La planète crypto s’écroule
Après la chute du système Terra/Luna en mai, l’effondrement de la plateforme FTX secoue à nouveau le monde des crypto-actifs. Ceux-ci ont perdu quelque 240 milliards de dollars en deux jours. Une crise de confiance s’est déclarée. Parviendra-t-on à la juguler?
C’est ce que les sismologues appellent une réplique. Six mois presque jour pour jour après la terrible secousse infligée à la planète crypto par l’explosion de la stable coin “terra” et d’un écosystème valorisé à 40 milliards de dollars, voici un autre choc majeur qui ébranle la planète crypto: la faillite de la plateforme d’échange FTX. Cette dernière, valorisée en ce début d’année à 32 milliards, ne vaut plus rien aujourd’hui. Son jeton numérique, le FTT, non plus. Les comptes de son million d’utilisateurs sont bloqués et il est à craindre qu’une partie de leurs avoirs se sont évaporés. On parle de 1 à 2 milliards de dollars perdus.
Succès rapide et pluie de dollars: en 2020, FTX affiche un bénéfice de 350 millions de dollars et Alameda, de 1 milliard. Rebelote en 2021.
De cette histoire incroyable, Hollywood fera certainement un film, comme il en a fait plusieurs sur la crise financière de 2008. Michael Lewis, l’auteur de best-sellers financiers (The Big Short, Flash Boys et Liar’s Poker), compte bien écrire un nouveau livre. Et déjà, son agent cherche à vendre les droits cinématographiques de ce qui est déjà un des plus grands scandales financiers du siècle, qui n’en manque pourtant pas.
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La compagnie des mers du Sud
Pourtant, tout avait bien commencé. FTX avait été fondée en 2019 par une figure devenue rapidement emblématique: Sam Bankman-Fried. Adolescent attardé ne quittant pas son bermuda, génie incompris, altruiste malheureux, trader effréné, menteur patenté, séducteur improbable? Difficile de décrire Sam Bankman-Fried, alias SBF.
Côté pédigrée, Sam Bankman-Fried ne part pas les mains vides. Papa et maman sont professeurs de droit à la prestigieuse université de Stanford et sa tante, Linda Fried, épidémiologue, dirige l’école de santé publique de la Columbia University et siège au Forum de Davos dans les cénacles transhumanistes où l’on planche sur l’humain augmenté, une des passions des milliardaires de la Silicon Valley.
SBF, son diplôme d’ingénieur du Massachusetts Institute of Technology en poche, intègre en 2014 une société de trading (Jane Street Capital). Ensuite, il rejoint une fondation caritative fondée par deux philosophes d’Oxford, le Centre for Effective Altruism. Il racontera dans un entretien au Financial Times qu’il n’était pas un modèle d’assiduité. Le gène du trading s’étant réactivé, il passait ses nuits à faire de l’arbitrage sur le bitcoin pour profiter des écarts de cours sur les plateformes coréennes, japonaises et américaines. “Je faisais du trading toute la nuit et, en théorie, je travaillais toute la journée, raconte-t-il. Et après un mois ou deux, je me suis dit que c’était débile.”
Ce que SBF cache au Financial Times, c’est que s’il peut profiter de ces écarts, c’est grâce au réseau d’amis influents qu’il s’est fait au Centre for Effective Altruism. Car il n’est pas facile pour un non résident de convaincre des banques en Corée ou au Japon d’ouvrir un compte pour acheter et vendre des cryptos-actifs. Il y a les règles anti-blanchiment, des limites aux sorties de cash, les suspicions de fraude, l’obligation pour les banquiers de “connaître leurs clients”. Mais SBF parvient, grâce à ses contacts en Asie, à contourner ces obstacles administratifs et à profiter des aberrations de marché: il peut acheter un bitcoin 10.000 dollars aux Etats-Unis et le revendre 11.000 au Japon, voire 15.000 en Corée.
