Le darwinisme des entreprises

JOSEPH JAFFE" La survie est un privilège pour lequel les entreprises doivent se battre chaque jour. " © KRIS VAN EXEL

Nombreuses sont les entreprises devenues tellement grandes qu’elles n’arrivent plus à fonctionner convenablement. Dans son nouvel opus, Joseph Jaffe donne une explication qui réfute les mots magiques ” lean ” ou ” agile “.

Le dernier et cinquième livre de Joseph Jaffe est sorti en librairie le 19 mars dernier. Le gourou du marketing et du business, par ailleurs fondateur d’Evol8tion, une agence qui met en relation des start-up avec des marques bien établies, écrit aussi pour The New York Times et Business Week. Contrairement à ses ouvrages précédents comme Flip The Funnel et Life After The 30-Second Spot consacrés principalement au marketing, ce nouvel opus adopte un point de vue plus large. Built To Suck : The Inevitable Demise of the Corporation… and How to Save It ? (littéralement : Conçue pour se planter : la déchéance inévitable de l’entreprise… et comment l’éviter ?) pose la délicate question de la croissance effrénée des entreprises.

En un demi-siècle, la durée de vie moyenne d’une entreprise a baissé de 75 à 15 ans.

” La taille n’est plus un stimulateur de croissance mais un inhibiteur “, prétend le Sud-Africain. A force de vouloir grandir trop et trop vite, une entreprise torpille sa propre croissance. Pour étayer ses dires, Jaffe n’hésite pas à citer l’exemple des grandes civilisations. Grecque, romaine, ottomane, toutes les civilisations d’une certaine ampleur ont périclité. Joseph Jaffe fait également référence aux théories avancées par Fons Van Dyck dans L’entreprise immortelle (éd. Lannoo Campus, 2019). La moitié des entreprises classées Fortune 500 ont vu leurs bénéfices diminuer ces trois dernières années. En un demi-siècle, la durée de vie moyenne d’une entreprise a baissé de 75 à 15 ans.

Comme à son habitude, Joseph Jaffe a fait le déplacement en Belgique pour présenter son livre, à l’invitation de la BMMA (Belgian Marketing and Management Association). ” Le point d’interrogation dans le titre de mon livre n’est pas là par hasard, explique l’auteur. La volonté d’une entreprise de croître et durer coûte que coûte doit toujours être suivie d’un point d’interrogation. On part un peu trop facilement du principe que les entreprises ont automatiquement le droit de durer. C’est faux. La survie est un privilège pour lequel il faut se battre chaque jour. ”

Comment durer ?

Auparavant, Joseph Jaffe mettait un point d’honneur à confronter les entreprises aux tendances émergentes. Ainsi, Join the conversation, paru en 2007, anticipait les nouvelles tendances du marketing, comme l’importance de constituer une ” communauté “. Mais cette fois-ci, l’expert se trouve au coeur même de l’actualité avec Built To Suck. ” Je n’annonce pas une mauvaise nouvelle, elle est déjà une réalité, dit-il. Les grandes entreprises ne tiennent plus aussi longtemps. Toute la question est de savoir si elles vont se résigner ou réagir. ”

Le titre de son livre est un clin d’oeil à celui de Jim Collins, Built to last ( Conçues pour durer), dans lequel l’auteur tire les leçons des parcours de 18 entreprises de plus de 50 ans. Comment durer ? La question n’a rien de nouveau. Le simple fait de la poser revient à adopter le point de vue de Joseph Jaffe. ” C’est le darwinisme appliqué aux entreprises, avance celui-ci. Celles qui s’adaptent le mieux durent plus longtemps. La question est plus actuelle qu’il y a une vingtaine d’années car le constat est sans appel : bon nombre d’entreprises n’arrivent pas à suivre la rapidité de changement du fait de leur taille. Disruption, innovation, stratégie et numérisation font aujourd’hui couler beaucoup d’encre. Ils sont la clé du changement. Les entreprises incapables de suivre disparaissent et, avec elles, les marques, le marketing et la publicité. Une prise de conscience quant à la taille idéale s’avère plus que jamais indispensable. ”

” Built To Suck “, Joseph Jaffe, éd. Ideapress, 2019, 320 p. 28 euros.

