter la preuve”, explique Jérôme Mathis. Certes des class actions sont en théorie possibles. Les victimes peuvent se regrouper pour tenter de renverser la charge de la preuve. Mais en pratique, ces procédures sont très rares en Europe. “En France, explique Jérôme Mathis, elles doivent être conduites par des associations à but non lucratif. Cela signifie que si ces associations montent un dossier mais perdent, elles doivent payer la facture des avocats. Et si elles gagnent, elles n’ont pas le droit de s’enrichir. Dès lors, les associations ne font rien.”

Jérôme Mathis
Jérôme Mathis© Céline Bliss/PG

Le système américain avec son jury populaire et ses juges élus, n’est certes pas la panacée. Mais au moins, “les Américains osent mettre un prix sur la vie dans un tribunal et cela sensibilise davantage les entreprises qu’en Europe, observe Jérôme Mathis. Le cas du Roundup de Monsanto, désherbant apparemment cancérigène, est emblématique, ajoute-t-il. Monsanto a changé sa formule depuis longtemps aux Etats-Unis, alors qu’en Europe, le groupe attend la dernière limite, c’est-à-dire la date d’entrée en vigueur de la réglementation. Pareil pour l’amiante, chassée des Etats-Unis dès les années 1970 parce que les entreprises étaient menacées d’amendes record alors qu’en France, pour reprendre la formule d’Eric Dupond-Moretti, aujourd’hui garde des Sceaux mais qui était alors l’avocat des familles des victimes de l’amiante, “cela fait 20 ans que la justice dort du sommeil de l’injuste“. Autre exemple: le dieselgate de VW. Le constructeur allemand a payé 25 milliards aux utilisateurs américains, alors qu’il n’a rien versé en France ou en Belgique.

L’apport de Jacques Drèze

Mais il est un autre domaine où l’estimation du prix d’une vie entre régulièrement en ligne de compte. Lorsqu’un pouvoir public doit décider où allouer ses moyens: pour un budget donné, je construis une piste cyclable ici ou un rond-point là-bas?

Le concept de “valeur de la vie statistique” que Jacques Drèze, l’économiste de l’UCLouvain qui vient de nous quitter, a largement contribué à définir, peut nous aider grandement. Auparavant, on avait tendance à peser une vie avec une balance d’actuaire, à l’aune du “capital humain”, c’est-à-dire en fonction de ce que la personne aurait pu gagner si elle avait vécu. Mais pourquoi la vie d’un garçon de café ou d’une mère au foyer vaudrait-elle moins que celle d’un trader? Jacques Drèze va prendre le problème par un tout autre bout et se demander ce qu’un individu consentirait à payer pour réduire sa propre exposition au risque, ou ce qu’il accepterait comme rémunération supplémentaire pour accepter de courir un risque plus élevé. Jérôme Mathis prend un exemple: si quelqu’un est prêt à acheter un casque de vélo pour 25 euros en sachant que ce casque supprime un risque de décès de 1 sur 40.000, alors il évalue sa vie à au moins 1 million d’euros.

Les Américains osent mettre un prix sur la vie dans un tribunal et cela sensibilise davantage les entreprises qu’en Europe.”

Jérôme Mathis

En pratique, la valeur d’une vie statistique varie très fort selon les modes de calcul et selon les pays et c’est aux Etats-Unis qu’elle est la plus haute: elle est valorisée en moyenne à 10,5 millions de dollars. Cela s’explique non seulement parce que le PIB par tête des Américains est plus élevé, mais aussi parce que les économistes du pays sont en pointe sur le sujet et le poussent auprès des tribunaux et des pouvoirs publics, précise Jérôme Mathis. En Belgique, une étude récente la porte à 4,4 millions d’euros.

Cette valeur de la vie statistique est sollicitée bien plus qu’on ne le croit car elle permet, au travers d’une analyse coûts-bénéfices, d’arbitrer en faveur de telle ou telle décision. Une commune doit-elle dépenser son budget à désamianter l’école, à construire une piste cyclable ou à dépolluer l’eau?