Il quitte donc la fondation pour créer en 2017 sa propre firme de trading, Alameda Research. Mais Alameda a des problèmes pour réaliser ses trades. Les plateformes d’échange existantes (Coinbase, Binance, etc.) ne lui conviennent pas. Alameda cherche une plateforme plus souple qui puisse aussi négocier des produits dérivés pour couvrir les positions de trading. Il n’y en a pas? SBF crée donc la sienne en 2019. Il la baptise FTX et la loge à Hong Kong, car la Chine est le marché des cryptodevises le plus prometteur.
Mais avec le covid et les mesures draconiennes prises par Pékin pour confiner sa population et étouffer les acteurs du marché des cryptos, SBF et sa petite équipe décident de déménager vers les mers du Sud. FTX devient une société incorporée à Antigua et Barbuda avec un siège social aux Bahamas. Le management investit un somptueux penthouse dans un complexe à Nassau, donnant sur la mer des Caraïbes. Ils vivent là à 10 dans une sorte de colocation de jeunes milliardaires foutraques rivés à leurs écrans 20 heures sur 24. Et on trouve, aux côtés de SBF, une de ses proches amies, Caroline Ellison. Cette fan inconditionnelle d’Harry Potter sera propulsée à la tête d’Alameda en 2021.
La société de FTX, Alameda Research, a effectué des prêts personnels considérables: 3,3 milliards à Sam Bankman-Fried.
Les institutionnels à genoux
Succès rapide et pluie de dollars: en 2020, FTX affiche un bénéfice de 350 millions de dollars et Alameda, de 1 milliard. Rebelote en 2021 où les deux entités atteignent un profit cumulé de près de 1,5 milliard de dollars. La fortune de SBM s’envole, atteindra un moment les 26 milliards de dollars. La plateforme d’échange attire les grands investisseurs. Temasek, le fonds souverain de Singapour, signe un chèque de 275 millions de dollars ; Sequoia, le fonds de venture capital dans lequel Sofina a une participation, y investit 213 millions de dollars ; Softbank y va d’une centaine de millions ; BlackRock, Tiger, le fonds de pension des enseignants de l’Ontario sont également de la partie. Car malgré son look de geek, ses cheveux en bataille, ses troubles obsessionnels compulsifs, son addiction aux jeux vidéo (il négocie ses augmentations de capital sur Zoom en continuant à jouer à des jeux sur l’ordinateur d’à côté), SBF est un redoutable commercial. Il embarque ces professionnels de la finance dans sa vision du futur non seulement des plateformes de négociation, mais surtout de la monnaie. Il présente un modèle libéré des banques centrales, moins corseté que ce que veut en faire Facebook avec son projet de monnaie, le libra, permettant de négocier des instruments sophistiqués, de réaliser des effets de levier. Tout ce que Wall Street et la Silicon Valley adorent. Lors de la négociation pour l’entrée de Sequoia dans FTX, les partenaires du fonds s’envoient des commentaires dithyrambiques: “J’AIME CE FONDATEUR”, “Je suis à 10 sur 10”, “OUI! ! !”…
Personne ne s’inquiète de ce que le conseil d’administration de FTX soit composé de SBM, son avocat et un employé, sans aucun représentant de grands investisseurs. Personne n’a rien à redire sur le fait que la jeune Constance Wang, COO de FTX, n’a pour bagage que deux petites années d’expérience dans le risk management chez Crédit Suisse. Personne ne réagit à la nomination de Daniel Friedberg comme chief regulatory officer, lui qui avait auparavant officié comme conseiller de l’ombre pour deux sites sulfureux de poker en ligne. “Never mind.“ FTX séduit 69 grands investisseurs pour monter en janvier 2022 au capital du groupe, à hauteur de 420 millions de dollars, valorisant la plateforme à 32 milliards de dollars.