La taille d’Uber serait toxique pour sa survie

Fort de ce constat, l’expert fait écho à un autre ouvrage belge récent. En effet, dans Gigantisme, Geert Noels tire lui aussi la sonnette d’alarme : notre économie n’est plus à taille humaine. Joseph Jaffe s’efforce de détricoter les erreurs de raisonnement : les avantages d’échelle, l’efficience des procédures ont, selon lui, pour effet d’inhiber les entreprises qui devraient s’adapter. ” Le phénomène n’est pas propre aux très grandes entreprises, explique-t-il. La politique peut jouer un rôle dans une entreprise de deux employés également. Il n’y a pas que la taille de l’entreprise qui importe. D’autres éléments comme l’âge, la culture ou l’actionnariat sont également déterminants quant à la capacité d’une entreprise à changer ou non. Une jeune entreprise peut, elle aussi, atteindre une taille qui s’avère toxique si sa culture n’est pas appropriée. Tel est le problème auquel Uber a été confronté ces dernières années. ”

Si la taille n’est plus l’aune à laquelle les entreprises peuvent mesurer le succès de leurs ambitions, quels seraient les nouveaux critères ? Joseph Jaffe énumère quatre facteurs – des ‘pilules miracles’ comme il les appelle – qui permettront aux entreprises de demain de se distinguer. A savoir : disruption numérique, intérêt obsessionnel pour le client, émergence des talents et citoyenneté. Autrement dit, il faut donner la priorité à la technologie, aux clients, aux collaborateurs et à la société. Autant de recettes efficaces mais pas franchement nouvelles…

Alternatives

” Il faut surtout y voir une alternative aux modèles de management pour le développement de logiciels comme lean management et agile, réplique Joseph Jaffe. Un des grands malentendus réside dans la croyance que ces modèles de la culture start-up sont applicables tels quels aux grandes entreprises. Une grande entreprise doit acquérir des start-up mais, ce faisant, elle risque de tuer leur modèle. ”

La solution préconisée par l’auteur : une plus grande flexibilité de management. ” Les entreprises se demandent souvent comment fusionner la culture de la start-up qu’elles viennent de racheter avec la leur. Ma réponse tient en quelques mots : n’en faites rien. Faites cohabiter les deux cultures et faites preuve de souplesse. Si un problème se pose, considérez-le d’abord sous l’angle de la nouvelle culture, ensuite selon votre approche habituelle. La partie est pour ainsi dire gagnée pour les entreprises qui en sont capables. ”

Son plaidoyer en faveur des entreprises de taille modeste remet également en question le processus de croissance des jeunes entreprises émergentes. Attirer de l’argent frais, s’expatrier, croître rapidement pour maintenir son avance sur le marché, est-ce vraiment indispensable ? Non, à en croire Joseph Jaffe, qui cite l’exemple de Facebook. ” Tout le monde n’ambitionne pas de devenir le prochain Mark Zuckerberg, dit-il en riant. Je n’aimerais pas être à sa place. Vivre en sachant que vous avez développé une plateforme tellement tentaculaire qu’elle peut influencer les élections, non merci. Cela dit, de nombreux jeunes entrepreneurs cherchent à gagner noblement de l’argent et, dans ce cas-là, un investisseur peut évidemment s’avérer utile. ”

Joseph Jaffe prône une plus grande collaboration entre les start-up et les grosses entreprises afin d’optimiser leur force de frappe. Par le biais de fusions et d’acquisitions, l’obtention de fonds d’investissement ou la création d’un incubateur de start-up, par exemple. Mais ce ne sont là que quelques pistes parmi d’autres. On voit de plus en plus souvent, observe l’expert, des employés passer d’une start-up à une grande entreprise. Le fait de s’ouvrir à la mentalité start-up réduit le risque pour une grande entreprise de voir la taille agir comme un inhibiteur de croissance. ” Résultat : l’entreprise se plante moins que ses concurrents “, conclut Joseph Jaffe.

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