Une ignorance meurtrière

“Le premier ministère à avoir sollicité ce concept est celui des Transports, explique Jérôme Mathis. Il le fait à une époque où l’on déploie des autoroutes qui coûtent cher, mais qui sauvent aussi des vies car elles sont plus sûres. Et une manière de la justifier est de donner un prix à la vie. Dans la plupart des pays, le ministère des Transports sera donc la porte d’entrée de l’analyse des décisions publiques par le biais de la vie statistique et cela s’élargira ensuite à d’autres administrations, comme celle de l’environnement. Aux Etats-Unis, tous les ministères sont concernés.”

Et cette idée permet de sauver des vies. Et lorsqu’on l’ignore, on en sacrifie. Des économistes américains ont montré qu’un budget alloué pour combattre l’inflammabilité des vêtements pour enfants aurait été bien plus utile s’il avait été dépensé pour accroître la sécurité des logements contre l’incendie. Plus précisément, il aurait permis de sauver 30 fois plus d’enfants!

Dans le cas du
Dans le cas du “dieselgate”Le constructeur allemand a payé 25 milliards aux utilisateurs américains, alors qu’il n’a rien versé en France ou en Belgique.© Getty Images

Là où le débat est évidemment le plus délicat, c’est dans les soins de santé. Le Zolgensma est un médicament de Novartis qui soigne une maladie génétique très rare, mais qui est aussi le médicament le plus cher du monde (2 millions d’euros l’injection). Il est remboursé en France et en Belgique par la sécurité sociale. “Lorsque l’on ouvre les portes du débat, c’est terrible, dit Jérôme Mathis, car ce que l’on dépense pour sauver un enfant, on ne le dépense pas pour l’acquisition d’un robot chirurgien qui pourrait sauver la vie de centaines de patients ou pour engager 50 infirmières pendant un an.” La décision se complique encore si l’on fait intervenir une autre idée, celle “d’années de vie ajustées par la qualité”: dépenser pour soigner une personne qui sera néanmoins condamnée à rester des années sur un lit d’hôpital est-il équivalent à dépenser la même somme pour sauver quelqu’un qui recouvrira rapidement tous ses moyens?

“Il faut se poser ces questions, même si nous n’en avons pas envie, car elles sont au coeur de nombreux domaines de notre vie, bien plus que ce que l’on imagine”, dit Jérôme Mathis. Nous avons le sentiment que l’argent régit de plus en plus le monde, qu’il s’empare de l’art, la science, l’éducation, la justice, la politique et nous en avons assez de tout ramener à lui. C’est vrai, mais en ayant le courage de nous poser cette question, nous allons aussi sauver beaucoup plus de vies.

Une décision démocratique

Le sujet dépasse l’économie pure. Il touche à des questions d’ordre éthique, philosophique qui font qu’à un moment, la société doit se décider. “Les médecins sont en demande d’une décision démocratique sur ces sujets, constate l’économiste. Je prends l’exemple d’un médecin qui n’a qu’une seule injection d’antidote disponible et qui doit choisir entre deux patients: une personne âgée fragile qui a une très forte probabilité de mourir si elle n’est pas soignée, et une jeune femme enceinte qui a un risque moindre de décéder. La décision sera très différente selon les principes mobilisés.” Selon le principe d’égalité, on tirera au sort. Selon le principe de priorité, on donnera l’antidote à celui qui en a le plus besoin, la personne âgée. Selon le principe d’utilité, on donnera l’antidote à la personne qui a encore davantage d’années à vivre et qui est la plus utile à la société: c’est-à-dire la mère de famille.

“Lors du covid, la gestion des unités de soins intensifs a donné lieu à un débat de ce genre. Et des médecins ont signé une déclaration disant que ce n’était pas à eux de choisir la règle à appliquer, mais à la société.” De même, lorsque l’on rédigera les algorithmes des voitures autonomes, la voiture se déportera-telle dans le ravin et sacrifiera-t-elle le conducteur si c’est pour éviter d’entrer en collision frontale avec un bus scolaire?

Il y a d’ailleurs des points sur lesquels les pouvoirs publics se sont déjà prononcés sans le savoir, ajoute Jérôme Mathis: les pouvoirs publics allouent davantage de moyens à la prévention incendie dans les écoles que dans les prisons. “Cela veut dire que la société alloue davantage de valeur à la vie d’un enfant qu’à la vie d’un détenu. Et cela ne nous gêne pas trop.”

(*) Jérôme Mathis, “Combien vaut une vie?”, éditions Le Tremplin des idées, 299 p., 15,90 euros.

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