Tout à l’air de tourner sans heurts. FTX se targue d’avoir un million d’utilisateurs. SBF devient une personnalité que l’on s’arrache. Il fête ses 30 ans en 2022, sa fortune est jaugée à 26 milliards de dollars, il est parmi les plus grands donateurs du parti démocrate, il convainc le couple charismatique (ils n’avaient pas encore divorcé! ) Tom Brady et Gisele Bündchen de faire la promo de sa plateforme… La salle dans laquelle joue l’équipe de basket Miami Heat porte le nom de FTX. En avril dernier, il participe à un débat sur l’avenir de la crypto avec Tony Blair et Bill Clinton. SBM est considéré comme le prochain Warren Buffett, ce qui fait hurler le vrai Buffett qui n’a jamais pu supporter l’engouement pour les crypto-assets, ce monde de “charlatans”. FTX prépare la construction d’un siège social pouvant accueillir 1.000 employés aux Bahamas. Il aide la Corée du Sud à implémenter la blockchain dans le pays. Tout roule. Jusqu’au 2 novembre 2022.
Le tournant
Ce jour-là, un article du site CoinDesk met le feu aux poudres. Le site dit avoir eu accès à un document interne qui dévoile les ficelles du bilan d’Alameda et les liens incestueux avec sa société soeur FTX. Au 30 juin, observe CoinDesk, une grande partie (l’équivalent de 5,8 milliards de dollars) des 14,6 milliards d’actifs de la société est composée de “jetons” FTT émis par FTX. Une partie de ces jetons sert en outre de collatéral pour obtenir des prêts bancaires. Une autre partie substantielle des actifs (3,4 milliards) est constituée de jetons de la blockchain Solana, concurrente d’Ethereum. Il y a aussi comme actifs un prêt de 500 millions de dollars octroyé à la firme d’investissement Voyager Digital… En fait, en véritable cash, il n’y a que 136 millions de dollars. Avec la faillite du système Terra/Luna, un écosystème lié au dollar, les valorisations de l’ensemble des crypto-actifs commencent à être fortement écornées à partir du mois de mai 2022. On ne le sait pas encore à ce moment-là mais Alameda commence à accuser des pertes de trading colossales (jusqu’à 4 milliards de dollars, selon certaines sources) et parallèlement, ses actifs se fragilisent: la blockchain Solana est piratée au cours de l’été, ce qui fait plonger le cours des jetons SOL que possède Alameda, et Voyager Digital cesse de fonctionner en juillet et se met sous la protection de la loi américaine sur les faillites.
Le 6 novembre, Changpeng Zhao, alias “CZ”, grand patron de Binance, le leader incontesté des plateformes cryptos et concurrent direct de FTX, annonce qu’il se débarrasse des jetons de FTX, les FTT, qu’il avait en portefeuille. Il en a pour 500 millions de dollars. C’est l’halali. Non seulement les autres investisseurs qui possèdent des FTT veulent faire de même, mais nombreux sont ceux qui ont des comptes clients sur FTX qui désirent aussi les vider. Or, ce “crypto run” plonge FTX dans un inextricable problème de liquidités. Une grande partie du système reposait en effet sur la valeur du jeton FTT émis par FTX. Ce jeton avait été acheté par des utilisateurs car il donnait droit à une série d’avantages, comme des frais de transaction réduits. Il avait servi aussi à financer Alameda (qui avait contracté des prêts en mettant des FTT en garantie) et des opérations de rachat de canards boiteux. Mais c’était du vent. “On a créé un marché du FTT artificiel, un peu comme en Bourse on peut avoir des ordres fictifs pour faire croire qu’il y a une activité autour d’un titre”, explique l’avocat Laurent Arnauts qui, en Belgique, se penche sur le dossier.
La société ignorait combien de personnes elle avait sur son payroll.
Comme le dit Warren Buffett, quand la mer se retire, on découvre qui nageait sans maillot. Le retrait panique des clients de FTX met le système à nu. On se rend compte que sur les 10 milliards prêtés à Alameda, il en manque aujourd’hui 1 ou 2. On se rend compte aussi que les actifs du groupe sont composés essentiellement de vent: FTX présente une dette de 9 milliards, pour seulement 1 milliard d’actifs liquides. Binance, qui avait un moment songé à racheter son concurrent à vil prix, renonce 24 heures plus tard. C’est la fin. Et le 11 novembre, l’empire FTX (en tout cas ses filiales américaines, parmi lesquelles la plateforme FTX US) se place sous la protection de la loi sur les faillites, précipitant la démission de SBM. Et pour couronner le tout, le 12 novembre, on apprend que la plateforme a été victime d’un piratage et que 600 millions de dollars se sont envolés.
Investisseurs en colère
Aux Etats-Unis, des class actions viennent d’être lancées contre Sam Bankman-Fried, le fondateur de la plateforme, mais aussi des célébrités qui comme Tom Brady, Gisele Bündchen ou Naomi Osaka, qui avaient vanté le produit. Les investisseurs floués réclament 11 milliards de dollars.
En Belgique aussi, des investisseurs se mobilisent et contactent des avocats. Mais monter un dossier n’est pas évident. “Il y a deux grands problèmes, commente Pierre Nothomb, de Deminor. Ces plateformes se trouvent à Antigua, aux Bahamas, et elles se sont organisées pour ne plus avoir d’actifs. Elles se cachent derrière un droit exotique, et quand la bulle éclate, il n’y a plus d’argent.”
Laurent Arnauts, qui avait été en première ligne dans le dossier Fortis, dit avoir été contacté et étudier le dossier sans toutefois savoir, en ce moment, s’il y a moyen d’enclencher une procédure pour aider les investisseurs belges à récupérer ce qui peut l’être. “A ce stade, nous disons aux clients d’attendre de voir l’étendue effective des dégâts”, déclare Laurent Arnauts.
Mais l’étendue des dégâts sera à n’en pas douter considérable. John Jay Ray III, le curateur, avoue que “jamais dans ma carrière, je n’ai vu un échec aussi complet des mécanismes de contrôle d’une entreprise et une absence aussi flagrante d’informations financières fiables”. Pourtant, il en a vu, dans sa vie déjà longue de curateur! C’est lui qui avait été chargé de gérer la débâcle frauduleuse du courtier en énergie Enron en 2001. Mais dans un premier rapport transmis voici quelques jours, Ray déclare que FTX est pire encore. Ses premières investigations mettent au jour un musée des horreurs. Alameda a effectué des prêts personnels considérables: 3,3 milliards (! ) à SBF via un prêt personnel et un prêt à une de ses sociétés, Paper Bird et 543 millions à Nishad Sing, le directeur technique ; la gouvernance de FTX/Alameda était inexistante: la société ignorait combien de personnes elle avait sur son payroll, elle n’avait aucune comptabilité en interne (tout était externalisé), elle n’avait pas de livres comptables à jour dressant la liste de ses actifs, elle utilisait une backdoor pour cacher l’usage illicite qu’elle faisait des fonds des clients. Une lueur d’espoir: John Ray estime qu’il y a de nombreux actifs valables dans les 130 filiales du groupe.
Quand un journaliste du Financial Times lui avait demandé voici quelques mois s’il s’inquiétait des gens qui perdaient des sommes considérables dans cette spéculation sur des produits complexes au point de ruiner leur vie, SBF s’était raidi: “Vous ne voulez pas que ce soit un moyen de transférer la richesse des pauvres vers les riches, avait-il répondu. Il y a évidemment des exemples où cela s’est produit. Mais je pense qu’il y a eu beaucoup plus d’exemples où il y a eu des gens qui avaient très peu, qui ont fini par gagner beaucoup avec les cryptos et pour qui cela a changé leur vie.” La faillite de FTX a certainement changé la vie de beaucoup. Mais pas pour le meilleur.
FTX
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